L’information continue et récurrente favorise l’éclosion de ce qu’on appelle dans la presse des « marronniers », à savoir des sujets ou des débats sur le même thème qui reviennent à intervalles réguliers. La ou les semaines de dégustation des vins du millésime nouveau à Bordeaux, mis en vente dans la foulée, donnent naissance à d’interminables affrontements en des joutes parfois peu civilisées où des pourfendeurs attitrés, par idéologie ou par jalousie, des vins de cette région, des bloggeurs auto proclamés « nouvelle vague » de la critique, des critiques auto proclamés de l’ancienne vague (j’en fait évidemment partie), des observateurs précis et bien informés, d’autres imprécis et très mal informés, mais suiveurs de mode et, bien sûr, tout le petit cortège des « haineux et malfaisants », sous-espèce incontournable du genre humain. Mais, bien entendu, comme pour tout fait de culture, d’économie ou de société, il n’est jamais inutile de donner une information juste et de se poser les questions nécessaires à défaut d’apporter des réponses définitives. Ce que vient de faire parfaitement Jacques Dupont dans Le Point. Je ne vois rien à ajouter de plus pertinent à ce qui est un constat lucide et clairement énoncé. Mais je ne peux pas, on le comprendra facilement, laisser sans réponse quelques lieux communs issus de ces débats, relevant parfois du soupçon et donc acceptables, voire estimables et d’autres plus proches de la médisance, voire de la calomnie, qui comme on sait trouvent un espace complaisant sur le Net, le législateur étant dépassé par la chose.
Première interrogation, parfaitement utile et estimable, la vente de vins en primeur est-elle morale ?
Réponse évidente, non. Elle relève de l’esprit de spéculation, à la limite acceptable chez des professionnels, dans un univers libéral de libre-échange et où la notion de profit fait partie de la règle du jeu. Mais totalement inacceptable chez le particulier qui, qu’il le veuille ou non, en ait conscience ou non, se transforme par l’achat primeur en petit spéculateur. Or, la spéculation par définition entraîne un double mouvement à la hausse ou à la baisse. Avec des gagnants ou des perdants. Faire croire qu’on est toujours gagnant est une tromperie, croire qu’on le sera toujours un signe de naïveté pour ne pas dire d’insuffisance intellectuelle. Il m’est donc impossible d’éprouver la moindre sympathie pour les pleureurs qui se lamentent de ne plus pouvoir faire de bonnes affaires ou pour ceux qui les défendent en jouant les vierges effarouchées devant la folie du marché. Ou plus diffamatoire encore devant ce qu’ils définissent comme la « complaisance » des informateurs non marchands, qui eux ne spéculent pas ou s’ils l’ont fait à titre personnel ne cherchent pas d’autres coupables que leur propre idiotie.
Les jugements des informateurs, marchands ou non marchands, sur des vins primeurs peuvent-ils être vraiment pertinents ?
Autre question légitime et inévitable, mais où les réponses sont par la nature même du sujet abordé, peu évidentes et en tout cas jamais « objectives ». Ma réponse sera donc forcément subjective, même si elle repose sur plus de trente ans et trente millésimes de pratique. Je le ferai en trois temps.
– Aucun expert ne peut garantir que le vin qui sera en bouteille et réellement livré dans le commerce corresponde à 100 % à l’échantillon dégusté en primeur et donc au jugement et / ou à la note livrés en temps réel sur cet échantillon. Le producteur perfectionniste dispose toujours d’un à deux ans de plus pour affiner son produit, le petit malin pourra toujours rallonger la sauce si le succès l’y invite, le manipulateur d’opinion sait parfaitement maquiller son vin pour plaire immédiatement. Tout critique lucide et honnête entoure de précautions préalables ses notes et commentaires et aucun consommateur ne peut ignorer ces précautions à moins d’user de la mauvaise foi la plus infantile.
