Critique du journalisme de promenade

Dans le blog du Grand jury européen, Jérôme Perez un des co-fondateurs de la Passion du vin, parti dans des présupposés idéologiques qu’il partage d’ailleurs avec le cinéaste Nossiter pour qui toute opinion non seulement se vaut, mais par addition donne à celles de la majorité brevet de vertu et de savoir, Jérôme Perez, donc, revient à la charge et attaque à l’artillerie lourde la remarque d’un internaute. Celui-ci regrettait que peu de journalistes viennent voir les vendanges avant de commencer à juger de la valeur d’un millésime.

Le credo de Perez – qui facilite d’ailleurs sa tendance à croire que la presse est incompétente et corrompue – peut se résumer ainsi : pas besoin d’en savoir plus qu’il ne faut pour un critique de vin (amateur ou même professionnel), sauf à devenir « suffisant », encore moins de se promener (sic) dans les vignes ou dans les caves et, surtout, savoir se mettre au niveau de compréhension du premier venu (appelé – sic – un quidam) pour qui la vérité est la scène, pas la coulisse. Voilà le vigneron promu compositeur, peintre ou écrivain et l’opinion sur son œuvre plus adaptée quand elle se contente du spectacle sans ses règles. Comme on peut donc dire librement – je défendrai de toute mes forces cette liberté dont on croit que je me moque – que Mozart est un musicien surestimé (Roger Hanin dans le texte, peu inspiré, mais en général plutôt sympathique, un jour d’Ardissonnerie), que Proust écrit moins bien qu’Amélie Nothomb, on peut tout autant affirmer les médocs sont des vins sans terroir, au goût de frime ou de terroir ou qu’un gaillac liquoreux peut égaler ou dépasser yquem. Je voudrais ici rappeler respectueusement et humblement qu’une bouteille n’est que le résultat de la fermentation sous surveillance humaine d’un gros kilo de raisin d’une provenance particulière. C’est donc un produit agricole né de l’artisanat et du savoir-faire qu’il faut juger avec des critères relevant de ce même artisanat et de la connaissance de cette provenance, du moins si l’on veut informer honnêtement le public. La multiplication des réactions d’humeur, puisqu’elles naissent de l’émotion immédiate, mais aussi des préjugés et de la culture de chacun (et ces réactions sont le vrai plaisir social de la dégustation-partage) n’a pas valeur de jugement si ce n’est celui d’un tribunal populaire. On sait ce qu’il vaut lorsqu’il n’y a pas de Code civil pour l’encadrer.

De la critique en général et de celle du vin en particulier

L’idiotie de propositions comme celle que je viens d’évoquer et la déculturation qu’elles entretiennent dans le public me conduit ici à rappeler quelques principes. Quand d’heureux (a posteriori) hasards m’ont porté à reconstruire une Revue du Vin de France digne de son passé dans les années 1980, je n’étais qu’un simple amateur pas très différent de milliers d’autres à la seule différence que j’assurais depuis trois ans l’animation de dégustations publiques dans le cadre de l’École de dégustation créée par Steven Spurrier à côté de sa boutique de vins à Paris. Ces dégustations présentaient au public en présence du producteur les meilleurs vins de ce pays et l’échange convivial entre les amateurs présents et le vigneron était des plus instructifs. J’en ai conservé le réflexe de ne jamais oublier la destination finale de tout vin, le plaisir de celui qui le boit.

