Larcis-Ducasse : la grande verticale (1940-2010)


Le vignoble et son histoire


A l’est de Saint-Emilion, en allant vers Saint-Laurent des Combes, le château Larcis-Ducasse se situe dans le prolongement de la côte Pavie. Promu Grand Cru Classé en 1958 puis Premier lors de la dernière révision du classement en 2012, son propriétaire actuel nous a conviés à une dé-gustation couvrant la période 1940 à 2010.

Les 11,30 hectares d’un seul tenant sont exposés plein sud face à la vallée de la Dordogne, des-cendant le coteau avec un dénivelé de 70 mètres (le point culminant de Saint-Emilion s’établit à Troplong-Mondot à 76 mètres). Le terroir mêle des argiles ferrugineuses sur le plateau, des cal-caires à astéries sur le haut du coteau avec des éboulis calcaires sur son versant, des marnes puis un mélange de sables et de marnes argileuses en bas de côte. Malgré des maturités élevées, les vins conservent de bonnes acidités, grâce à ces sols froids riches en argiles, qui se traduisent au vieillissement par des notes mentholées.
La part de merlot (83%) est sensiblement restée inchangée depuis un siècle, même si le cru affi-chait 3,80 hectares au moment de sa vente en 1893, le phylloxera lui ayant porté un coup fatal. Il y eut aussi quelques rangs de cabernet sauvignon, arrachés au début des années 2000 pour laisser toute la place restante au cabernet franc, plus à même de briller sur ces sols froids. Aujourd’hui les vignes sont âgées en moyenne de 38 ans, plantées entre 5500 et 7500 pieds à l’hectare.

Le vignoble a vu passer quatre régisseurs majeurs depuis son rachat à la fin du 19e siècle, et ce sont les vins de ces différents maîtres de chai que nous avons dégustés ce jour-là. Car le château, appartenant à la famille Gratiot et ascendants depuis 1893, a toujours eu l’intelligence de confier ses intérêts propres à des mains expertes.
Il y eut d’abord Henri Raba, qui trouva un vignoble de seulement 3,80 hectares et des friches ; il replanta une partie des vignes sur le coteau. En 1925, son épouse Emilie, puis leur fils André lui succédèrent, jusqu’à la mort de ce dernier pendant la guerre en 1941.
S’ouvre ensuite la période de Pharaon Roche, jusqu’en 1978, un homme instinctif qui travaillait très bien eu égard au peu de moyens dont il disposait à l’époque. [/col] [col width=”six”]Il sut trouver, pour chaque millésime – et certains ne furent pas les plus faciles – le juste degré d’extraction, la bonne mesure de remontage, ou l’élevage le plus approprié. La nièce d’André Raba, Hélène Gratiot Alphandéry, une professeur de psychologie bien éloignée des intérêts viticoles, lui avait confié la charge de la pro-priété.
Le successeur de Pharaon Roche, Philippe Dubois, arrivait du Château Giscours. Expérimenté, il fut bien inspiré dans ses premiers millésimes, un peu moins les cinq dernières années. Comme dans beaucoup de crus, les années 80 ont toléré un peu trop de volumes, et ici sans doute, les vins ont du en majorité, pendant cette période, être issus du bas de coteau sableux, plus facile à cultiver. Depuis les choses ont changé et la majeure partie du grand vin est issu des terrasses calcaires.

Jacques-Olivier Gratiot succède à sa mère en 1990 et fait bâtir un nouveau chai en 1995. Menant par ailleurs une brillante carrière au sein du groupe l’Oréal, il s’en est lui aussi remis à d’autres hommes plus expérimentés en faisant appel en 2002 à Nicolas Thienpont (Pavie-Macquin et Bel-levue) et Stéphane Derenoncourt. Aujourd’hui sa fille Ariane s’apprête à prendre la relève. Stylistes mais avant tout vignerons, ils feront prendre au cru le virage serré des années 2000 et celui de la biodynamie (nonobstant quelques traitements de surface anti mildiou, un mal nécessaire sur ce secteur du bord des eaux), préservant intact ce terroir de premier ordre. David Suire, jeune œnologue brillant, fait partie de l’équipe, s’inspirant des plus grands blancs pour réaliser des rouges de grande précision. Les rendements sont diminués, les sélections plus rigoureuses, les extractions se font désormais par pigeage et non plus par remontage, les raisins ne sont plus foulés mais vinifiés en grains entiers, récoltés au cas par cas, par parcelle, en fonction de la maturité. Le parc à barriques est rajeuni, les tonneliers changés, privilégiant des chauffes douces, sans sucrosité, et quelques 500 litres ont été introduits également depuis trois ans.
La dégustation prend ici un tour nouveau, monte d’un cran tant en chair qu’en précision. Le 2010 conclut en apothéose ce large survol : 70 années traversées en 32 millésimes.


