Antoine Pétrus déguste Rayas

Notre cher Antoine Pétrus est un très fin dégustateur et un grand spécialiste de Rayas et des vins du Rhône. Il nous livre quelques réflexions d’amoureux et des commentaires exclusifs.

COMME LE SABLE QUI FILE SANS RETENUE ET SANS TEXTURE, SANS FROIDEUR

Rayas, c’est quoi pour vous ?
Une forme de spiritualité. Une quête de goût, de l’épure et de la singularité. J’ai acheté mes premiers flacons quand j’étais étudiant, c’étaient les vins blancs du domaine des Tours. J’ai fait mes études dans la Loire, où j’étais habitué à l’acidité, à la tension et à l’expressivité du sauvignon. Quand j’ai ouvert la première de ces bouteilles, j’avais été très surpris par le mutisme de ces clairettes. Il y a l’amande, le citron confit, mais je trouvais que le vin en bouche était un peu linéaire. Deux jours après, j’ai à nouveau dégusté cette bouteille que j’avais laissé ouverte. Le vin était devenu beaucoup plus charnel, plus rond, plus sphérique. Je me souviens avoir eu beaucoup de mal à le comprendre. Je manquais de repères.

Et vous les avez trouvés depuis ?
Oui et non. Ma première visite au château Rayas date de juin 2005. Ce qui est merveilleux dans le monde du vin, c’est de repartir de chez un vigneron sans aucune certitude et avec beaucoup de questions. J’ai la chance, et je le dis avec beaucoup de pudeur, d’entretenir une relation particulière avec Monsieur Reynaud. Je dis Monsieur, je ne dis pas Emmanuel et je ne le ferai jamais. Plus je goûte ses vins, moins je les comprends. C’est ce qui me fascine et c’est ce qui m’intrigue. Pour moi, le plus noble dans la dégustation, c’est de rester admiratif devant ce qu’on goûte. J’éprouve autant de plaisir avec un vin de pays 2015 du domaine des Tours qu’avec un rayas 1929. Il y a peu de terroirs qui vous marquent par leur magnétisme. Rayas en est un, avec son vignoble protégé, encerclé par les bois. À chacune de mes venues à Châteauneuf, je vais m’y promener. On sent la parfaite adaptation des vignes avec l’environnement. C’est l’oeuvre des quatre générations qui ont été à la tête de la propriété, l’oeuvre d’une famille qui a toujours vécu dans la discrétion, dans la retenue. J’admire cela profondément. Monsieur Reynaud dit qu’il faut savoir s’effacer derrière le terroir et le millésime. Je trouve ça très beau. Fonsalette attire aussi par son magnétisme, même si la propriété est moins connue. Tout le monde pense que c’est en périphérie de Rayas alors que c’est à vingt-cinq kilomètres au nord. Rayas est très protégé par l’environnement, c’est une succession de petits îlots. Fonsalette est un lieu plus vaste, aux parcelles plus ouvertes et larges.

Pour beaucoup d’amateurs, Rayas est un mythe. Pour vous aussi ?
Quand Albert Reynaud acquiert Rayas en 1880, c’est un lieu où poussent des fruitiers, des oliviers, mais pas forcément de la vigne. Le choix de cet endroit est éminemment précurseur. Tout grand vin suscite une émotion et interpelle. Je peux vous garantir que ces vins ne m’ont jamais laissé indifférent. Pour en goûter beaucoup, je n’ai jamais été déçu. Chaque millésime, chaque flacon de Rayas crée en moi une forme de quête.

Les mythes se construisent dans la durée et les grands vins dans la régularité. C’est vrai aussi pour ceux de la famille Reynaud ?
Pour moi, il n’y a pas de grands ou de petits millésimes pour ces vins. C’est comme si un père devait caractériser l’amour qu’il peut avoir pour chacun de ses enfants. Je l’envisage de la même façon et ça fait beaucoup rire Monsieur Reynaud parce qu’il me dit que je suis certainement l’un de ses seuls clients qui boit autant de vins de pays que de rayas. La hiérarchie existe entre les terroirs des différentes propriétés, mais certainement pas dans les goûts de ceux qui en dégustent les vins. Il faut savoir les respecter pour les apprécier. Ils font appel à la patience. J’ouvre tous les vins du domaine une journée à l’avance. En revanche, j’ai un problème avec la hiérarchie du millésime. J’aime ce que l’on considère comme les petits millésimes de Rayas, c’est-à-dire 1992, 2002 ou encore 2008. Ce sont des sommets de délicatesse, de subtilité, de nuance de texture où l’on retrouve une forme de douceur incroyable. Les vins vous perdent si facilement. J’ai dégusté à plusieurs reprises un rayas 1967, incroyable par sa profondeur, sa sève, son allonge et sa jeunesse. Et quand vous goûtez le fonsalette-syrah 1989, vous avez l’impression que le vin a trois ans. C’est déroutant au possible. Je crois que les trois générations – Louis, Jacques et Emmanuel – ont chacune beaucoup apporté sans jamais rien reprendre. Louis avait un patrimoine de très vieilles vignes, de très petits rendements et une mise en bouteille tardive. Jacques a travaillé sur le matériel végétal, avec des rendements encore plus faibles. Et avec Emmanuel Reynaud, les vins ont trouvé une forme d’accomplissement et de sagesse.

