Créateurs d’époque

Au lecteur : le 3 septembre 2004, notre collaboratrice Mathilde Hulot a réuni André Lurton et ses fils Jacques et François pour une interview croisée d’anthologie. Nous la reproduisons à l’identique

André Lurton, 80 ans, s’est battu toute sa vie pour défendre ses terroirs bordelais. Ses deux fils, Jacques et François, ont créé une entreprise de vins mondiaux. Pièce de théâtre révélatrice d’un monde du vin qui a bien évolué.

Les personnages
André, le père, 80 ans, a eu 7 enfants dont 5 filles.
François, l’aîné des deux garçons, l’homme du commerce mondial
Jacques, le technicien, le vinificateur

Préambule
Septembre 2004. André Lurton, propriétaire de 600 ha à Pessac-Léognan et dans l’Entre-deux-Mers, nous reçoit au château La Louvière, en compagnie de ses deux fils, Jacques et François. Le père vient d’avoir 80 ans. Maire de son village, Grézillac, pendant soixante ans, il a passé sa vie à se battre pour donner ses lettres de noblesse à l’appellation pessac-léognan, à défendre le vignoble contre l’invasion du béton, à retrousser ses manches pour développer ses exploitations et sauvegarder le patrimoine architectural et viticole de la région. Jacques et François ont fait leurs classes à l’international, puis ont créé, en 1988, leur société commune, Jacques et François Lurton. Jacques vinifie des vins à travers le monde, de l’Argentine au Languedoc en passant par l’Espagne, François les commercialise. Rencontre de deux générations qui se chevauchent, reflet d’un monde viticole qui, en l’espace d’un demi-siècle, a terriblement changé.

Au moment de se mettre à table, un téléphone portable sonne. Ce n’est pas celui de François.

François
Les gens ne m’appellent plus sur mon portable, je suis trop désagréable. Je déteste cet engin. Tu te souviens Papa, tu passais ta vie au téléphone quand on était petit ? A 9 h ou 10 h du soir, tu recevais encore des coups de fil. On te disait de ne pas décrocher, tu répondais : « C’est peut-être un client. »

Dans nos verres, La Louvière et Couhins-Lurton 1995.

François (s’adressant à son père)
Tu ne les as pas reconnus ?

André
Je goûte très mal aujourd’hui.

La conversation est lancée sur ce qu’ils se sont mutuellement apporté.

Jacques
On reçoit toujours de son père ou de sa mère. Notre métier, c’est sûr qu’on l’a appris de Papa. Cela va de soi. Puis, nous avons à notre tour apporté nos expériences à l’entreprise familiale. François et moi, nous sommes un assemblage de cet héritage reçu.

François
On s’est fait la main. J’ai fait le tour de la Méditerranée, traversé le Sahara, avec une Landrover. Hein Papa, tu pensais t’être débarrassé de moi ? Je suis revenu, avec la bagnole, je l’ai même bricolée pour la revendre ! Avec Papa, on a appris trois choses essentielles : être économe, savoir bricoler avec le moindre tuyau, gérer les coûts. Nous, on a appris à Papa à dépenser des sous et à se lâcher.

André
Oui, à se lâcher. J’ai toujours travaillé à crédit, avec les banques. L’argent n’était pas trop cher à l’époque, ce qui facilitait les investissements et la création de milliers de choses. Je dis la formule aux jeunots qui n’ont pas connu la période de guerre.

(Le principe des Lurton apparaît au grand jour : faire de l’argent avec du vin et non faire du vin avec de l’argent. Sur ce point, ils sont tous d’accord.)

François
Le nombre de business non rentables… Ces gens qui arrivent avec du fric, c’est pire que les subventions. Ils créent une compétition dure à vivre pour ceux qui se décarcassent à faire du vin.

André
Ils nous prennent pour des péquenots. Ils sont venus pour se donner une image, pour devenir des aristocrates

François
Celui qui fait de l’argent avec du vin finit par avoir un retour sur investissement. Le petit viticulteur prend un risque considérable, mais le grand industriel, quel risque prend-il ?

