Le malbec, bon pied, bon œil

Le malbec est en pleine forme dans le monde entier. Mais pas n’importe où. Notre dégustateur en chef aime beaucoup. avec circonspection.

Au XIXe siècle, avant les ravages du phylloxera, il couvrait plus d’un tiers du vignoble de la Gironde et le tout aussi large vignoble des collines du Lot. Il semble avoir eu du mal à s’adapter à l’obligation du greffage sur bois américain en France en perdant peu à peu ce qui faisait son renom, l’intensité de couleur et d’arôme dans le vin et un velouté de texture qui permettait d’assouplir la rigueur des cabernets et de donner de la chair aux merlots. Sa complicité particulière avec ces derniers explique sa plus forte présence sur la rive droite de la Garonne, particulièrement à Saint-Emilion et Pomerol. Le greffage avait aussi renforcé sa tendance naturelle à couler lors de floraisons humides ou froides ainsi que sa sensibilité au gel de printemps, Cahors en a subi les conséquences une fois de plus en 2019.

L’Argentine le fait découvrir au monde
On l’a donc peu à peu déplanté, surtout après le terrible gel de février 1956, mais il a résisté à Cahors en raison d’un microclimat plus continental qu’à Bordeaux, qui en favorise la maturité tout en rendant plus difficile celle des cépages dits bordelais. En revanche, en Argentine, à l’instigation du gouverneur de Mendoza Pedro Pascual Segura, sur les conseils de l’agronome français Michel Aimé Pouget qui l’avait importé de Saint-Emilion vers 1865 et devant la supériorité affichée des vins produits par rapports à ceux des criollas plantés par les conquistadors espagnols, il conquiert peu à peu toute cette région, sur ses racines propres, sur des sols sableux, sans présence de phylloxera. Les experts français consultés par les autorités locales sont aussi les premiers à se rendre compte de sa capacité à donner des vins plus complexes en altitude élevée, sur les contreforts des montagnes andines. C’est donc l’Argentine qui va le faire mieux connaître du monde entier par la qualité et le volume des vins produits, avec plus de 16 000 hectares plantés. Au point qu’on en oublie souvent hors de France son origine française. Un peu tard, mais mieux vaut ça que jamais, les vignerons de Cahors retrouvent leur fierté et ne cachent plus la présence ni le nom de leur cépage principal, dévalué à Bordeaux – cela commence heureusement à changer depuis peu –, mais seule une fraction des 4 000 hectares plantés atteint le niveau et la réputation des meilleurs vins argentins ou même chiliens.

Appelez-le auxerrois, césar, noir de Pressac, côt…
Si j’ai tu son nom jusqu’ici, c’est parce que la science le nomme différemment des usages commerciaux. Avant son introduction à Bordeaux, on le nomme auxerrois dans le Lot, où il semble planté bien avant le XVIe siècle. Deux hypothèses expliquent ce nom, la première, locale, en fait l’affadissement sonore et orthographique de Haute-Serre, terroir privilégié du causse cadurcien. La seconde, qui a largement la préférence des experts, se comprend facilement par la présence des religieux bourguignons dans les vignobles du Sud-Ouest et surtout par l’importation de ce cépage, cette fois sous le nom de césar, aux portes d’Auxerre. A Bordeaux il prend deux noms : sur la rive droite, on le nomme noir de Pressac, en raison de la couleur de son vin (provenant bien entendu de vignes non greffées) et peut-être du rôle du château de Pressac dans sa diffusion. Sur la rive gauche, il prend vite le nom de malbec, sous lequel il sera désormais universellement connu, soit parce que les oiseaux n’aiment pas sa peau, soit en rapport avec un vigneron du même nom, Malbec étant un nom de famille assez répandu dans la région. Mais pour un agronome, il portera toujours le nom de côt sous lequel on continue à l’appeler dans la Loire. La famille des cotoïdes est certainement une adaptation localisée dans le Sud-Ouest de vitis vinifera. Un cépage très proche par son apparence et nommé prunelard existait depuis de nombreux siècles à Gaillac. Il avait peu à peu disparu, mais la qualité de son vin a encouragé les jeunes viticulteurs locaux à le replanter à nouveau. D’autant que les dernières découvertes de l’analyse génétique du malbec font du prunelard l’un de ses deux géniteurs. Le second étant le très rare cépage magdeleine des Charentes, un des deux géniteurs (ou génitrice, pour être politiquement correct) du merlot, tiens donc ! Il y aurait même des éléments communs entre le prunelard et le pinot noir. La reconstitution par l’analyse génétique du puzzle complexe de notre encépagement français devient de plus en plus passionnante et montre qu’il n’y a aucun hasard dans le choix des cépages plantés, la compatibilité et la complémentarité de leurs vins.

