Les réponses d’une civilisation

Aménagement des paysages, maintien de l’économie locale, protection de la biodiversité, attractivité des territoires, circuits de distribution responsables, adaptation au changement climatique, l’impact de la filière viticole sur la société est-il vraiment contestable ? Voici un aperçu de son bilan

La filière sauvegarde et aménage les paysages

780 000 hectares de vignes étaient plantés en 2020, loin des 2,3 millions d’hectares existant en France en 1879, avant la crise du phylloxera. Cet évènement qui a décimé le vignoble européen a redessiné la carte viticole en ne privilégiant que les meilleurs terroirs, ceux produisant des vins sans intérêt étant abandonnés. Certaines régions ont connu des renouveaux tardifs, à l’image de Chablis. En 1945, son vignoble ne couvrait que 450 hectares et il s’établit désormais à 5 700 hectares. L’Insee, dans sa dernière enquête en date (Transformations de l’agriculture et des consommations alimentaires, édition 2024), recensait 59 032 exploitations viticoles contre 70 019 dix ans plus tôt. Un phénomène de concentration important, qui fait progresser la taille moyenne d’une exploitation de 11,27 hectares en 2010 à 13,21 hectares en 2020. Si la vigne ne représente que 2,91 % de la surface agricole utilisée en France, elle structure les paysages comme peu d’autres cultures. Il suffit de regarder les terrasses sur la colline de l’Hermitage ou de Côte-Rôtie, les vignes plongeant dans la méditerranée à Collioure ou les meurgers délimitant les parcelles en Côte-d’Or pour s’en convaincre. C’est la raison pour laquelle, dans ce département, des Bourguignons influents, au premier rang desquels Aubert de Villaine, le copropriétaire du mythique domaine de la Romanée-Conti, ont souhaité apporter une protection accrue à ces paysages en demandant leur classement au patrimoine mondial de l’Unesco. « Cette demande visait à qualifier ce qui fait la particularité de la Bourgogne et en assurer la permanence », détaille Gilles de Larouzière, le président de l’association des climats de Bourgogne et du conseil de surveillance d’Artémis Domaines. En 2015, accompagnés des coteaux, maisons et caves de Champagne, les climats de Bourgogne ont ainsi rejoint la juridiction de Saint-Émilion au sein des paysages culturels de l’Unesco, un cercle viticole que rêvent d’ailleurs d’intégrer les huit appellations septentrionales de la vallée du Rhône. « Notre paysage viticole bourguignon est structuré par nos cabottes et meurgers. Le classement de 2015, qui englobe cinquante villages et trois communes du sud de Dijon jusqu’à Maranges, permet de les mettre en valeur et les protéger, notamment d’un urbanisme galopant. » Pas question de construire n’importe quoi, n’importe comment, dans ce périmètre. L’association des climats de Bourgogne peut ainsi alerter, convaincre, argumenter et fédérer les énergies de tous les acteurs pour œuvrer dans le respect de ce territoire. « Notre budget, dont 50 % est assuré par des mécènes, nous permet d’aider les domaines qui souhaitent restaurer leur patrimoine architectural. Nous finançons 50 % du coût des travaux, dans la limite de vingt-cinq mille euros. En dix ans, nous avons permis la reconstruction de dix-sept cabottes et huit kilomètres de murs, pour huit millions d’euros de travaux », se félicite Gilles de Larouzière. La vigne constitue également une arme de défense efficace contre la propagation des incendies. Le feu qui a ravagé 17 000 hectares dans les Corbières en août 2025 en est l’illustration parfaite. « L’activité agricole et notamment viticole, grâce à l’entretien des terres, joue un rôle de pare-feu naturel. Chaque hectare entretenu réduit mécaniquement la charge combustible et ralentit la progression des flammes. Le méga feu de cet été, inédit dans son importance, a été à l’inverse nourri par les friches non maîtrisées du fait de la déprise agricole. Il n’aurait pas autant progressé si les cultures, et notamment les vignes, n’avaient pas été abandonnées », explique Pierre Bories, vigneron au domaine Ollieux-Romanis (Boutenac) et président du comité interprofessionnel des vins du Languedoc.

