La Gaffelière, Saint-Émilion de caractère

Alexandre de Malet Roquefort a succédé à son père au Château la Gaffelière. avec autant de talent que d’énergie, il porte son cru au meilleur niveau

Après quarante ans de dégustations régulières, on imagine que j’ai eu la chance de rencontrer beaucoup de grandes bouteilles. Peu m’ont autant marqué que les extraordinaires gaffelière 1952 et 1953, un peu liées à ma date de naissance et vraiment uniques par leur style et leur incroyable état de conservation. De là mon affection pour cette magnifique propriété aux mains de la même famille depuis 1705 et le mariage d’un membre de la très noble et ancienne famille Malet, dont un aïeul avait glorieusement pris part à la bataille d’Hastings. L’exposition sud-sud-ouest, à l’entrée sud du cœur de Saint-Emilion, sur trois étages, plateau, coteau et piémont de coteau, a certainement été repérée par les Romains. Léo de Malet Roquefort n’a donc pas été étonné en 1969 de découvrir sur sa propriété la trace d’une grande villa romaine au lieu-dit Palat, avec des fragments superbes de mosaïques qu’on peut admirer désormais au château. On imagine aisément qu’il s’agissait de la villa d’Ausone, dont le terroir jouxte celui de La Gaffelière. Le vignoble actuel couvre 22 hectares, planté pour 75 % en merlot, et 25 % en cabernet franc, dont la proportion pourrait encore augmenter. Alexandre de Malet Roquefort a intelligemment fait appel à Stéphane Derenoncourt et son équipe pour conduire le vignoble avec rigueur et respect de l’environnement. Un nouveau cuvier et un nouveau chai, aussi beaux qu’efficaces, permettent de vinifier dans des conditions idéales, ce que démontre cette magnifique dégustation où les derniers millésimes offrent un évident supplément de précision et d’harmonie. Le style inimitable des beaux millésimes du château associe la minéralité propre aux grands sols calcaires à un velouté et une douceur de texture qui le démarquent des vins un peu plus austères issus du pur plateau. Seuls Ausone à son meilleur et Bélair depuis son extension sur la côte Magdeleine, ses immédiats voisins, peuvent partager ce caractère. Les prix restent sages à ce niveau suprême, surtout comparés à quelques marques plus ambitieuses. Chez les Malet Roquefort, le sens de l’honneur est dans le vin, pas dans le prix.

2017
Très jolie robe vive, beaucoup de fraîcheur et de finesse au nez, corps suave, tannin soyeux, long, complexe, raffiné, ce qui n’exclut ni la tension ni l’expression forte du lieu. Harmonie totale pour un vin immédiatement séducteur.

2016
Texture un peu plus enrobée et tendue, mais chair veloutée : belle résolution de contraires apparents et grande longévité probable, d’autant que les bouchons sont bien meilleurs que ceux des années 1990. Une mise en bouteille récente l’a un peu serré.

2015
Grand millésime complet, riche et gourmand, avec – ce qui signe le grand terroir – un retour de fraîcheur presque mentholé malgré la haute maturité évidente du raisin et des amers racés venus du sol argilo-calcaire. Vin de très grand potentiel, remarquablement vinifié et élevé.

2014
Encore un vin complet pour le millésime, qui sera longtemps sous-estimé, en raison du 2015. Il pourrait cependant le surpasser en complexité aromatique et subtilité dans l’expression du terroir, après vingt ans de garde, un peu comme les 1948 ou les 1950 par rapport à leurs prestigieux millésimes voisins.

2013
Un peu plus de maigreur, mais le millésime fut on le sait difficile, avec malgré tout de la précision dans les arômes épicés, de la fraîcheur, et un tannin habilement extrait. Il pourrait prendre un peu d’étoffe avec l’âge.

2012
Joli coup de nez truffé, délicieux dans son demi-format, harmonieux, suave, parfait à boire en ce moment. Le charme des millésimes intermédiaires réussis à Bordeaux.