Jacques
On juge le risque ou le résultat ?

La discussion s’emballe trop, on revient à nos moutons.

André (à ses fils)
Vous m’avez apporté des choses intéressantes.

De l’autre côté de la table, deux raclements de gorge.

André
Vos gueules les mouettes ! Au risque de leur faire faire le groin, je suis un autodidacte, j’ai appris sur le tas. Eux sont arrivés avec un bagage différent du mien.

L’esprit frondeur des Lurton se transmet au galop.

François
Mes trois enfants (15, 14 et 9 ans) ont décidé ensemble de viser une moyenne de 16/20 en classe pour qu’on leur offre un petit chien.

André
J’ai poussé Jacques et François dehors, à coups de bâton, à un âge où d’autres sont dorlotés par leur mère (j’ai perdu ma mère quand j’avais 9 ans). Ils se sont bien débrouillés et sont venus travailler chez moi. Mais j’étais impossible comme patron, ils voulaient s’émanciper et monter leur affaire. J’ai eu peur à l’époque de devoir combler leurs déficits. Aujourd’hui, je ne suis plus inquiet, je suis fier.

Jacques
Maintenant, c’est nous qui sommes inquiets pour toi Papa.

André (débonnaire)
Oh, on a 100 000 hl de stock, oui… Avant, nos vins partaient trop vite. La mévente nous rend service, on va retrouver quelques marchés qui nous restaient à conquérir.

Dans la région, le bruit court qu’André Lurton va tout racheter. Les vignobles Lurton, c’est cinq chais de vinifications, 600 hectares, etc. Le père Lurton tient à son patrimoine : la région. On goûte un château-bonnet 1998 : fraîcheur, longueur, finesse et équilibre. Puis le château-des-erles 2002, le petit dernier des deux frères, un fitou né dans le Languedoc.

André (imperturbable)
Pas mal…

Puis un malbec 2002 du domaine de Chacayes, dans la Vallée de Uco en Argentine.

François
Un chacayes, c’est un épineux qui ressemble à l’acacia. Ce domaine fait 200 hectares de vignes plantées.

André
Quand ils ont trouvé la terre, ils m’ont demandé de venir voir. J’ai été bluffé. Il y avait des cailloux gros comme la table, d’autres petits comme des miettes de pain. Je leur ai dit : si vous enterrez les pierres, ce sera formidable. Ils ont cassé les pierres, ils les ont ramassées à la pelleteuse et à la main, et fait des murets. Puis ils ont construit une bodega fonctionnelle, sans chiqué.

Il revient sur les fortunes qui déboulent dans la vigne.

François
Oh Papa, tu ne vas pas recommencer.

André
Je suis né dans les vignes, j’ai souffert.

Il insiste et critique à nouveau ses voisins.

François
Nous aussi on a souffert. Mais on respecte nos voisins.

Jacques
On ne peut pas dire qu’ils ne drainent pas du monde dans la région.

André veut se lever pour faire le service.

François
On t’économise, Papa, c’est ça la retraite.

André (revient sur son sujet préféré)
Nous, les paysans, on se moque d’eux. La création de l’AOC leur font bénéficier d’une auréole extraordinaire. Pendant que d’autres ne pensent qu’aux Graves, mais les Graves, c’est un tombeau…

François (lui coupe la parole)
Ça y est, c’est reparti… (s’adresse à moi) Vous avez déterré la hache de guerre.

Jacques
Papa, il a fait des bêtises pour nous.

André
Ça vous aurait fait du bien d’en faire.

Jacques
Papa a exploré la région qui était déconsidérée. C’était un pari difficile, c’était un avant-gardiste, il s’est endetté, il a pris son risque local. Nous, on a fait pareil à l’échelle mondiale.

André
Si je ne m’étais pas battu pour les vignobles comme je l’ai fait, il y aurait des maisons partout aujourd’hui. Oui, je suis fier.

