Le grand vin en deux services

Un court exposé assez magistral et les 20 bouteilles qui définissent le grand vin

La notion de grand vin et même son existence ne sont plus à la mode aujourd’hui. Ou plutôt est-il moins admiré et défendu que par le passé. Une nouvelle génération de consommateurs, et les prescripteurs dans lesquels elle se reconnaît, se méfie, en matière de goût comme en bien d’autres domaines, de l’émotion. Mais l’émotion est inévitable et propre à notre condition. Alors on remplacera l’émotion liée à la sensation par celle liée à la satisfaction. L’émotion sera donc soumise aux dogmes des idéologies. Le bon, le beau seront de plus en plus un bon et un beau politiquement ou moralement corrects par autoproclamation. D’où le succès du vin dit « nature », du concept du rapport qualité-prix ou celui de l’exception par rapport à la règle, la règle étant liée à l’obéissance, avec comme seule échappatoire la rébellion.

Dans notre environnement idéologique, le grand vin représente donc un scandale anti-démocratique. L’inégalité naturelle qui donne à certains lieux une supériorité reconnue de longue date dans les vins qu’ils produisent devient un fait non admissible. Le talent plus ou moins partagé par les hommes à en comprendre la valeur et à la perpétuer constitue une injustice qu’il faut combattre. Mon Dieu, que de bonheurs perdus par ces modernes puritains. Heureusement, ils ne sont pas seuls et c’est aux gourmands sans préjugés, avec leur enthousiasme et leur capacité à s’émerveiller devant les beautés et les bontés de la nature associées au perfectionnisme des hommes, qu’il revient de défendre et de maintenir ce qui leur a donné et leur donnera du plaisir.

Rappelons que lorsque le climat le permet, il est possible avec le savoir-faire moderne de produire des vins de qualité en de très nombreux endroits de la planète. Des vins boissons, d’une séduction immédiate, correspondant aux souhaits des consommateurs locaux, accessibles en prix et, surtout, d’un caractère défini et régulier. Leur avenir dépendra de leur capacité à être préférés à tous les autres types de boisson. Évidemment, il n’y a aucune obligation, même patriotique, à les boire. En France et dans quelques pays voisins, leur consommation est confortée par l’habitude, largement partagée, de les associer à nos traditions alimentaires. Le vin participe du repas à la française, tel qu’il a été défini et inscrit au patrimoine mondial par l’Unesco.

Naguère cinq à dix fois plus chers
que le vin de base, les crus les plus réputés peuvent l’être cent fois plus, et même davantage

À l’intérieur de cet ensemble, des conditions particulières donnent aux raisins de vignobles privilégiés la capacité de donner des vins de plus forte personnalité. Le plus souvent, leur caractère s’amplifie avec le vieillissement et parfois ne se révèle que par lui. Leur existence a évidemment été étudiée depuis l’Antiquité. De la nature du terroir, concept inventé pour la viticulture et désormais élargi à de nombreuses autres productions agricoles, aux techniques de culture et de vinification à mettre en œuvre.

Des générations de buveurs ont essayé de définir la nature de leur plaisir à les boire, mais aussi à les classer, voire à les hiérarchiser, avec toute la diversité des goûts qu’on imagine. Le commerce leur a donné une prime inévitable, fort variable selon les aléas de l’histoire et de l’économie nationale et internationale, étant largement exportés. L’accumulation de richesse actuelle, à laquelle s’ajoute le snobisme des consommateurs nouveaux riches, en distingue une toute petite minorité et entraîne une spéculation effrayante sur leur prix.

Naguère cinq à dix fois plus chers que le vin de base, les crus les plus réputés peuvent l’être cent fois plus, et même davantage. Au grand désespoir de ceux qui n’ont plus les moyens de les boire, ayant oublié qu’ils ont la chance d’en acheter beaucoup d’autres, qui à leur tour échappent au pouvoir d’achat de buveurs moins favorisés. Pour ce type de vin, la notion de rapport qualité-prix n’a pas de sens dans une société où le marché est libre. On peut certes définir le coût de production de ces vins d’élite. Ce prix se situe pour l’essentiel de leur production dans une fourchette de 10 à 50 euros, selon le type du climat et la générosité des récoltes. Ensuite plus rien n’est contrôlable. Heureusement, on ne spécule pas encore sur tous les vins de grand caractère qui, d’ailleurs, ne sont pas l’objet d’une consommation quotidienne.

On admettra qu’il est bon que leur prix en protège l’usage, en évitant le gaspillage ou la banalisation. Ils sont faits pour le partage et les moments heureux de la vie, forcément liés à une gastronomie de même niveau. On aimerait simplement que leur valeur culturelle et pas seulement économique soit mieux prise en compte par les pouvoirs publics. La dictature, moins scientifique qu’elle ne le prétend, de ceux qui ont en charge les politiques de santé publique continue à les diaboliser. Leur crime est de contenir une proportion d’alcool, produit addictif et dangereux si on en abuse, mais innocent en ce qui les concerne.

On connaît peu de vies écourtées par l’abus de grands crus et on oublie volontairement de préciser tout ce qu’ils apportent de bénéfique à la santé, avec une consommation modérée et éduquée. Bienfaits reconnus, eux, par la science et que quelques médecins lucides continuent à défendre malgré l’omertà des politiques. Le vin dit grand, souvent issu d’une discipline de production plus contrôlée, les possède au plus haut degré. Alors buvons-les modérément, mais sans modération.

Retrouvez la sélection dans En Magnum N°18.

Photo : Si le grand vin est l’expression d’un lieu et pas seulement d’un concept, il a des saisons. Dont l’hiver qui fait tellement de bien aux vignes. Ici, en Bourgogne.©Aurélien Ibanez

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