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CÉLÉBRER TOUTES LES CIVILISATIONS DU VIN DANS UN ECRIN CONTEMPORAIN ET UNE SCÉNOGRAPHIE MULTIMEDIA, TEL EST LE PARI DE LA CITÉ DU VIN INAUGURÉE AUJOURD’HUI À BORDEAUX PAR ALAIN JUPPÉ ET FRANÇOIS HOLLANDE. VISITE EN AVANT-PREMIÈRE, AVANT L’OUVERTURE AU PUBLIC AUJOURD’HUI
« Bordeaux met de l’art
dans son vin »
« Bordeaux débouche la culture », « Bordeaux a soif d’innovation »,.. Depuis des mois, la presse bourgeonne de figures de style et chacun ici rivalise de métaphores pour imager la sinueuse silhouette qui se dresse en bord de Garonne, au débouché des Chartrons, le quartier historique du commerce du vin : « sphinx stylisé à l’extrême », « serpent enroulé sur lui-même », « corne de vache utilisée en biodynamie », « tastevin »… Ne dites surtout pas « carafe », ce serait pousser le bouchon trop loin au goût d’Anouk Legendre, fondatrice de l’agence parisienne X-TU*, lauréate du concours pour la Cité du Vin devant 114 compétiteurs internationaux. L’auteur de ce bâtiment à double courbure affirme qu’il n’est pas question d’y voir une forme mais « un mouvement qui ressort de l’insaisissable… C’est par un jour de brume que nous avons découvert cette anse du fleuve où nous allions devoir raconter l’univers du vin. Nous est alors venues l’idée de marquer le paysage avec une sorte de phare et l’envie d’exprimer un mystère, celui du vin, que l’on ressent différemment selon les circonstances. Le bâtiment, lui aussi, change d’aspect et de forme selon les points de vue ». X-TU : X pour l’inconnue en mathématiques et TU pour in-situ, l’attention porté au lieu, au contexte.
Ici, donc, aucune ligne droite, aucun angle saillant. Dehors, dedans, rien que des courbes, des torsions, des ellipses, des spirales, des volutes, des vortex, des rondeurs lovés en abymes. Les 2500 écailles d’aluminium doré rappellent les pierres blondes de Bordeaux et le fleuve à l’étal sous le soleil, et les 900 panneaux de verre dansent au gré des ciels changeants. Les 13000 mètres carrés sinuent, serpentent jusqu’au belvédère d’où la ville s’offre en panoramique. 574 arches de lamellé-collé composent la charpente « envisagée comme une cathédrale puisque le vin est ici un peu comme une religion », sourit Anouk Legendre qui souligne que le défi technique de recréer le mouvement tournoyant du liquide dans le verre aurait été « impossible sans l’ingénierie informatique ».
Certains évoquent un « Guggenheim du vin ». N’exagérions rien. Le bâtiment n’a pas tout à fait l’aspect ni les proportions prévus initialement, économies obligent. Et comme toujours, comparaison n’est pas raison. Mais une chose est sûre, si Bilbao doit sa renaissance à sa politique culturelle et au fabuleux musée de Frank Gehry, ici aussi, il ne sera question que de culture(s). Et de civilisations, même si ce dernier mot, plein de souffle et de panache mais hélas long et jugé « clivant », a disparu de l’intitulé, réduit au pragmatique « Cité du Vin ». Celle-ci n’est pas un musée riche de collections physiques – pas d’amphores phéniciennes, ni d’hanaps médiévaux… – mais propose une approche pluridisciplinaire et virtuelle (rassurez-vous, il y a quand même une très riche cave à vins) d’un « patrimoine universel et vivant ». Lequel n’est d’ailleurs inscrit au patrimoine culturel français que depuis 2014, encore un méandre, allez comprendre.
Exposer
« Exposer toutes les dimensions de la culture millénaire du vin, dans ses mythes, ses expressions artistiques, ses rites, sa géographie, son histoire, ses personnages, ses techniques, cela tout autour du monde, voilà notre propos »
résume Laurence Chesneau-Dupin, la directrice culturelle. Un « voyage immersif », en dix-neuf espaces thématiques, deux heures et cent vingt films et sons, armé du « compagnon», un cicéron high tech, concentré de technologie multimedia interactive, qui a coûté à lui seul 2 millions d’euros. La scénographie est signée de l’agence londonienne Casson Mann Ltd, qui a aussi planché sur Lascaux IV. Selon Dinah Casson, « le visiteur est imprédictible. Il faut flatter ses sens, encourager sa contemplation et sa réflexion, organiser un voyage dans le sujet, récompenser sa curiosité ». Bref, « transformer une histoire en expérience spatiale agréable », résume Roger Mann. A la Cité du Vin, ça commence par trois écrans géants où défile un Tour du monde aérien des vignobles, des plaines d’Australie aux pentes de Bourgogne, des contreforts des Andes au plat Médoc… Cela se poursuit à la Table des terroirs conçue comme un paysage tactile, où des vignerons de la Rioja ou de Moselle explique leur coin de paradis où l’on se dit que parfois l’eden ressemble à l’enfer. Plus loin, un mur couvert de ceps stylisés détaille sur tablettes digitales les cépages du monde. La Galerie des civilisations, matrice de l’histoire du vin en forme de gigantesque caisse (bois, bien sûr), remonte le temps, en 10 étapes. Elle est bordée par le minimaliste et eliptique Mur des tendances au XXIe siècle. Au Buffet des 5 sens, vous exercez votre nez pour comprendre les clés de la dégustation tandis qu’au Banquet des hommes illustres, Pierre Arditti converse avec Voltaire, Churchill, Napoléon 1er ou Colette sur leur vin préféré. Trois structures gainées d’inox, de bois et de verre évoquent les Métamorphoses du vin dans les barriques, les cuves et les flacons, et six bouteilles géantes symbolisent les grandes familles de vin. Bacchus et Vénus s’expriment à travers les arts ; les yeux rivés au ciel, semi-allongé, vous ne manquez rien de leur dialogue fécond. Encore des questions ? Des experts vous répondent dans un tête-à-tête virtuel. Ceci pour ne citer que quelques unes des animations permanentes. L’une d’elles s’intitule Boire et déboires. La gueule de bois vue par les artistes… Comme le souligne un confrère américain, il n’y avait qu’en France qu’on pouvait imaginer cela. Le parcours est libre, sans ordre de visite. Certaines animations nécessitant d’être vraiment collé au dispositif pour en profiter, il faudra parfois jouer des coudes pour approcher du « comptoir ». Le plus gros challenge sera de gérer le flux des visiteurs (toutes les visites des trois premiers mois seront horodatées).