François
Nous, nous en sommes encore au stade de la construction. On n’avait rien quand on a démarré. On a tout créé, d’abord les chais de vinification, puis les vignobles. On a commencé en Argentine, ce n’était pas cher. On vend près du double de ce que vend papa, soit 12 millions de bouteilles par an. 150 personnes travaillent pour nous, des commerciaux et du personnel sur les propriétés. Il nous reste à rationaliser le tout, à équilibrer les budgets pour arriver au produit fini comme ici, chez Papa. Ce dont on est fier, c’est de l’avoir fait en si peu de temps.

André
Moi, je n’ai pas pu acheter de raisins quand j’en ai eu besoin. J’ai démarré en 1956. À cause du gel, je suis parti de zéro. J’ai dû planter du maïs et de la luzerne, bidouiller une machine à sécher le fourrage. Des nuits sans dormir.

François
Nous vinifions tout ce que nous vendons. De plus en plus, les raisins seront issus de nos vignes.

Jacques
Une des oppositions qui existent entre l’Ancien et le Nouveau monde, c’est bien l’achat de raisin. Ce n’est pas du tout dévalorisant dans le Nouveau monde.

François
Papa a toujours pensé qu’on était des négociants, mais notre but avoué était d’être vignerons. Ce raisin, on le surveille. Ici, à Bordeaux, quand on achète du raisin, on est forcément « négociant ». Nous, on essaie de changer la donne.

André
« À Opus One, quand il gèle, que faites-vous ? » avais-je demandé un jour à Mondavi. On a bien assez de raisins, m’avait-il répondu. C’est là qu’est le problème.

La conversation glisse sur la surproduction mondiale.

André
On ne peut pas gérer une viticulture avec un excédent comme ça.

François
C’est comme dans tous les business, le problème c’est qu’il n’y a pas de rapport entre celui qui fait le vin et celui qui le produit. Le vin, comme les céréales, ne sont pas marketés par les gens qui le produisent. C’est un thème récurrent. On m’a demandé de diriger un groupe de réflexion.

André (l’interrompt)
Oui, ils ont été très contents, d’ailleurs.

François
L’idée était de trouver des solutions pour rendre les viticulteurs responsables. Tout simplement leur apprendre à vendre leurs produits. Nous le faisons d’une certaine manière dans notre entreprise, Jacques et François Lurton : un contrôle entre chaque service permet à nos employés d’être conscients que l’activité ne s’arrête pas à leur tâche. Ceux qui font la mise transmettent le vin à l’entrepôt, etc.

Jacques
Les paysans d’ici me disaient il y a quelques années : « C’est toi qui nous tues, en allant faire du vin ailleurs. » Quand on va à l’étranger, on apprend aux gens à faire du vin, en France non.

François
Les Anglo-Saxons viennent à leur tour chez nous : il y a un assemblage formidable qui sort de toutes ces interactions. Quand les Français disent : « On est en difficulté à cause du Nouveau Monde », ça fait les choux gras de la presse. « On les a baisés » disent les Anglo-Saxons.

Jacques
Le problème, c’est que les grandes découvertes françaises sont mises en pratique beaucoup plus rapidement à l’étranger qu’en France. Dans le Nouveau Monde, si ça ne marche pas, ils font et défont. Nous, on n’a pas cette capacité de réaction.

Que pense le père des vins des fistons ? La question à ne pas poser.

François (réagit vite comme pour ne pas laisser parler son père)
Il ne les boit jamais. De toute façon, il y en a trop. Soixante-dix étiquettes environ.

Jacques
Depuis les années 2000, les vins de papa sont plus modernes.

François
Actuels.

André
Oui, on a fait des progrès.