La dégustation

Dégustés au château le 20 novembre 2013, les vins furent pour la plupart d’entre eux servis en magnum.
Nous le précisons dans nos commentaires ci-après : (b) bouteille, (m) magnum.


 

1940 (b) 15,5/20

Robe diaphane, légèrement tuilée. Nez d’humus, tertiaire. La bouche est très fine, déliée, d’une texture de pinot, légèrement terreuse. Note réglissée, finale ferme, allonge fumée.


1945 (b) 16/20

Premier nez en retrait, qui se dégage à l’aération. La bouche est de grande finesse, racée, sen-suelle, avec des notes de cuir et d’épices. Parfait équilibre et finale épicée.


1952 (m) 15,5/20

La robe est plus profonde, plus concentrée que les deux millésimes précédents. Nez de réglisse, de cacao, de truffe et de sous-bois, avec aussi une pointe d’eucalyptus. On a plus de tonus en bouche, un toucher délicat et toujours très sensuel, mais marqué par des notes compotées, de fruits cuits, voire caramélisés, de marmelade, moins pures que sur le 1945.


1955 (b) 14,5/20

Robe tuilée, nez d’herbes coupées, de foin, de cuir usé. Le vin est marqué par des tannins secs, on sent une petite impureté en milieu de bouche, une note iodée. Cette bouteille est un cran au-dessous des précédentes.


1959 (m) 16,5-17/20

Grand vin, tout en subtilité ! La robe légère, qui rappelle les grands bourgognes d’âge, le nez variant entre cuir et fleurs, la bouche tout en dentelle sont un ravissement. Finesse et sensualité, notes graphites et empyreumatiques. Belle complexité.


1961 (b) 17/20

Robe profonde, très peu tuilée, qui ne paraît pas l’âge du vin. Nez frais, de fruits macérés, léger réglisse. Bouche dense et nerveuse, tout en retenue, énergique, avec un grain de tannins très caressant, fondu, d’une grande amplitude. Très grand vin qui tient toutes ses promesses.


1962 (b) 16/20

Nez d’amande, de kirsch relayé en bouche par une grande saveur épicée. Ce vin a de la tenue, de l’élégance, un côté athlétique et paradoxalement une lecture encore très juvénile, avec de la puis-sance et du nerf. La finale trahit une petite évolution mais l’ensemble reste fin et complexe.


1964 (m) 16,5/20

La robe est jeune, sans signe d’évolution (aidée aussi par l’effet magnum). le nez torréfié, de tabac, de fumée et de moka, tranche avec les millésimes précédents. La bouche affiche un moelleux plus affirmé, une grande suavité et des notes empyreumatiques. Belle saveur, droiture, tension : il fait beaucoup plus jeune que son millésime ! La finale est enlevée, avec un léger sec cependant.


1966 (b) 16-16,5/20

De nouveau on entre dans un registre tertiaire, avec une robe plus évoluée que le 1964 et un nez de sous-bois. La bouche reste svelte et musclée ; il y a du vin et la finale ne faiblit pas.


1967 (b) 17/20

Très beau vin ! A peine évolué, avec de légers pourtours tuilés, il est encore bien vaillant. Nez gourmand, presque pâtissier, de caramel au lait. La bouche est tendre, fumée, d’une grande sen-sualité. Racé, persistant, ce vin reste tonique et incroyablement présent, avec un accent mentholé sur la finale.


1970 (m) 16,5/20

Robe claire, couleur framboise, légèrement trouble. Nez de graphite et de merrain. Bouche diserte, ample et fumée, avec de l’énergie. Un vin solide, avec une petite accroche réglissée en finale.


1971 (m) 17-17,5/20

Robe sensiblement égale à celle du 1970, soit légère et framboise. Nez discret, floral, encore ju-vénile, bien ouvert. La bouche suit ce registre expressif, tout en puissance et en notes fumées. C’est un vin carré, de large étoffe, strict mais superbement racé.


1975 (m) 13,5/20

[Depuis 1972, les mises en bouteille se font obligatoirement au château]. Ce millésime a cristallisé toutes les attentes, arrivé après trois années médiocres. Mais même boudé par la critique, il s’est révélant décevant et ce magnum n’échappe hélas pas à la règle. La robe est légère, sans évolution marquée, mais en bouche, on perçoit une légère déviance aromatique, des tannins secs, un manque de maturité et de charme, avec une touche iodée.


1978 (m) 14,5-15/20

Robe claire, aux reflets tuilés. Nez puissant, évoquant le cabernet, d’herbes sèches. Bouche dense mais où perce un manque de maturité.


1982 (m) 15/20 ?

Toujours une robe de teint clair, sans signe appuyé d’évolution. Nez de moka, très fumé. Malheu-reusement en bouche le tannin paraît sec, granuleux. Il faudrait revoir ce millésime, prétendument excellent sur le papier. Sans doute un problème de bouteille (bouchon) ?