– Très peu d’experts sont capables de porter un jugement utile et crédible sur ces échantillons, même accompagné des précautions d’usage. Ce type de jugement est extrêmement délicat et complexe à produire et très rares sont ceux qui ont la formation pour ce faire. Juger un vin à un stade aussi précoce suppose d’avoir assisté ou participé au préalable à de nombreuses vinifications, pour comprendre le cheminement du jus initial du raisin jusqu’au vin et l’avoir suivi jour par jour en vinification, mois par mois en élevage et participé à de nombreuses dégustations d’assemblage pour ressentir, puis évaluer la construction progressive de la saveur et de la forme, tout comme la révélation du caractère du millésime et de l’origine. Cela rend aussi plus lucide sur l’évolution constante des échantillons après les premiers mois d’élevage, selon les caprices de la pression barométrique, la fraîcheur de l’échantillon, sa température de service, la forme du verre, le volume du vin dans le verre, le temps consacré à suivre l’évolution du vin dans le verre, etc. Un expert bien formé ne peut qu’être navré des comptes rendus qui seront fait à partir d’une seule dégustation. Pour ma part, j’ai toujours voulu participer à des dégustations collectives où les journalistes présents dégustent les mêmes échantillons, ce qui limite la production d’un échantillon élaboré pour séduire le palais d’un seul expert, autre mythe sur lequel je reviendrai. Ce qui me permet aussi de juger de la compétence de ceux qui ont dégusté les mêmes échantillons. Mais évidemment, je tiens compte de bien d’autres dégustations, hélas pas pour tous les vins, on le comprendra facilement vu leur nombre et, surtout, je ne livre jamais une note au public avant d’avoir tout dégusté et longtemps ressassé mes impressions, puisque chaque note rend prisonnier le vin d’une hiérarchie de préférences qui ne peut pas se construire dans l’instantané. Voir des notes publiées une journée après la dégustation, parfois envoyées même cinq minutes après, miracle du wifi, pour être le premier au monde ou dans le canton à donner un avis, m’a toujours semblé surréaliste.
– Même dans le cas du tricheur qui maquille son échantillon, il n’est pas sûr qu’il en retire tout le profit espéré. Il est tout simplement très difficile non seulement d’être sûr de son coup, mais aussi de maintenir tout au long de l’élevage et après la mise en bouteille les petits lots adaptés au supposé goût individuel des prescripteurs. L’erreur de manipulation est toujours possible et, de toute façon, les vraies bouteilles existent, les dégustateurs ne sont pas toujours oublieux et rien ne se démode aussi vite qu’une mode. Vraiment, je n’imagine pas plus d’un producteur sur cent pour tricher ouvertement avec tous les risques que cela comporte. L’immense majorité d’entre eux cherche naturellement à présenter au monde un bébé souriant. Je me souviens certes d’un producteur de Saint-Émilion assez stupide pour être fier de montrer en primeur des échantillons indégustables sous prétexte qu’ils étaient comme ils étaient. Il a ruiné la réputation de son cru et s’est vu contraindre de le vendre.
Ce qui se produit dans pratiquement tous les cas est la chose suivante. Soit l’assemblage global, du premier comme du second vin n’est pas encore décidé, ce qui est très courant dans les châteaux de la Rive droite et le producteur bricole à partir des barriques qui se dégustent le mieux un échantillon aussi représentatif que possible de ce qu’il imagine depuis la vendange être le produit qu’il souhaite. Soit l’assemblage global est pratiquement décidé, mais un ou plusieurs petits lots donnent lieu à des hésitations ou ne s’intègrent pas encore parfaitement bien à l’ensemble, sans parler des quelques gouttes de vin de presse non encore ajoutées. On comprendra qu’ils ne feront pas partie de l’échantillon présenté. Soit enfin l’assemblage définitif est fait, mais il n’est pas question de prélever un centilitre sur chaque barrique. Le producteur choisira avec son équipe technique les barriques où le vin se présente le mieux en tâchant de conserver une proportion représentative de toutes les origines et de tous les âges de bois. Aucun dégustateur ne peut savoir à l’avance et encore moins quand il déguste à l’aveugle à quel cas de figure appartient l’échantillon. Mais combien se soucient même du principe et se posent la moindre question quand l’échantillon ne leur plaît pas ?
Dans ces conditions faut-il que les journalistes boycottent ces dégustations ?
On nous le réclame souvent et pas toujours de la façon la plus aimable dans certains cercles d’amateurs assez hostiles à l’univers des vins de Bordeaux. Je répondrai ici sans la moindre hésitation, ce n’est pas notre rôle et encore moins notre devoir. Nous sommes des interfaces, c’est-à-dire des témoins de faits dont nous ne pouvons ni ne devons en aucune façon refuser l’existence pour les livrer au public et, si nous avons une fonction critique, pour les commenter. Y compris en en dénonçant si nécessaire l’immoralité ou l’injustice. L’acte du boycott relève du public ou du politique, non du journaliste. Le journaliste d’ailleurs fait aussi partie du public et il lui est tout à fait loisible en tant qu’amateur de refuser l’achat en primeur. Il faut être assez perverti par le consumérisme pour considérer que le journaliste doit être à la botte d’une fraction militante de ses lecteurs. Ceux qui s’auto proclament chevaliers de l’éthique pourraient commencer par avoir une petite idée du sens du mot.
