Moi qui vous parle, j’ai vécu la fin du gros rouge


Brève –et personnelle– histoire contemporaine du vin de France


 

Chapitre un, où il est démontré que la nouvelle ère du vin a commencé dans les années 80.

 

Cette révolution qualitative qui débuta au début des années quatre-vingt – on peut même en fixer les débuts officiels aux vendanges 1982 à Bordeaux – n’est pas née par hasard. Elle puisait en fait ses racines dans la longue histoire du vin en France et dans le monde, d’une part et dans celle de l’évolution de la société occidentale, d’autre part. Commençons par ce dernier point, il nous renvoie à mes fameuses années soixante et à ce que les historiens d’aujourd’hui appellent la « contre-révolution du rock ». Après s’être reconstruit à marche forcée dans les décennies qui ont suivies la seconde guerre mondiale, les États-Unis et les pays d’Europe occidentale redécouvrirent le bonheur de vivre. La jeune génération de cette époque-là n’avait pas connu les horreurs de la guerre, elle trouvait du travail sans problème et rêvait de découvrir d’autres horizons culturels, touristiques ou gastronomiques. Le vin, qui était depuis toujours la boisson de base des français, commença à changer ainsi de statut. Au lieu d’être un produit de consommation courante sans autre qualité que celle d’avoir un degré d’alcool compris entre 10 et 12,5°, il devenait un objet différencié dont on se souciait enfin de l’origine et de celui qui l’avait créé. Cela tombait bien, car dans le vignoble ce même changement de génération allait avoir d’immenses conséquences.
On faisait bien sûr déjà de grands vins en France avant cette époque et il existait une hiérarchie entre les crus et les vignobles peut-être encore plus forte qu’aujourd’hui. Mais celle-ci s’exerçait de manière mécanique, routinière, sans que la plupart des vignerons s’interrogent beaucoup sur la qualité des vins qu’ils produisaient. Dans les grandes régions traditionnelles françaises –Bordeaux, Bourgogne, Champagne- les générations travaillant entre les années soixante et soixante-dix furent les premières depuis longtemps à bien vivre du métier de vigneron. Mais pour la plupart, ce n’était pas à cause de la qualité de leurs vins, mais surtout grâce aux « bienfaits » de la nouvelle agriculture productiviste qu’ils découvraient. Les engrais, les pesticides, les tracteurs, les nouveaux porte-greffes et les clones plus productifs et résistants à de nombreuses maladies qui autrefois ravageaient le vignoble, la chaptalisation, les progrès de l’œnologie, tout cela contribua à faire progresser incroyablement les rendements de raisins sur les vignes et donc le volume de vin produit. L’économie globale du pays progressant aussi, les prix restaient stables, si bien que le vignoble connût enfin une certaine richesse.

Plus aisés, les vignerons envoyèrent leurs enfants faire des études d’agronomie ou d’œnologie. Mieux éduquée, cette nouvelle génération comprit vite où était le problème en matière de vin. Ceux qu’ils produisaient dans leur domaine en si grande quantité n’arrivaient pas à la cheville des meilleurs millésimes d’avant-guerre ou des années cinquante, certes rares (parfois, comme dans les années trente, un seul bon millésime, 1937, pour toute la décennie) et produits en petit volume. Leur bon sens paysan et leur idéalisme de jeunes vignerons bien éduqués et passionnés par leur métier leur faisaient comprendre qu’il fallait réagir et s’occuper enfin de la qualité des vins.
D’autant que plusieurs avertissements avaient été donnés au cours des années soixante-dix. Le plus douloureux avait été traité au cours d’un procès retentissant à Bordeaux en 1974 : le scandale des grands crus coupés, c’est-à-dire mélangés avec du vin de table venu du Languedoc. Le principal accusé de cette affaire, le courtier Pierre Bert, écrivit un livre savoureux en prison, « In Vino Veritas », dans lequel il assène dès la première page une vérité que tous les professionnels semblaient connaitre : « l’Affaire des Vins de Bordeaux a révélée au grand public des pratiques courantes [ndlr : la fraude, le coupage des vins et les étiquettes trompeuses] dans le négoce depuis que le monde est monde. » Le second coup de semonce fut plus symbolique et eu sûrement plus de répercussions immédiates en Californie qu’en France. Il n’en était pas moins inquiétant. Ce fut ce qu’on appela le Jugement de Paris, une dégustation à l’aveugle de premiers et seconds crus classés bordelais et de grands crus blancs de Bourgogne face à des vins de la Napa Valley dans des millésimes similaires. Le jury franco-anglais rassemblé par Stephen Spurrier avait conclu à la victoire sans appel des vins californiens sur les vins français (1).

(1)Nous avons refait, en 2001 puis en 2010, une dégustation similaire avec des grands bordeaux et des stars californiennes, australiennes et chiliennes. En 2000, deux vins du Nouveau Monde s’étaient classés dans les cinq premiers, mais le vainqueur, Pavie 1998, était un vin bordelais. En 2010, dans une dégustation portant sur le millésime 2005, le meilleur vin du Nouveau Monde se classait après le moins bon des bordeaux. Ces deux expériences illustrent parfaitement cette « révolution qualitative » dont nous parlons ici.
suivre

Crédits photo d’ouverture : deja-hier.com

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