Mais l’activité de journaliste du vin, dans une revue qui plus est spécialisée et, d’une certaine façon, institutionnelle, c’était une autre paire de manches. C’était d’abord un pouvoir, le pouvoir en quelque lignes et sur l’effet de l’instant de juger le travail de toute une année pour un vigneron, sans tenir compte dans le cadre de dégustations à l’aveugle de son passé de producteur, celui de ses ancêtres ou de ses prédécesseurs et sans possibilité pour lui d’appel, en cas d’imprécision ou même d’erreur dans la formulation du jugement. Ce pouvoir, l’amateur d’aujourd’hui, quand il participe à un forum public sur internet, le partage désormais avec nous autres, journalistes professionnels, ce qui devrait le rendre attentif à ce qui suit. Dans mon cas, ce pouvoir se doublait d’une fonction et, comme pour toute fonction, on ne peut faire l’impasse sur son éthique. Juger, c’est évidemment être impartial, indépendant, responsable. Les deux premières obligations sont reconnues de tous. La troisième l’est moins et est tout aussi contraignante. Elle me plonge souvent douloureusement dans un va-et-vient permanent d’interface entre l’univers de la production et le respect des personnes, même dans le cas d’une critique sévère de leur travail, ce qui implique une argumentation constructive et, dans toute la mesure du possible, empathique, celui du public qu’on informe et celui de la société, pouvoirs publics et ensemble des citoyens, parce que le vin est un produit contenant de l’alcool et relevant d’une politique de la santé.

Dès le début de mon activité, j’ai heureusement été guidé par la magnifique formule de Raymond Baudoin, fondateur de la revue du Vin de France en 1928 qui, dix ans plus tard, donnait comme devise « défense de la qualité, défense du consommateur ». Devise étonnamment prophétique, mais dont certains ne comprennent rien (ou ne veulent rien comprendre) à la profonde logique : c’est en défendant la qualité qu’on défend le consommateur. Donc la première, fondamentale et incontournable question : « qu’est -ce que la qualité en matière de vin ? » exige une réponse longuement réfléchie. L’idiot pensera immédiatement : « c’est moi qui en décide ». Subjectivité narcissique, variabilité irresponsable, désastre garanti. L’honnête homme cherchera des critères plus solides et plus stables. Pour ma part, voilà comment j’ai procédé à l’aide de ma formation universitaire et humaniste. Définir des critères de qualité sans chercher à définir la nature du produit dont on doit juger de la qualité n’a pas de sens. Quelle est donc cette nature ? Mon intuition (je ne l’ai jamais regrettée) fut de comprendre immédiatement que le vin est un produit vraiment spécial, car situé au croisement exact entre le don de la nature et le savoir-faire humain. Don d’un terroir, d’un climat, et du ferment, mais aussi contrôle permanent par l’homme de toute la conduite de la vigne, de la maturation du raisin, de la vie fermentaire et de l’affinage du produit avant sa mise en marché. Reconnaître cet enchaînement implique de connaître, puis de juger chacun de ses maillons. Donc, d’abord apprendre. Apprendre beaucoup. Apprendre dans les livres les bases théoriques, mais aussi dans la pratique les gestes qui créent.

Je voudrais ici remercier tous les producteurs qui ont compris ma démarche et m’ont aidé à l’affiner et l’approfondir en me faisant part de toute leur expérience, sans jamais épargner leur patience et leur temps. Vérifier ensuite de façon permanente le suivi de chaque millésime dans le vignoble et donc d’y passer de nombreuses journées d’observation minutieuse, d’interrogation des producteurs et des techniciens, bref tout sauf une « promenade » comme j’ai lu récemment qu’on qualifiait ce travail. Last but not least, il reste la question du goût, épineuse à souhait. Elle demande de compenser l’infirmité regrettable de la nature humaine, à savoir un organe du goût relevant du patrimoine génétique de chacun, et donc une part non négligeable d’incommunicabilité. Trouver donc pour communiquer les mots simples, clairs, qui définissent des caractères généraux, ne dépendant pas des particularismes individuels, accessibles à la plupart, laisser transparaître l’émotion, mais ne pas cacher qu’elle repose sur des critères esthétiques qui structurent le jugement. Le goût ne naît pas dans un pays de longue tradition viticole de l’imprévisibilité ou du caprice du vigneron, mais de l’inscription de son travail dans l’époque où il vit avec ses modes, ses humeurs, tout comme dans le prolongement d’une tradition qu’il faut connaître et faire connaître. C’est évidemment dans cet état d’esprit que toute l’équipe de dégustateurs de Bettane+Desseauve déguste et je travaille tous les jours à le transmettre aux plus jeunes d’entre nous.

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