Et alors, c’est quoi le style Rayas ?
Il y a une ligne directrice qu’on retrouve toujours. C’est celle de trouver dans les vins la même sensation que lorsque l’on plonge les mains dans la terre de Rayas, où le sable file entre les doigts sans retenue et sans texture, sans froideur. Les blancs sont des vins de chair et d’enveloppe, qui ne tombent pas jamais dans l’excès et la caricature. Ce sont des vins de grande gastronomie. La cuisine doit les magnifier, leur apporter des parfums. Ils ont cette sève, cette allonge, ce mélange troublant entre acidité et amertume, ces notes de citron confit, d’amande, de thym. Il ne faut pas s’attendre à l’exubérance qu’on peut trouver dans de grands rieslings ou de grands sauvignons. C’est la même chose que pour les rouges, les blancs sont des vins d’avertis. Les rouges sont des vins d’infusion plutôt que d’extraction, de grande subtilité, de distinction, de classe. J’aime dire que ce sont des « puissances civilisées ». On retrouve souvent la fraise, les petits fruits rouges acidulés, les notes kirschées, la figue fraîche. Avec le temps, il y a les arômes de maturité, l’âtre de cheminée, le cigare, le tabac, la prune, la chrysanthème, arôme rare dans les vins, la nèfle qui n’est pas un fruit très parfumé mais très fin, la rose ancienne. Et puis il y a cette fraîcheur caractéristique, très différente de l’acidité. La fraîcheur, vous savez, c’est une harmonie, un équilibre. Elle inclue l’acidité, le tannin et l’arôme. C’est une plénitude où l’on sent la fraîcheur du fruit, dans le goût mais aussi dans la texture.

À table, les grands vins sont exigeants. Avec quoi servir ceux-là ?
Il faut des accords simples, ne pas chercher à complexifier en ajoutant des composantes aromatiques trop diverses. J’ai des souvenirs d’accords merveilleux. Un chausson de truffe noire avec un rayas blanc 1989. Des bugnes avec un fonsalette demi-sec 1964. Un rayas rouge 1994 avec une caille à la cheminée enrobée d’une fine tranche de lard de Colonnata.

Emmanuel Reynaud laisse longtemps vieillir ses vins dans ses caves avant de les mettre sur le marché. C’est une manière de les protéger de la spéculation ? Ou c’est pour qu’on puisse les goûter correctement ?
C’est la preuve d’une grande intelligence et d’un respect pour le vin. Boire un rayas de moins de dix ans, c’est une hérésie. J’ai récemment dégusté des 1999 et des 2001 qui donnent l’impression de n’avoir que trois ou quatre ans. Certes, les millésimes qui viennent d’arriver sur le marché, comme les 2015, sont très séducteurs, mais si on déguste les 2000, les 2004 ou les 2005, on se rend compte qu’il faut prendre le temps. J’ai eu la chance de goûter des châteauneuf-du pape 1929, 1933 et même un 1884. À l’évidence, ce sont des grands vins de temps et c’est grâce au potentiel du grenache. Attendons-les. Personnellement, j’ai tendance à ne plus les mettre sur carte et à les réserver à des convives qui, comme moi, sont en quête du Rayas. Ce n’est pas de la prétention. Rayas produit peu, c’est très recherché et il faut pouvoir en faire profiter les vrais passionnés. Ça m’ennuie de voir des rayas à 600 ou 700 euros alors que les prix sont loin d’atteindre des sommets au domaine. Le sommelier a peu de mérite. Il a la responsabilité de comprendre le travail du producteur et d’être le relais de ce travail. Trop de rayas sont bus sans être compris. C’est comme déguster le plat d’un grand chef en quelques secondes sur le bord d’un passe en cuisine. Je trouve que c’est du gâchis. Déguster les vins de Rayas, ce n’est ni un triomphe ni une compétition. C’est un moment de recueillement qui réclame de l’attention et implique une forme d’introspection, une remise en question. Quand j’en déguste un, je me demande toujours si je l’ai bien compris, si je lui ai laissé le temps. Mon but n’est pas de collectionner les millésimes. Il faut être humble. L’essence de ce vin, c’est la discrétion, le recul. C’est de mettre le terroir et les raisins au premier plan. Il faut arrêter d’en faire un vin de spéculation, de le boire trop jeune, de l’ouvrir sur le moment, de le carafer, etc. Il faut le respecter, c’est un cheminement. L’idéal est de commencer avec les vins de pays du domaine des Tours, s’orienter vers les propriétés, vers les vins du château des Tours, vers ceux de Fonsalette, comparer les millésimes. Après seulement, on accède au rayas. Ça n’a aucun sens de le goûter sans connaître les autres vins.