Bravo Michel pour ce post plein de Vérité. Tout ce que nous lisons tous ces derniers temps, tient surtout de la pression anglo-saxonne sur les propriétaires, les inclinant à vendre “au bon prix” (mais comme tous les ans!), et surtout du Négoce dont les chais sont pleins de vins des millésimes antérieurs invendus.
Quand on est plus à l’extérieur de Bordeaux comme moi ces dernières années, on regarde toujours ces Primeurs comme un espoir, de qualité et de bonne campagne.
Car Bordeaux a besoin que ses vins se vendent et se boivent!
La seule chose mis en avant avec raison par les brokers anglo-saxon, réside dans le fait que les jeunes consommateurs, dans le monde, boivent de moins en moins de Bordeaux à cause des prix élevés.
Cela, malgré tout le savoir faire des vignerons et des critiques éclairés, reste un handicap plus que sérieux au développement futur des grands vins bordelais.
A bientôt!
100% en accord, well done Michel Bettane !
Antoon – thewinepatriot.com
Les vin de Bordeaux c’est bon! J’en ai plein la cave et les adore à maturité mais je n’en achète maintenant quasiment plus s’agissant des GCC. N’est-ce pas paradoxal…..? Plusieurs de mes amis sont dans le même cas et se sont dirigés vers d’autres horizons. Une remise en question sincère et réelle du schéma commercial de cette région n’est-il pas devenu souhaitable afin que nous reprenions confiance?
Il n’y a pas de rapport entre la montée des prix et la perte de confiance, d’une part et, d’autre part, le vin français n’est pas exclusivement issu du Bordelais. Si vous découvrez le Rhône, la Provence, les vins du Midi ou de Bourgogne, de la Loire, d’Alsace, c’est plutôt une bonne nouvelle. La curiosité est un atout majeur de l’amateur de vin qui trouve dans le vignoble français une diversité bienvenue et capable de répondre à toutes les demandes dans toutes les gammes de prix.
En effet vous ne pouvez pas éviter de donner un avis sur ces vins. Et c’est à mon avis de plus en plus difficile d’en prévoir l’évolution (propos récurrent chez moi, je sais). Les domaines jouent au chat et à la souris pour maximiser leur prix, chose … évidente. Reste que beaucoup de vrais amateurs ne pourront jamais goûter les très grands crus. Et c’est la seule chose qu’on puisse juste regretter sans pouvoir y changer quoique ce soit. On ne peut rien face aux richissimes buveurs d’étiquettes.
Combien de passionnés d’automobile roulent en Ferrari ? Combien de passionnés de vin boivent la romanée-conti ?
Monsieur de Rouyn je vous cite: “””Il n’y a pas de rapport entre la montée des prix et la perte de confiance”””. Permettez-moi de ne pas être tout à fait en accord avec ceci. Je trouve au contraire que la montée des prix liée à des millésimes moyens que l’on nous présentait en primeurs comme plutôt bons (voire plus) est un facteur de perte de confiance. Et constater que ces vins achetés parfois au moins aussi chers (si ce n’est plus chers) en Primeurs que retrouvés bradés quelques années sur le marché est bien pour moi une des raisons de ma perte de confiance dans le système commercial bordelais. Je ne crois plus trop de ce fait en l’intérêt d’acheter en “Primeurs”. Et j’ai maintenant un peu de “mal” avec ce monde des GCC du Bordelais qui trop souvent a “joué” avec le client (au risque de le perdre bien évidemment).
Toujours ce côté si particulier des amateurs de vins : on se croie, bibi compris, quelque part propriétaire de ces crus qui font – parfois – rêver.
Montres, voitures, peinture, là, c’est différent : pourquoi ?
Bonne question, Herr Mauss
Monsieur de Rouyn je vous cite: “””Il n’y a pas de rapport entre la montée des prix et la perte de confiance”””. Permettez-moi de ne pas être tout à fait en accord avec ceci. Je trouve au contraire que la montée des prix liée à des millésimes moyens que l’on nous présentait en primeurs comme plutôt bons (voire plus) est un facteur de perte de confiance. Et constater que ces vins achetés parfois au moins aussi chers (si ce n’est plus chers) en Primeurs que retrouvés bradés quelques années plus tard sur le marché est bien pour moi une des raisons de ma perte de confiance dans le système commercial bordelais. Je ne crois plus trop de ce fait en l’intérêt d’acheter en “Primeurs”. Et j’ai maintenant un peu de “mal” avec ce monde des GCC du Bordelais qui trop souvent a “joué” avec le client (au risque de le perdre bien évidemment).