A chaque terroir son malbec
Le malbec moderne se divise donc en deux grandes familles. Les vignes de variétés anciennes concentrent sur les grès andins, dépassant largement 1 000 mètres en altitude, le jus de leurs baies, à condition de maîtriser l’irrigation nécessaire en raison de l’absence de pluies d’été. Les sols les plus pierreux et les plus riches en oligo-éléments donnent des vins d’une rare intensité colorante, d’une richesse de constitution étonnante qui peut conduire à un niveau d’alcool trop élevé (15° ou plus) et à une sucrosité dans le goût qui plaira aux uns et déplaira aux autres. L’adresse du vinificateur et son goût personnel détermineront les équilibres recherchés. Sur des sols plus riches et plus irrigués, les vins de ce type de vignes perdent très vite leur cachet. En France, on n’a pas vraiment à mon sens résolu la question du ou des porte-greffes les mieux adaptés, faute de moyens financiers dans la recherche ou, hélas, de volonté et de manque d’ambition dans une interprofession recherchant plus le rendement que la qualité. Mais il existe un ou deux clones de haute qualité, comme le clone 594, et surtout quelques vieilles vignes dans le Lot qui permettent au vigneron idéaliste de faire des sélections massales intéressantes. Il lui faut alors adopter une viticulture exigeante pour combattre la vigueur des jeunes vignes et surtout leur permettre un enracinement et une nutrition capables d’exprimer tout le potentiel du sol.

Différence d’équilibre
Les graves des meilleures terrasses alluvionnaires du Lot, le calcaire des secteurs appelés sidérolitiques (en référence au rouge ferrugineux des sols) ou des calcaires du Bourgeais-Blayais donnent des équilibres différents de ceux d’Amérique du Sud : un peu moins d’alcool (mais souvent 14° quand même), un peu moins de noirceur dans la robe (sauf si l’on chauffe les moûts pour produire un vin « noir »), un peu plus de fraîcheur dans les arômes floraux de violette et, à mon sens, plus de complexité au vieillissement dans l’intégration du tannin à la texture du vin. Dans les zones septentrionales comme la Touraine, le côt perd son velouté de texture et un peu de sa persistance, mais gagne en facilité à être bu et apprécié immédiatement, ce qui explique son succès grandissant. à Irancy le césar se fait vraiment rare (bien moins de 10 % de l’encépagement), mais quand il s’ajoute en proportion suffisante aux raisins de pinot noir, le vin gagne incontestablement en richesse de matière et en longévité. La même compatibilité existe avec le merlot en Bordelais et j’espère que certains vignerons courageux le comprendront. J’aimerais aussi qu’à Cahors on introduise le cabernet franc qui, sur certains sols et certaines expositions, devrait être un meilleur faire-valoir du malbec que le merlot et le tannat, autorisés dès la création du décret d’appellation. De toutes petites productions de malbec se multiplient en Amérique du Nord, en Europe centrale, en Italie, en Afrique du Sud et en Australie. L’avenir devrait nous donner d’autres approches et d’autres nuances que celles que nous connaissons et apprécions déjà.

Cet article est paru dans En Magnum #16.

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