Alain fut un extraordinaire chef, hanté par la précision du goût juste, pour reprendre l’expression parfaite de notre ami Jacques Puisais. Alain est éternel, en ses qualités comme en ses défauts. Eternel insatisfait et éternel créateur, éternel jusqu’auboutiste et éternel inspiré, toujours sur la brèche entre les succès les plus éclatants et le désespoir le plus aigu. D’une immense générosité et capable de caprices de légende, le ying de l’artiste absolu et le yang du doute permanent.
De mes mille souvenirs de dix ans de travail incroyable avec lui, de séances pendant lesquelles nous recherchions, avec Michel Bettane et notre gourmet photographe Fabrice Leseigneur, l’accord parfait entre le met et le vin, j’ai aujourd’hui tant de flashs si vivaces. La gourmandise infernale qui nous tenaillait en commençant la séance, vers onze heures du matin, quand Bertrand Guéneron, son merveilleux second, commençait à envoyer les premiers plats devant s’accorder avec les dizaines de crus que nous avions sélectionnés, la gourmandise épuisée, qui nous menait encore, lorsque nous finissions vers 18 heures cette incroyable agape, et entre cette fin et ce début une extraordinaire comédie humaine où tout se succédait et se mélangeait, rires, engueulades, émotions, saveurs, érudition, et, au final (mais pas toujours) l’incroyable bonheur de l’accord parfait entre le verre et l’assiette.
Cet accord, c’était, pour Senderens, comme pour nous, l’essence même de la gastronomie. Étonnamment, cette évidence est plus partagée par les gastronomes que par ses confrères chefs ou par les vignerons. Les uns voient le vin comme une substance étrangère à leur art, les autres considèrent les mets comme des concurrents en matière de saveur. Senderens, qui pourtant ne manquait pas d’égo, se révélait d’une extraordinaire humilité devant le génie d’une roussane vieilles vignes de Beaucastel ou celui d’un chambertin de Rousseau, ou même -autour d’une simple tartelette aux tomates dont j’ai le succulent goût dans ma bouche rien qu’en écrivant ces mots- d’un rosé juteux du Mourgue du Grés.
On a tant écrit sur l’accord des mets et des vins : j’ai compris avec lui qu’il n’y avait pas d’accord qui tienne à demi. Seul existe l’accord parfait. Il n’arrive quasiment jamais, sauf lorsque Senderens s’en occupait. Il cherchait, dégustait, s’enquérait auprès de nous, et quand le plat ne correspondait pas, souvent, son visage s’illuminait soudain. “Appelez moi Bertrand!” tonnait-il (plus tard ce fut Frédéric Robert). Bertrand, en plein coup de feu, montait ventre à terre des cuisines du Lucas Carton jusqu’au petit salon du premier étage, et prenait la dictée d’une recette improvisée par le maître. Quelques minutes après arrivait cette création, imaginée pour un seul vin qui avait eu l’heur d’émouvoir Alain et le miracle de l’accord parfait entre le verre et l’assiette se produisait. Cette scène s’est trop reproduite dans nos séances mensuelles pour n’y voir que l’effet d’un talent mâtiné de hasard gustatif.
Non, cet homme avait le goût juste, comme d’autres ont l’oreille parfaite ou la bosse des maths. Il avait transformé ce don en art et cet art en exigence. Cette exigence demeure aussi fondamentale pour la gastronomie moderne et l’on percevra avec le temps et, peut-être, un jour, avec d’autres chefs qui sauront s’inspirer de sa quête, à quelle point elle est moderne et essentielle à la gastronomie d’aujourd’hui et de demain.
En écrivant ces mots, je pense aussi à Eventhia, qui était là, attentive et précise, et je pense à elle et à sa douleur aujourd’hui.
Par Thierry Desseauve