2011
Assez nerveux en bouche et un peu lourd sur le plan aromatique, avec des notes de réduction moins élégantes que celles du 2012 et encore un peu d’austérité.

2010
Encore très jeune, ample, riche, plus marqué par le merlot que ne le seront les grands millésimes plus jeunes, mais toujours un retour de fraîcheur qui équilibre l’alcool. Rétro-olfaction longue et racée. Il n’est pas encore prêt.

2009
On aimera moins le nez, un peu réduit et sauvage, malgré une grande matière. Deux bouteilles ouvertes et identiques, et un début d’oxydation.

2008
Dense et énergique, mais le tannin sèche un peu. Pour amateur de textures dites “classiques” dans le vin de Bordeaux.

2007
Vin gourmand, mais bien plus simple que dans les millésimes plus jeunes. Quelques notes florales à la bourguignonne. On peut le boire.

2006
Excellent corps, texture serrée, de la matière, mais pas l’harmonie souhaitable avec en fin de bouche une sensation sucrée.

2005
Il fait un peu plus vieux que son âge avec des notes un peu décadentes au nez, mais le velouté de texture du millésime est présent. Corps puissant et charnu. Le type même du vin entre deux âges qui cherche son second souffle.

2004
Matière plus ferme que celle du 2005, dense, réglisse-anis et truffe. Evolue noblement à l’air, dans un style un peu plus rustique que dans les meilleurs millésimes plus récents. Plus droit et marqué par son terroir que le 2005.

2003
Etonnant pour le millésime de concentration et de densité, sans lourdeur, et une saveur étonnamment florale. Il va surprendre.

2002
Vin à point, frais, gourmand, raffiné, subtil, tannin encore jeune. Bien plus séducteur en ce moment que les 2005 et 2004.

2001
Dans ce millésime réussi rive droite, ce vin déçoit un peu par son manque de “centre” et une texture peu sensuelle. Le bouchon a peut-être simplifié la donne.

2000
Elégant et intense avec un terroir bien lisible, saveur réglissée noble, grande droiture. Incontestablement bien supérieur ici au 2001.

1999
Pas le plus réussi du secteur, qui a parfois été victime d’une méchante grêle à la veille de la vendange. Il ne sera jamais vraiment équilibré.

1998
Bouteille imparfaite sans doute à cause du bouchon ou du bouchage.

1996
Nez facile et sympathique de truffe, remonté par le calcaire du sol, tannins fondus, très agréable à défaut de grande complexité.

1995
Manquant de générosité de texture et doté d’un tannin tendu, le vin séduit moins que le 1996. A-t-il été vendangé à parfaite maturité ?

1982
TCA évident au nez, comme hélas souvent avec les bouchons de l’époque. Ce qui nous fait pleurer car, derrière, il y a une évidente finesse de texture et une grande persistance.

1970
Enfin un corps et un bouquet de grand premier cru, avec toutes les nuances épicées, terriennes (truffe et iris) qu’on attend, et une très longue persistance. Dans le cadre de ce millésime si favorable sur le plan climatique, mais trop souvent dilué à Saint-Emilion (et ailleurs), une grande réussite.

1961
Sublime coup de nez, matière d’un satin grandiose, long, complexe, magique, le grand terroir parle. Peu de 1961 sont restés aussi nets et intacts.

1955
Très beau parfum où le floral ressuscite après tant d’années sur la truffe et le cuir, allant vers la rose et l’œillet. Ici, le corps est parfum et le parfum est corps, quadrature idéale du cercle vertueux des beaux terroirs. Mais seul l’âge et un bon bouchon conduisent à ce résultat.

1943
Nez à l’ancienne avec de l’acidité volatile, mais le vin est plus qu’un souvenir, avec du caractère et du style.

Photo : Leif Carlsson

À lire aussi