Brève –et personnelle– histoire contemporaine du vin de France
Chapitre trois, qui indique que, né en 1958 et commençant à déguster les vins de l’année 1984, je n’ai pas été verni en matière de millésimes symboliques. Mais l’année maudite me permet de comprendre ce qui va et ce qui ne va pas à Bordeaux.
Le premier millésime bordelais que j’ai découvert, non pas à sa naissance mais immédiatement après sa mise en bouteille, fut 1984. J’avais moins de chance que Bettane. Avec 1992, 1984 est certainement le plus mauvais millésime bordelais de ces trente dernières années. Cela m’a permis d’apprendre les bons et les mauvais côtés de la modernisation du style des vins qui avait été enclenchée deux ans plus tôt. Les producteurs bordelais intelligents avaient compris qu’une révolution œnologique s’était engagée et qu’ils devaient changer de méthode. Mais à l’époque, on parlait plus de vinification et d’élevage que de viticulture. En dégustant ces 1984, j’avais été surpris par la raideur des tanins et souvent la dilution du vin provenant de raisins gorgés d’eau et souvent attaqués par la pourriture. Pourtant, cette mauvaise matière première avait subi des cuvaisons plus longues que dans les millésimes précédents – pour extraire plus de tanins et faire des vins plus charpentés – et avait été élevée dans des barriques de chêne plus récentes, parfois neuves. Avec la foi du béotien que j’étais alors, je m’étais enthousiasmé sur les vins les plus puissants et les plus boisés. Les redégustant quelques années plus tard, je découvrais des vins décharnés, aux tanins secs et verts et toujours dominés par des arômes qui rappelaient ceux d’une planche de bois. J’en ai tiré deux leçons : d’une part qu’on ne devient un vrai dégustateur qu’après avoir dégusté plusieurs fois les mêmes vins à différentes époques de leur vie, d’autre part que récolter un raisin à la meilleure maturité possible est la clé des vins réussis. Heureusement, des producteurs et des œnologues l’avaient compris aussi. L’un des hommes les plus impressionnants de cette époque était sans nul doute Michel Delon, le père de l’actuel propriétaire de Léoville-Las-Cases, Hubert Delon. L’homme était secret, impérieux, entièrement tourné vers une obsession : faire de Las-Cases l’égal, par sa qualité et son prix, des premiers crus classés.
Il y est certainement parvenu en termes de qualité (les las-cases de la fin des années 80 sont à mon sens au moins équivalents à lafite ou mouton dans ces millésimes), mais n’a jamais pu se caler sur leurs tarifs. Quand je rejoignis La Revue du vin de France comme rédacteur en chef au début des années quatre-vingt-dix, je découvrais que Michel Bettane passait chaque semaine de longues heures avec lui au téléphone. Delon connaissait tout des arcanes complexes du vin à Bordeaux et me rappelait le personnage de Marlon Brando dans The Godfather.
Une nouvelle génération de producteurs arrivait, jeunes, simples, enthousiastes et surtout conscients des progrès à accomplir pour faire retrouver à leurs vins le niveau qualitatif que leur prestige supposait. Olivier Bernard à Chevalier, Hubert de Boüard à l’Angélus, Stephan von Neipperg à Canon-La-Gaffelière, Christine Valette à Troplong-Mondot, Didier Cuvelier (Léoville-Poyferré), leurs ainés Antony Perrin (Carbonnieux), Bruno Prats (Cos d’Estournel), Jean Gautreau (Sociando-Mallet),Henri Dubosc (Haut-Marbuzet), Anthony Barton (Léoville-Barton) ou Thierry Manoncourt (Figeac) et le surdoué Jean-Luc Vonderheyden au Château Monbrison, hélas disparu prématurément, innovaient et avançaient. En même temps, de brillants œnologues émergeaient, apportant énormément à la définition du style des bordeaux modernes. Le pomerolais Michel Rolland s’attaquait avec une extraordinaire force de conviction à la recherche de la maturité du raisin et à l’élevage d’un vin charpenté dans des bonnes barriques de bois neuf, tandis que le brillant professeur d’œnologie à la Faculté de Bordeaux, Denis Dubourdieu, mettait lui-même la main à la patte pour réinventer les blancs des Graves et de Bordeaux en général.