La filière préserve la vie économique des territoires

150 000 emplois directs (55 000 non-salariés, 77 000 salariés, dont 17 000 dans la coopération) sont générés par les 59 032 exploitations viticoles françaises. La filière emploie environ 500 000 personnes en intégrant tous les emplois indirects : emballage, distribution, fournisseurs, sommeliers (1 500 membres de l’union de la sommellerie française, par exemple), restaurateurs, cavistes (6 000 dénombrés à travers le territoire). Ces entreprises ne font pas que préserver la vie économique des territoires. Symboles de l’art de vivre à la française, les vins qu’elles produisent sont consommés dans le monde entier. En 2024, les exportations de vins et spiritueux français ont représenté 15,56 milliards d’euros, avec un excédent net de 14,3 milliards d’euros, ce qui fait du secteur le troisième poste excédentaire de la balance commerciale française derrière l’aéronautique et la cosmétique.

La filière s’engage pour protéger la biodiversité et l’environnement

Après l’ère du tout chimie des années 1950 à 1990, qui – faut-il le rappeler avec force – a grandement aidé les vignerons dans leur travail et leur a permis de vivre décemment de leur exploitation, la préservation de la biodiversité, de l’environnement et de la santé publique est désormais devenue un enjeu majeur de la filière agricole en général et de la viticulture en particulier. À titre d’exemple, 14 % des exploitations sont certifiées agriculture biologique (Agreste, Recensement agricole 2020-AGRFIN 2020). C’est le troisième secteur le plus avancé en la matière, derrière le maraîchage et la production de fruits. De même, 24 637 exploitations viticoles sont certifiées Haute valeur environnementale, le label créé par l’État en 2012 à la suite du Grenelle de l’environnement. La Champagne est, à cet égard, particulièrement avancée avec 60 % des surfaces de l’appellation bénéficiant d’une certification environnementale (dont plus de 40 % certifiées Viticulture durable en Champagne). Elle vise même 100 % des vignes sous certification à moyen terme. Partout, la vigne devient également un refuge pour la biodiversité. Nombreuses sont les initiatives en ce sens. En septembre 2024, la maison champenoise Perrier-Jouët a inauguré sur son domaine un « îlot de biodiversité », soit 74 poteaux en terre cuite disposant de modules conçus pour servir d’habitat aux insectes. De même, au château Angélus, à Saint-Émilion, les équipes techniques mènent depuis des années des programmes de plantation de haies et d’arbres au sein des parcelles. « Cela permet de créer des abris pour de nombreux oiseaux, et réduit naturellement la pression parasitaire », détaille Benjamin Laforêt, le responsable du pôle vinicole d’Angélus. De son côté, la maison de champagne Drappier a mis en place une politique zéro carbone sur son vignoble comme le détaille Michel Drappier : « Nous avons commencé par nous doter d’un logiciel calculant notre empreinte carbone, y compris celle générée par nos visiteurs, d’où qu’ils viennent, même de l’autre bout du monde. Une fois ce constat établi, nous avons mis en place un certain nombre d’actions pour réduire notre score et compensé le solde. Un effort financier conséquent, mais qui fait de nous, même dix ans après, la seule exploitation champenoise, voire peut-être française, à bénéficier d’un bilan carbone neutre ». Au programme, notamment, des installations photovoltaïques à grande échelle assurant d’ici deux ans 115 % des besoins du domaine et une nouvelle cave creusée dans la roche calcaire offrant une autorégulation de la température. « Nous avons par ailleurs de nouvelles bouteilles contenant plus de verre recyclé fabriquées par Saverglass, qui utilise pour l’occasion ses premiers fours bas carbone. Nous travaillons également sur l’utilisation d’une bouteille allégée qui, nous l’espérons, fera moins de 800 grammes. » Un objectif encore plus ambitieux que celui fixé par l’union des maisons de Champagne, qui veut inciter la filière à utiliser des bouteilles allégées à 850 grammes, alors que les bouteilles classiques en pèsent 890. « Cette mesure permettrait à la Champagne d’éviter chaque année l’émission de plus de 8 000 tonnes de CO2 dans l’atmosphère, soit l’équivalent d’un parc de 4 000 véhicules. Cette valeur représente 1 % du bilan carbone de l’ensemble de la Champagne », explique-t-on à l’Union. Pour sa part, la maison beaunoise Albert Bichot a adopté des bouteilles de 360 grammes pour certains de ses vins alors que le poids moyen de la bouteille bourguignonne tourne autour de 600 grammes. « Cela nécessite une organisation particulière car ces bouteilles ne s’empilent pas du fait de leur plus grande fragilité. Il faut donc mettre le vin en bouteille, les étiqueter et les mettre en carton dans la foulée pour pouvoir les stocker sans risque », précise Albéric Bichot, le dirigeant de la maison.

