Primeurs : la règle du jeu doit changer

Goûter des vins en primeurs est un exercice délicat. Michel Bettane trace les grandes lignes de ce qui devrait être la ligne de conduite des dégustateurs.

Pendant la Semaine des primeurs à Bordeaux, on a beaucoup parlé de l’irresponsabilité des producteurs à faire juger des vins aussi jeunes, aussi peu formés, à seule fin de les mettre en vente le plus tôt possible. Mais l’irresponsabilité se retrouve aussi dans le camp des journalistes-dégustateurs plus ou moins expérimentés, experts souvent plus auto-proclamés que formés à l’exercice et, par la force des choses, un peu complices de l’évènement.

Il serait stupide de ne pas participer à ces dégustations. Le devoir d’information du public, l’économie de la presse et l’irréversibilité du type de commercialisation des plus grands crus interdisent tout boycott de la cérémonie. Mais, par compensation, il est plus que jamais indispensable de fixer des règles strictes dans la conduite des dégustations et dans leur compte-rendu. La plus équitable façon de procéder reste la dégustation comparative à l’aveugle (étiquettes cachées) de vins comparables.

Par comparables, entendre nés sur la même appellation ou à partir de choix d’encépagement proches et dans le même état d’avancement. La perception d’un vin jeune change en permanence au cours des premiers mois d’élevage, selon l’intégration progressive des éléments apportés par le bois neuf, qui donne des sensations gustatives et tactiles très différentes. Plus important encore, l’addition du vin de presse (jus supplémentaire obtenu par le pressurage du marc, en fin de vinification) qui, à Bordeaux, peut atteindre plus de 10% du volume global, modifie la forme du vin, lui donnant son corps définitif. Cet ajout du vin de presse n’est pas toujours faite au moment des dégustations. Un vin qui semble léger par rapport à d’autres ne le sera plus après l’addition de la presse, mais aura été mal jugé. Il faut donc demander aux producteurs de ne présenter à la dégustation qu’un vin fini ou de signaler qu’il ne l’est pas avec, en contre- partie naturelle, obligation morale pour le journaliste de trans- mettre l’information au public. Si le journaliste refuse le principe de dégustation à l’aveugle et préfère goûter le vin au château, en présence du propriétaire, ou à partir d’échantillons qui lui sont donnés à titre individuel, il doit le dire aussi.

Reste la question de la note. Difficile de refuser de noter. À partir du moment où un vin est mis en vente, le public a besoin d’un repère pour guider ses choix, et la note est le plus universel de ces repères. Sur des échantillons de vins en cours d’élaboration, comment noter ? Dans un monde idéal, un commentaire précis sur lequel le dégustateur s’engage et un classement par catégorie (vin exceptionnel, de grande qualité, bon, moyen, ou décevant) suffirait. On réunirait sous une même catégorie des vins semblables, en sachant qu’il est impossible d’aller plus loin dans le détail. Mais le sens de la compétition conduit à des notations au point près qui sont absurdes, ou à une échelle de notes très réduite, reconductibles d’un millésime sur l’autre et qui perd ainsi sa crédibilité. Enfin, à quel moment livrer le jugement et la note ?

C’est sur ce point que je suis le plus en colère contre de nombreux collègues. Il n’est pas sérieux de donner une note équitable en temps réel, surtout à par- tir d’un seul échantillon. Il faut avoir tout dégusté pour remettre les vins à leurs places respectives. La dégustation sur ordinateur, et l’envoi immédiat de la note pour publication se généralise, chacun voulant être le premier à informer. Ces façons décrédibilisent notre profession et j’engage le public à se méfier de ces jugements expéditifs, rédigés sur un ton péremptoire ou approximatif. Et je préfère ne pas insister sur ceux qui donnent une note à des vins non assemblés ou pire encore ceux qui envoient des « disciples » déguster à leur place des vins remarquables, et qui rédigent en seconde main des commentaires assassins.

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