1983 (m) 15/20

Nez animal, viandé, épices, de clou de girofle, qui rompt avec les millésimes précédents. Bouche dense, mûre, atypique du cru, qui sèche un peu sur la finale.


1985 (m) 14-14,5/20

Belle robe rubis, scintillante. Mais le nez n’est pas totalement pur, les tannins secs et la finale courte.


1988 (m) 16-16,5/20

Robe vaillante, de couleur pourpre. Nez fruité, gourmand, pâtissier, avec des notes de fruits rouges avenantes et préservées. La bouche est franche, juvénile, fraîche et longiligne, avec un côté épicé et juteux extra. C’est un millésime bâti sur l’acidité, qui se présente aujourd’hui admirablement bien. Réjouissant !


1989 (m) 15,5-16/20

Solaire, avec une trame fine et sphérique, ce millésime réussi, indéniablement, pêche par une pe-tite sécheresse de tannins et une finale un peu courte pour sa catégorie. Il lui manque un surcroît d’énergie et un petit trait de génie pour passer dans la catégorie des mythes.


1990 (m) 15,5-16/20

Robe assez claire, nez animal, viandé, bouche de même ordre, fine et fumée, torréfiée. On a du jus, de l’énergie, mais le vin manque de sensualité et de chair. Il vit ses derniers sursauts, honnê-tement mais sans la magie que peut livrer le cru dans ses grandes heures.


1995 (b) 14,5/20

Robe pourpre assez franche et jeune encore. Nez de musc, mûr, de fruits noirs. La bouche est suave mais sur un registre fluet, manquant de chair et de nerf. L’alcool se fait sentir sur la finale. dommage pour ce millésime pourtant réussi en général (mais généreusement cultivé…).


1997 (m) 15/20

Avec une belle robe rubis, éclatante, et un nez bien fruité, ce 1997 présente bien. La bouche n’est pas totalement équilibrée malheureusement, un peu asséchante et courte. Il reste le fruit et l’intention louable d’un bon vin. Pas si mal sur ce millésime difficile où peu ont su trouver la parade.


1998 (m) 16/20

Impeccable robe, bien préservée. Nez fruité, assez généreux. Il y a du vin, c’est mûr, plein, ample. Moins sensuel que puissant, ce millésime se veut plus carré que caressant. C’est son style, mais il séduit quand même largement dans ce registre.


2000 (m) 16-16,5/20

Belle jeunesse de robe, encore empreinte de glycérol. La bouche est mûre, ample, affable, avec une finale un peu stricte. Cela reste un bel ensemble classique, avec un fruit mûr, bien extrait.


2001 (m) 16-16,5/20

Le nez évocateur du cabernet laisse entrevoir un petit manque de maturité. La bouche est suave, souple, avenante, très fumée. Un vin droit et énergique, de belle réalisation classique.


2002 (m) 16,5/20

Nez de griotte et de cuir frais, engageant. La bouche est riche, puissamment gainée, avec des notes de fruits frais très aimables, du jus et de la gourmandise. Belle réussite sur ce millésime entre-deux !


2004 (m) 16,5-17/20

Encore une réussite habile dans un millésime qui n’a pas toujours eu la cote… ! Nez de camphre, de fruits bien mûrs, suivi d’une bouche de même acabit, élancée et droite, sur les fruits rouges. Une belle suavité d’ensemble, tout en charme, avec le menthol des grands crus. On sent la patte Thienpont / Derenoncourt qui s’affirme.


2005 (m) 17/20

Magistral. Nez juteux, disert, frais, sur les fruits rouges. La bouche est large, bien mûre, avec une note fumée très distinguée. Jus suave, emphatique. Un vin dense et puissant de toute beauté, taillé pour aller loin encore.


2006 (m) 16,5/20

Un nez qui truffe ! En bouche, c’est un vrai régal, avec des notes de fruits frais, de la densité, de la longueur. Très beau classicisme, équilibre idéal. Le parfait saint-émilion probe et racé.


2007 (m) 16/20

Mûr, dense, fumé, ce millésime réussit là où d’autres ont échoué. On est plus dans un registre de finesse et de suavité, comparé à ces prédécesseurs dont il n’a pas la puissance ni la gourmandise. Mais c’est décidément très bon.


2009 (m) 17/20

Dans un millésime exemplaire, ce vin en est l’interprétation parfaite. Encore dans les limbes, il affiche déjà une grande race de caractère, de la chair, et une belle finale enlevée, très fraîche.


2010 (m) 17,5-18/20

Encore un cran au-dessus du 2009 ! Large, frais, envoûtant, avec des notes de fruits noirs parfai-tement mûrs, de graphite et de menthol, ce vin fait partie des grands, assurément. Enorme poten-tiel.


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