DÉGUSTER LES VINS DE RAYAS, CE N’EST NI UN TRIOMPHE NI UNE COMPÉTITION. C’EST UN MOMENT DE RECUEILLEMENT QUI RÉCLAME DE L’ATTENTION ET IMPLIQUE UNE FORME D’INTROSPECTION

Ses plus grandes émotions

Château Rayas 1929
Une oeuvre du temps. Probablement le deuxième millésime de la propriété à être mis en bouteille après 1928. J’ai eu la chance d’avoir de très belles expériences avec les vins de la région pour ce millésime. La robe était très claire, comme celle des grands musigny ou vougeot de cette période-là.
On dit souvent que musigny est l’alter ego de châteauneuf. Là, c’était vraiment le cas. Puissance civilisée, domestiquée, tannin extrêmement fin et précis. Un nez un peu viril de truffe noire, de cuir un peu patiné, de tapenade. Les grands vins sont ceux qui laissent l’imagination s’exprimer. Il faut se souvenir qu’à cette époque, Rayas n’était peut-être qu’une ou deux grappes, quatre ou cinq barriques, pas plus.

Château Rayas 1967
Un rayas de couleur et d’intensité. De manière générale, je parle très peu de la robe du vin sauf pour Rayas. Teinte encore violette, prune, très dense. Certainement le rayas le plus coloré que j’ai dégusté avec 1989. Une plongée dans l’automne, des notes de tabac blond, d’âtre de cheminée, mais encore de l’éclat et de la vivacité dans les arômes avec des notes de kirsch et de baies de cassis. Un mélange d’arômes primaires, de fruits frais et d’arômes de maturité absolument bluffant. Ce qui est beau avec un rayas, c’est qu’il offre une dégustation évolutive. C’est le propre des grands vins. Entre le début et la fin de la dégustation, il change profondément de texture, de consistance et alterne entre beaucoup d’allonge et une grande délicatesse de tannin. Pour moi, 1967 est peut-être le rayas du paroxysme.

Château Rayas 1978
J’ai goûté le 1978 à plusieurs reprises. Je le classe, avec les rayas 1989 et 1990, parmi les grands millésimes de temps. Beaucoup de puissance, toujours civilisée, sans concentration et sans extraction. C’est un vin qui paraît immuable et intemporel, très impressionnant, avec des degrés d’alcool confortables. Il donne une sensation d’accomplissement et de plénitude.

Château Rayas blanc 1961, liquoreux ou demi-sec
Dégusté à la propriété avec Monsieur Reynaud. Il avait mis deux bouteilles de côté. Deux millésimes qu’il estimait de 1961-1962. On goûte en ne sachant pas si c’étaient des demi-secs ou des liquoreux. La tradition était d’attendre novembre et de nettoyer les pressoirs des rouges pour y mettre les clairettes. Henri Bonneau le faisait. Le domaine de la  Charbonnière en fait encore quelques fois. La clairette est un cépage complexe à comprendre dans sa jeunesse, mais la sur-maturité lui apporte davantage de conversation en lui donnant des arômes de nougat, de calisson, de verveine et de camomille. C’est une chimère en bouche qui commence par de l’acidité et se termine sur de beaux amers, avec du sucre et un bon niveau d’alcool. Le terroir tardif et froid le permet. Sur la zone plus au sud, de Châteauneuf-du-Pape jusqu’au plateau de la Crau, c’est moins possible. Aujourd’hui, il n’y a plus de production de liquoreux. À une époque, il y avait aussi un Grand mousseux du château Rayas. Monsieur Reynaud pense que c’étaient des vins repartis en fermentation. La clairette s’y prête bien. Elle a cette très haute acidité qui peut favoriser la prise de mousse.

Château Fonsalette 1991, rosé
Un peu sous-estimé dans le sud, 1991 est un beau millésime dans le nord de la vallée du Rhône. Un fonsalette à la couleur orangée très soutenue. Au nez, des notes de figues pochées, de fraises Mara des bois. Beaucoup d’allonge. La tension d’un blanc et le tannin très délicat d’un rouge. On ne parie pas sur les rosés dans le temps. Mais quand on goûte des grands parisys du château des Tours, c’est merveilleux. Il faut les attendre quatre ou cinq ans.

Vieux marc du Château Rayas 1945
Il y a trois personnes à qui je dois mon amour pour Rayas. Michel Bettane, qui m’a souvent parlé de Louis Reynaud. Guy Jullien, du restaurant La Beaugravière, à Mondragon dans le Vaucluse. Et Jérôme Bressy, du domaine Gourt de Mautens à Rasteau, qui a un respect ultime pour la famille Reynaud. Un jour, en fin de repas, Guy Jullien me fait goûter quelque chose. C’était un fond de verre de ce vieux marc 1945. À l’époque, il était conservé dans des bonbonnes à l’entrée du château Rayas et la famille ne savait pas trop quoi en faire. C’est davantage un vin dans lequel on a ajouté de l’alcool qu’un marc distillé. Une couleur or somptueuse et des notes de miel et d’encens, truffé dans le parfum. Une très grande émotion que j’ai eu la chance de partager avec la personne qui compte le plus pour moi au monde.

Cet article est paru dans En Magnum #18, actuellement en kiosque.