Voyage dans le désert du Douro

Ne vous retournez pas, c’est inutile. Vous pouvez danser, chanter, personne ne vous regarde. Les collines du Haut-Douro, autour de la rivière qui devient Duero quand elle passe la frontière avec l’Espagne, sont un désert humain. Il n’y a que des vignes ponctuées de loin en loin par les quintas* des propriétaires, de belles maisons patriciennes et historiques qui dominent leurs domaines et l’eau, omniprésente.

Ces collines découpées en terrasses étroites qui parcourent des milliers de kilomètres, portaient jusqu’ici deux rangs de vignes chacune. Maintenant qu’il y a des consultants dans les propriétés, on arrache le rang intérieur pour n’en garder qu’un, il produira de plus beaux raisins. Les vieux aux visages tannés de soleil qu’on voit aux terrasses des rares bistrots des deux ou trois villages qui jalonnent la vallée hochent la tête, dubitatifs. Peu importe, le porto est devenu un enjeu mondial, la course à la qualité est lancée et rien ne l’arrêtera plus.



Le voyage commence dans une sublime petite gare couverte d’azulejos à Porto, la vieille ville du bord de l’Atlantique. Pour rejoindre cette gare de collection, on aura passé l’embouchure du Douro sur le pont Eiffel, en venant de Villanova de Gaia, le quartier des chais, passage obligé pour comprendre le fonctionnement de ce vignoble si différent qui fait vieillir son vin ailleurs que là où il est fait. Il y a une ambiance étrange à Porto. C’est une ville moderne, ses embouteillages, ses panneaux de publicité, ses animations et ses fêtes municipales. C’est une ville prostrée, assise à l’ombre du temps qui passe. Depuis l’invention du vin muté*, le porto s’attend.



Les gigantesques foudres des chais contiennent des vins qui sont là pour dix, vingt ou quarante ans. Le rythme du vin est particulièrement lent, ici. Rien dans le processus d’élaboration n’a changé et ça se sent.
Le train quitte la gare pour deux heures de voyage et cent kilomètres. C’est un vieux tortillard de banlieue, avec ses sièges en moleskine et ses manivelles qui entrouvrent le haut des fenêtres. Le public mêle quelques touristes à la petite foule ordinaire de ceux qui empruntent les transports en commun. Peu à peu, le train se vide, le paysage d’immeubles et de lotissements s’éclaircit et la voie se colle au bord du fleuve pour ne plus le quitter. Une fois, elle traversera sur une passerelle antique et inquiétante. Le train ne s’arrête plus, il n’y a pas de raison, pas de village, pas de gare, rien, personne. Dans l’eau claire, on aperçoit des bancs de poissons même pas dérangés par les stridences de la micheline. Le paysage est lunaire, changement de planète.



Première halte à Pinhao, le bourg qui ouvre la porte du Haut-Douro. Là-bas, sur l’autre rive, la silhouette discrète et assez bien intégrée d’un hôtel ultra-design rappelle que quelque chose se passe ici, un glissement assez net dans l’offre œno-touristique locale. Quelques hôtels et maisons d’hôtes tous très haut de gamme, sont réservés à une clientèle « exigeante ». Même à Porto, la famille propriétaire des portos Taylor’s, Fonseca et Croft, a créé au-dessus des chais de Vilanova un grand hôtel de luxe. Dans le monde entier, sauf en France, on consomme les portos « premiums ». Les vieux tawnys, les vintages, les LBV*. Le porto est donc associé à un certain art de vivre de grande qualité. En raison des performances économiques du porto, le divin breuvage passionne l’Angleterre depuis des siècles. Il y a très longtemps que des aventuriers en provenance des îles britanniques ont pris pied sur le sol portugais. Ils y sont toujours. On fait ses études à Oxford et on revient à Porto gérer les affaires familiales. Pendant la Révolution des œillets, ces Anglais ont fermé pendant quelques jours les lourdes portes de leurs hôtels particuliers, rien de plus. Chaque Portugais, fût-il révolutionnaire, sait l’importance des Anglais dans le commerce du porto. Cela posé, il ne faut surtout pas croire qu’ils se sont établis dans les collines austères du Haut-Douro. Non, leurs quintas, ils n’y viennent qu’au moment des vendanges pour témoigner à leur personnel de leur attachement aux traditions.