François explique la démarche de leur entreprise.
Notre chiffre d’affaires augmente, nous faisons de plus en plus de vins chers. Pour être rentable, il a fallu faire des vins bon marché dans un premier temps. Maintenant, nos vignes nous permettent de nous recentrer à nouveau. On investit dans la qualité, cela va amener à une augmentation du prix du vin. Nous adaptons nos vins à la vente, c’est ce qui fait le succès du Nouveau Monde. Ici, chez papa, c’est l’inverse. Lorsqu’on a fait notre premier vin, Belonda de Lurton, en Rueda, on n’avait pas encore d’organisation. Le vin était bon, mais dur à vendre. Aujourd’hui, on a la crédibilité en plus. Mais tout le monde fait du bon vin. Pour en faire un grand qui se distingue, il faut un vrai battage médiatique pour convaincre.

François
Je me souviens, lorsque je prospectais pour mon père, le bordeaux tel qu’il le faisait était un produit novateur. Les portes s’ouvraient facilement. Papa pensait : « Mieux vaut faire deux fûts plutôt qu’un. » Depuis quatre ans, les acheteurs réagissent avec un « Encore ! » quand on leur propose un bordeaux. Papa s’est aperçu qu’il vaut mieux produire ce qu’on peut vendre.

Jacques
Sans marketing aujourd’hui, personne ne vend son vin. Tous les ans, il faut remettre une couche. Impossible de souffler. Le Nouveau Monde a compris qu’il fallait un énorme réseau de distribution, des équipes de vente pérennes. Les Français, pendant ce temps, faisaient leur vin et un agent le vendait. Papa n’a pas un seul permanent aux Etats-Unis.

La conversation se poursuit sur la crise du vin français.

Jacques
La crise est due au simple fait qu’on n’a pas promu nos vins.

François
En Espagne, les gens sont fiers de leurs vins. Là-bas, on crée des parcs nationaux pour les vignobles. Ici, c’est la chasse aux sorcières. On tire sur la poule aux œufs d’or. En Asie, on sème le doute. Je me suis entendu dire : « Eh, pourquoi vous ne les buvez pas, vos vins ? »

André
Le vin doit évoluer sans perdre son âme, si on le vinifiait comme il y a un siècle, personne ne le boirait plus.

François
Le mode de vie a changé aussi, il n’y a plus de cave comme autrefois, les gens étaient plus sédentaires.

Jacques
Le vin suit l’évolution des technologies, comme la photographie, la médecine. Il a pris la route de la technologie, mais en même temps, on s’est rapproché de la vigne… Aujourd’hui, on fait de la viticulture (éclaircissage, effeuillage, stress hydrique). La technologie n’est pas une réponse à la qualité, mais à l’industrie.

Faut-il aller vers une « désalcoolisation » des vins ?

André
Mieux vaut alors boire autre chose.

Jacques
Pourquoi ne pas en enlever ? On met bien du sucre.

François
Pour arriver à un vin à 12 % d’alcool.

André
L’osmose, c’est une connerie de l’interdire.

François
On évolue vers une production naturelle dans la vigne, vers de la pureté. Pourquoi telle technologie plus qu’une autre ? L’osmose, on en reparlera dans dix ans.

On passe au bouchage à vis.

Jacques
Les opinions divergent : 50 % pour, 50 % contre. La vis ne remet pas en question le bouchon, simplement celui-ci n’aura plus le monopole. Le vin oblige à un plus gros stockage. Autrefois, on mettait tout sur le compte du bouchon, avec la vis on ne pourra plus. Notre objectif est d’avoir 100 % des blancs bouchés vis dans les deux ans.

Qui a converti André ?

Jacques
François l’a convaincu, Papa a eu l’intelligence de sauter dessus. La macération pelliculaire, au début, il ne voulait pas en entendre parler. Comme les fermentations en barrique, développée avec Denis Dubourdieu. Papa a toujours géré sa viticulture au plus près de ses coûts. François et moi, on lui a appris à se lâcher.

François
On s’est battu pour faire passer château-bonnet en bouteille lourde, pour 10 centimes de plus par bouteille.

Jacques
Papa est plus un producteur qu’un vendeur.

Le chateau Rochemorin s’étend sur 105 hectares. Un chai flambant neuf sort de terre comme une winery chilienne ou australienne.

François
Ça y est, Papa fait du vin avec de l’argent (ça va le faire bondir).

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