Pas de « philosophie » dans le vin



Les Français, en bons disciples des Latins, ont trop tendance à intellectualiser tout ce qui touche à la gastronomie ou au vin, comme on s’y est habitué pour les beaux-arts. Les artistes d’aujourd’hui cachent trop souvent leur inspiration ou leur manque d’inspiration sous la fumeuse bannière de « l’art conceptuel » avec des tonnes d’explications : plus elles sont incompréhensibles, même par des professionnels expérimentés, plus les marchands font monter la cote et plus les collectionneurs collectionnent.
Les vignerons sont encore plus ridicules en abusant du mot « philosophie » pour justifier le style de leur vin.
En principe, le vin n’est rien d’autre que le produit fermenté d’un jus de raisin. Mais ce qui rend ce produit si divers et si passionnant pour le petit monde qui s’intéresse à lui, c’est qu’il est au croisement exact entre le don de la nature et le savoir-faire humain. La diversité des sols et des climats des vignobles de la planète est pratiquement infinie, mais une seule règle morale vaut la peine d’inspirer le travail du vigneron : comprendre et respecter son vignoble pour qu’il exprime dans le vin sa personnalité avec le plus de fidélité possible. Tout le reste n’est que bavardage,
et même bavardage dangereux quand l’idéologie dicte les gestes de celui qui cultive et de celui qui vinifie.
Une génération de viticulteurs croyant au « progrès » et persuadée que le recours à la chimie et à la mécanisation progressive du travail permettrait de produire davantage, à moindre coût et sans perte de qualité, n’a fait que dégrader les sols et banaliser son vin soumis aux règles d’une œnologie triomphante, indifférente à l’origine.
Les viticulteurs les plus idéalistes de la génération suivante, dans leur volonté de racheter les fautes de leurs prédécesseurs, ont donné à la nature trop d’importance, dans un mouvement de balancier inverse, comme ce n’est que trop humain. Ils se persuadent avec une naïveté désarmante que la nature est toujours plus juste et plus morale que l’intelligence humaine. Leurs vins « nature », les fameux « sans, sans, sans », soumis aux hasards du climat
et du ferment, étrangers au meilleur des traditions et du style conquis de haute lutte des appellations historiques, séduisent une partie du public, déculturé (vive notre école) et succombant à l’attrait des mots qui définissent la « philosophie » de ces « rebelles » du « goût vrai ». Il est sûr que le caractère stéréotypé de certains vins
« de luxe », noyés dans le bois neuf et l’exagération volontaire des saveurs et des odeurs ne vaut guère mieux
que l’imprécision et les défauts des vins « nature » mal faits.

On admettra donc que les journalistes et les critiques se laissent séduire par les uns ou les autres, ayant à juger de plus en plus vite et de plus en plus tôt des vins commercialisés beaucoup trop jeunes. Cette course à l’information renforce leur tendance instinctive à projeter dans le vin leur propre idéologie et leur propre goût. Leurs préjugés dictent des généralisations abusives du genre « les bordeaux sont ennuyeux » ou « seuls les vins d’artisans et de petite propriété familiale respectent le terroir ». Personne bien entendu n’est obligé de suivre ce type de raisonnement infantile. Mais il y a plus pernicieux. Souvent le préjugé dicte les commentaires de dégustation et les notes accordées au vin par les « experts », dans un environnement où ces notes sont capitales pour le succès commercial du vin concerné. La dégustation à l’aveugle n’est d’ailleurs pas moins dangereuse que celle à étiquette découverte. J’ai le souvenir récent de commentaires publics d’un critique connu, cultivé et même souvent perspicace qui, au cours d’une dégustation à l’aveugle, croit reconnaître dans un vin de Bordeaux le millésime 2003 : il le décrit, aveuglé par ses préjugés sur le millésime, comme atypique du style authentique de son appellation, et donne même la cause, liée bien sûr au millésime, « déséquilibre » en alcool et « surmaturité »
du raisin. Dans la foulée, il ne manque pas de critiquer fermement la dérive du goût international actuel vers ces vins trop démonstratifs. On enlève l’étiquette, et à sa grande confusion le vin se révèle être un… 2002. Si cet expert se reconnaît, qu’il ne m’en veuille pas trop, j’aurais été capable, moi aussi, dans un mauvais jour, de faire comme lui.

Il serait bien utile qu’on en revienne à plus de simplicité et plus d’humilité dans nos jugements, en essayant de comprendre puis de traduire pour les autres l’histoire que chaque vin nous raconte, sans laisser de côté son esprit critique, mais sans tenir compte de son prix, de sa réputation, de la sympathie ou de l’antipathie que suscitent la personnalité ou les discours de celui qui le produit ou le vend. Je crains hélas qu’il faille encore attendre une génération pour y arriver.

Michel Bettane

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