Parfois, ils dansent dans les lagars* avec les vignerons pour fouler le raisin au son des violons et des accordéons. Et ils passent une quinzaine de jours de vacances, au début de l’été, avant qu’il y fasse trop chaud. Plus tard, la température atteint et, parfois, dépasse les 50°C. Ce qui ne fait pas trop de tort aux raisins, la rivière assure, la nuit, une ré-hydratation bienvenue.
Les Français ne sont pas absents du paysage. Parmi la quarantaine de grandes compagnies qui assurent 90 % des volumes, les champagnes Rœderer, le groupe Vranken-Pommery, l’assureur AXA sont bien installés sur les deux rives du fleuve. Là, ils assurent une production assez large en termes de variétés. De Quinta do Noval à Rozès, en passant par Ramos Pinto, toute la gamme est représentée, chacun n’oubliant pas d’être aussi présent aux antipodes de ce qui fait sa réputation. Ces grandes propriétés ne disent rien de la réalité du vignoble. Pour 30 000 hectares d’appellation, il y a 33 000 propriétaires.
Le voyage s’achève dans la petite gare privée de la Quinta de Vargelas, un hangar historique en bois, doté d’une grosse horloge. Dans le Haut-Douro, passés les villages de Regua et de Pinhao, chaque quinta possède sa gare ou, au moins, un quai pour permettre le débarquement des passagers. Ces quais, le long de la rivière, servaient autre fois à charger les gabarres qui transportaient les barriques de vin jusqu’à Porto, au gré du vent et du courant. Là, la sensation de vide est encore plus accentuée. Il n’y a vraiment rien ni personne dans les collines qui encerclent la quinta, des mini-terrasses à perte de vue, chacune avec son rang de vigne. À Vargelas, propriété de la famille Robertson (Taylor’s), on a tout prévu pour l’hébergement du travailleur, un vrai village de vignerons occupé toute l’année et aussi ancien que le porto. On se dit volontiers que cela ferait un merveilleux village de vacances, où l’on regarderait le soleil se coucher sur la rivière en dégustant lentement un très vieux porto, ce vin de méditation dédié aux soirs les plus doux.

*Lexique pour comprendre

Tawny : assemblage de cuvées vieilli entre 5 et 7 ans en fûts au contact de l’air.
Tawny avec indication d’âge : assemblage de plusieurs portos de différentes années. L’âge indiqué est donc la moyenne approximative des âges des portos assemblés. Ces coupes vieillissent dans des foudres de chêne pendant 10, 20, 30 ou 40 ans.
LBV ou Late Bottled Vintage : Il est conservé 4 à 6 ans en fût avant la mise en bouteille. Il s’agit, en général, de vintages en excédent.
Vintage : En cas d’année exceptionnelle, le producteur déclare le millésime (comme en Champagne). Le vin vieillit deux ans en fût. On peut commencer à l’apprécier au bout de 20 ans. C’est un vin de très longue garde.
Quinta : Ce mot désigne la propriété (bâtiments et vignoble).
Lagar : grand bassin très peu profond, construit à l’intérieur des chais. C’est là qu’on dispose le raisin après la vendange et qu’il est foulé aux pieds, chaque soir par la troupe de vendangeurs. Il y reste quelques jours en fermentation avant que celle-ci soit interrompue par l’adjonction d’alcool pur. On dit que le vin est « muté ».


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Les photos sont toutes signées Mathieu Garçon. Elles ont été prises à l’occasion des quelques voyages qui nous ont mené vers ce Haut-Douro qu’on aime tant.

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