La filière maintient et développe l’attractivité des territoires

12 millions de touristes, dont 5,4 millions d’étrangers, visitent les entreprises de vins et spiritueux en France. Cette activité génère un chiffre d’affaires dépassant 5,4 milliards d’euros, dont 1,8 directement pour les activités œnotouristiques (visites, activités, achat de vin, évènements, etc.) et 3,6 milliards de recettes annexes (restauration, hébergement, activités complémentaires, etc.). Les activités œnotouristiques assurent 31 000 emplois directs. Ces chiffres, dévoilés par Atout France en juillet 2025 d’après une étude réalisée par Deloitte pour Vin & Société, démontrent comment la filière vin contribue à développer les territoires. « Les territoires ruraux sont en crise et la métropolisation du pays accentue encore cette désertification. Il y a peu de politiques publiques susceptibles de développer de l’activité comme l’œnotourisme. Et cela n’a pas un impact uniquement pour les producteurs, mais aussi pour les hôteliers, les restaurateurs, les artisans, les commerçants. Bref, tout l’écosystème des territoires peut se trouver en meilleur forme grâce à l’œnotourisme », constate Hervé Novelli, ancien secrétaire d’État et actuel président du conseil supérieur de l’Œnotourisme, créé en 2009 par Paul Dubrule. Le développement de ces activités reste encore freiné par de nombreuses contraintes réglementaires et législatives, ce que ne manque pas de souligner Hervé Novelli : « Comment voulez-vous, par exemple, créer un accès handicapé ou une sortie de secours dans une cuverie du XVIIe siècle ? C’est pourquoi nous avons élaboré et validé une feuille de route de l’œnotourisme en mars dernier, transmise au ministère du Tourisme et à celui de l’Agriculture, pour notamment identifier et tenter de lever ces freins. Le préfet devrait avoir en la matière un pouvoir dérogatoire pour autoriser des projets qui, sans son intervention, ne pourraient pas voir le jour ». Et c’est, bien sûr, sans parler de la loi Évin. « Il est clair qu’elle est une gêne importante pour de nombreux producteurs, notamment au regard de la concurrence internationale, où d’autres pays n’ont pas ces pudeurs de vierge effarouchée et promeuvent le vin, notamment comme produit culturel. Ne nous créons pas nos propres handicaps », s’agace Hervé Novelli.

La filière œuvre en faveur d’une distribution plus vertueuse

Si l’embouteillage et l’emballage restent le poste le plus émetteur en carbone, de 30 à 50 % des émissions totales d’après l’Institut français de la vigne et du vin, le transport pèse jusqu’à 20 % pour certains domaines. Devant ce constat, les vignerons et maisons les plus engagés testent régulièrement des modes de transport alternatifs comme les cargos à voile. Après quelques essais avec les voiliers de Grain de Sail, la maison Albert Bichot a ainsi décidé de pérenniser ce partenariat pour les transports transatlantiques. « Désormais, tous nos grands crus partent en voilier cargo vers les États-Unis. Nous cherchons par ailleurs des transporteurs capables de prendre la suite, du port au lieu de destination finale, de manière vertueuse », précise Albéric Bichot. De même, la maison Drappier envoie ses champagnes à New-York à bord du voilier cargo Anemos de TOWT, un navire également utilisé par la maison beaunoise Joseph Drouhin, la maison de Cognac Martell et les champagnes Mumm et Perrier-Jouët. « Pour nos expéditions routières, nous utilisons les services d’une entreprise de transport utilisant du biocarburant », détaille Michel Drappier. Si ces initiatives restent pour l’instant anecdotiques, chacun les scrute avec intérêt pour en étudier l’impact.