Etancher virtuellement sa soif de connaissances pourrait très naturellement susciter l’envie d’un retour au tangible. Direction la cave à vins, 12000 bouteilles du sol au plafond, 800 références, 80 pays, soit « la plus grande cave du monde », supervisée par Michel Rolland. Chaque vin est commenté, via un QR code, par Andreas Larsson, meilleur sommelier du monde 2007. Juste à côté, Latitude 20, le bar à vins. En haut, Le 7, restaurant panoramique avec 500 vins à la carte, géré par Nicolas Lascombes (La Brasserie bordelaise, à Bordeaux, et La Terrasse Rouge à Saint-Emilion, entre autres). Aux fourneaux, un jeune chef formé au Jules Verne, l’un des restaurants parisiens d’Alain Ducasse. La meilleure vue, c’est le bélvédère, bien sûr, au 8e étage, où l’on déguste le vin de la semaine (compris dans le prix d’entrée).
La Cité, un projet initié par Alain Juppé dès 2007 et accueilli à l’époque avec la plus grande circonspection (à Bordeaux, parler des vins du monde, des concurrents, quelle drôle d’idée !), se veut le phare de l’oenotourisme. Une manne que la région a découvert sur le tard. Longtemps les châteaux ont répugné à s’ouvrir au public. Aujourd’hui, tout le monde veut en être. Dans la presse internationale, la Cité est citée parmi les dix plus importantes inaugurations dans le monde en 2016, et la ville, sacrée nouvelle capitale mondiale du vin, figure au top 10 des lieux à visiter cette année. « Nous avions besoin d’un moteur, insiste Bernard Farges, le président du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) qui réunit viticulteurs, négociants et courtiers. Cet outil, il vaut mieux l’avoir chez nous que ne pas l’avoir (sic). Les touristes (NDLR : 6 millions en 2015) repartiront avec des souvenirs inoubliables de nos vignobles, de nos vins, de la Cité. L’enjeu est de faire partager cette culture du vin. Et d’ici, notamment par le fleuve, on pourra partir visiter les châteaux ». 450 000 visiteurs (60% de Français) sont attendus chaque année. Pari à tenir car l’économie de la Cité dépend désormais entièrement de sa billetterie et des loyers des prestataires. A la barre de ce vaisseau, Philippe Massol, ex-directeur d’exploitation d’un pionnier du tourisme culturel, le Futuroscope.
« C’est un projet exceptionnel, martèle Sylvie Cazes, présidente de la Fondation pour la culture et les civilisations du Vin (l’exploitant de la Cité). De par son architecture qui inscrit Bordeaux et ses vins dans le futur ; de par son montage financier, 80% de fonds publics, 20% de fonds privés, un record ; et de par ses contenus : c’est le seul endroit au monde où l’on parlera de tous les vins du monde !».
Dans trois semaines, la ville accueillera sur ses quais près de 500 000 visiteurs pour la 10e édition de Bordeaux Fête le Vin avec dix « great wine capitals » (Mendoza, Cape Town, Porto, San Francisco…) exceptionnellement invitées. La Cité du Vin n’en accueillera que deux manifestations (une dégustation de huit vins du monde pour cinquante personnes, et une rencontre (« Drôle d’assemblage ») entre le consultant Stéphane Derenoncourt et l’artiste Nicolas Boulard). On pouvait imaginer qu’elle serait plus étroitement associée. Il faut bien roder la machine.
* X-TU a notamment réalisé le pavillon de la France à l’Exposition Universelle de Milan en 2015.
Les chiffres
3 ans de travaux
81 millions d’euros
80 mécènes
13500 m2 sur 10 niveaux
3000 m2 de parcours permanent en 19 espaces thématiques
2 expositions temporaires par an (la première consacrée à Isabelle Rozenbaum qui a photographié le making off de la Cité).
1 carte blanche à un vignoble du monde
Pratique
150, quai de Bacalan, 33300 Bordeaux,
Ouvert tous les jours jusqu’à 19H30.
Billet Cité : 20€. Billet Atelier : 15€. Abonnement annuel : 48€.
Restaurant : Le 7, saveurs locales et du monde, de 15 à 45€.
Bar à vins : Latitude 20, snack, cave : 12 000 bouteilles de 20 à 50€.
Béatrice Brasseur