Cher monsieur Marcellus, quiconque cherche l’adhésion du public, s’expose à des rejets. C’est ainsi.
Monsieur! De quel public voulez-vous parler? Je ne comprends pas. Pour le moment je ne lis que vous-même et Monsieur MAUSS (François je présume, du GJE)…. J’attends les commentaires d’amateurs comme moi qui financent 100% de leurs bouteilles bues et qui n’ont, hormis par leur passion, aucun lien de près ou de loin avec les grands Châteaux bordelais. Je vous donne mon avis, partagé par nombre d’amateurs comme moi… Maintenant libre à vous de le prendre en considération ou non! Très courtoisement.
Monsieur, je parle du public qui, comme vous, achète son vin à Bordeaux ou pas, en Bourgogne ou pas, etc. Et qui a bien lke droit à la déception ou à n’importe lequel des sentiment qui lui passe par la tête au regard de sa passion. Rien d’autre.
Monsieur BETTANE comme je l’aime.
analyse : claire,limpide,cristalline,dense…
expression : vive,assez chaude,fondue,ample…
bonne persistance,bien actuellement,typicité”PRO”
Merci et bon vent……Santé
Un bemol:
La vente de primeurs est elle morale?
En tant que consommateur de Bourgogne, la plupart des vins que j’achete ne sont disponibles qu’en primeurs…et encore!… Mon choix est alors “est ce que je veux en boire ou pas?”. Il n’y a pas d’alternative! Il ne peut y avoir speculation que si l’alternative de les acheter plus tard existe.
Pour le reste, vous avez raison et les facteurs de decision d’achat sont souvent un melange d’experiences avec des vins produits les annees precedentes, de la reputation du producteur et du terroir… cela comporte une part de risque et il est vrai qu’n est parfois decu.
À votre avis, il n’y a pas de spéculation sur les bourgognes ? Vous êtes sûr ?
…Bien sur, compte tenu de la politique de prix du Bordelais et des niveaux de production, j’ai (progressivement puis totalement) arrete d’acheter des primeurs Bordeaux apres 2005. Je ne les achetais pas par speculation, mais car il etait connu que les vins etaient largement disponibles en primeur, il n’y avait aucun doute sur la provenance et le stockage et les prix risquaient d’augmenter. Une consequence est que ma consommation de Bordeaux a aussi diminue et que je n’ai plus vraiment besoin d’en acheter compte tenu de mes stocks.
De Nicolas :
“À votre avis, il n’y a pas de spéculation sur les bourgognes ? Vous êtes sûr ?”
Rarissimes sont effectivement les producteurs bourguignons qui ont mis en place le système de prix hyper costauds pour éliminer le marché gris. Le plus bel exemple est l’ombrageuse Lalou Bise Leroy.
Mais quand on regarde la demande internationale des crus de Rousseau, Roumier, DRC, Coche-Dury (pour ne donner que de brefs exemples), il est évident qu’à leur corps défendant, les prix qu’ils pratiquent permettent une spéculation intense, plus forte qu’à Bordeaux, eu égard que leurs crus sont bien plus difficiles à trouver en belle quantité.
Certainement et la spéculation n’est pas liée au marché gris, mais à la différence entre les prix d’achat et de vente. En primeurs (ou pas) à Bordeaux, en allocations (ou pas) en Bourgogne.
N’oubliez pas aussi qu’il y a encore des amateurs (dont je suis) qui achètent leurs vins uniquement pour les boire et qui sont très heureux de pouvoir disposer d’allocations en direct sur certains domaines bourguignons à des prix certes élevés mais encore raisonnables pour des vins rares. A ce titre il faut rendre hommage à beaucoup de producteurs Bourguignons qui sont heureux d’avoir une clientèle qui aime boire leurs vins avant toute chose, sans idée spéculative.Ils essaient d’ailleurs de les identifier et de les conserver
Je suis tout à fait d’accord avec l’article et tous les commentaires très intéressants
Je suis amateur de bon vin, pas un pro, ni un spéculateur, ni grand buveur des grand vins (pour des raisons des prix parfois exorbitants), mais je me pose vraiment la question: “Faut-il pas mieux acheter en primeur des vins de qualité, de réputation constante et durable depuis des années à un prix au départ peut-être un pue plus cher qu’on achète beaucoup plus cher (voir inaccessible) plus tard”?
Personnellement,je dirais “OUI”, je prendrais ce risque limité.
@ roeloffzen
Je vous rejoins.