La filière s’adapte et innove face aux changements climatiques

La production de vin connaît en France une chute violente. Selon les données de l’Organisation internationale de la vigne et du vin, elle est passée de 57 millions d’hectolitres en 2000 à 36 millions en 2024. Moins 36 % en un quart de siècle ! Une baisse dont l’une des principales causes est le dérèglement climatique qui met les viticulteurs à rude épreuve. Ils n’ont désormais pas d’autres de choix que de s’adapter et d’innover pour pérenniser leur activité. En Bourgogne, par exemple, on lutte contre le dépérissement de la vigne qui, selon les spécialistes, amputerait la production de 15 à 20 % (voir notre dossier spécial Bourgogne dans En Magnum n°41). L’interprofession, avec celle de Champagne et du Beaujolais, a ainsi développé le projet Qanopée, une serre bioclimatique de « pré-multiplication » du matériel végétal, afin d’assurer l’absence de virus responsables de la dégénérescence des pieds de vigne. Dans le Languedoc, on teste à grande échelle les cépages hybrides, dont le grand avantage est d’être résistants aux principales maladies et de ne nécessiter que peu, voir pas de traitements. « Le Languedoc est même à la pointe de l’expérimentation. Sur les 3 570 hectares plantés en variétés tolérantes aux maladies en France, 1 269 hectares le sont sur le bassin Languedoc-Roussillon », précise Marie Corbel, la directrice du pôle technique régional d’InterSud. Des grands noms du Languedoc comme Gérard Bertrand ou Jean-Claude Mas les ont introduits avec succès dans certaines de leurs cuvées, ce dernier commercialisant même un 100 % souvignier gris. L’IGP languedoc a admis cinq de ces cépages 2.0 dans son cahier des charges dès 2019 et certains domaines, comme celui de La Clausade, revendiquent avoir planté presque exclusivement des résistants. « La nappe phréatique se situe à quatre mètres sous terre dans notre domaine. Pas question pour nous de la polluer en arrosant nos vignes de produits phytosanitaires, ni même de cuivre et de soufre. On s’est immédiatement tournés vers les cépages résistants, à savoir l’artaban, le floréal, le muscaris, le souvignier gris, le vidoc et le soreli », détaille Olivier Sebe, l’un des deux copropriétaires de La Clausade. À Bordeaux, les lignes bougent également. Afin de s’adapter au contexte climatique, les appellations bordeaux et bordeaux supérieur peuvent désormais utiliser six nouveaux cépages dans une perspective expérimentale : arinarnoa, castets, marselan et touriga nacional pour les rouges ; alvarinho et liliorila pour les blancs. Bernard Magrez est même allé encore plus loin en plantant dès 2013 au château La Tour Carnet un vignoble expérimental de quatre-vingt-onze cépages différents, pour identifier ceux capables de produire le bordeaux de 2050. « Nous avons isolé un groupe de cinq variétés rouges qui se détachent et qui présentent une forte typicité bordelaise : le fer servadou, le duras, le manseng noir, l’arinarnoa et le vinhao », détaille Lucile Dijkstra, la directrice d’exploitation du cru classé en 1855. Encore faut-il pouvoir ensuite protéger sa récolte des intempéries. Laurent Lignier, viticulteur à Morey-Saint-Denis teste ainsi depuis 2024 dans son vignoble un dispositif imaginé par la société Bienesis : un parapluie qui se déploie sur demande au-dessus des vignes et assure une protection sur six mètres de long contre les effets de la grêle, des orages, des échaudages l’été et du lessivage des produits phytosanitaires. « Il ne faut que quelques secondes pour que le dispositif soit opérationnel. En 2025, j’ai eu 49 % de récolte en plus sur la partie protégée par rapport aux rangs non protégés. J’ai calculé que sur des climats où les vins se vendent à 100 euros et plus, il ne faut que quatre ans pour amortir le coût du dispositif », s’enthousiasme-t-il. Bien sûr, il n’a déployé ce dispositif, testé également par Jean-Yves Bizot et Claire Naudin, qu’après s’être assuré de son autorisation par l’Inao.

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