Lalou Bize-Leroy, un trésor national vivant

Elle a suivi au plus près soixante vendanges en Bourgogne. Elle a acheté, récolté, vinifié, élevé bon nombre des plus sublimes chefs d’œuvre qu’a produit la Bourgogne depuis 1955. Vigneronne éprise de son terroir, Lalou Bize-Leroy a fait de son nom l’une des signatures les plus recherchées – et les plus chères – du monde du vin. Avec des convictions chevillées au corps et un enthousiasme inentamé, elle s’est confiée longuement à Thierry Desseauve pour EN MAGNUM.

 

« Je voulais vivre en montagne, vivre de la montagne. Mon idée, c’était d’avoir un petit hôtel en montagne. » Lalou a alors une vingtaine d’années, on l’imagine forcément aussi décidée et virevoltante qu’aujourd’hui. Il faut simplement amadouer ce père chéri et respecté, Henri Leroy, aussi imposant qu’elle est menue, entrepreneur éclairé qui a su dans l’entre-deux-guerres faire de la maison familiale bourguignonne un poids lourds des eaux-de-vie et qui est également devenu copropriétaire, en 1942, du domaine de la Romanée Conti. On imagine la réaction du grand homme, père aimant, père cédant, mais tout de même les pieds sur terre. Si c’est ce que tu veux vraiment, fais au moins l’école hôtelière. « On est partis à Lausanne et, dans l’école, en attendant la directrice, il m’a dit la larme à l’œil, lui que je n’ai jamais vu pleurer : “Si tu restais avec moi tu pourrais aller à la montagne quand tu veux.” » On a aussitôt quitté l’école et nous sommes repartis vers Meursault. Le lendemain matin à huit heures, je commençais à travailler. Je me rappelle lui avoir dit, sans modestie : « Je te ferai un nom. » Nous sommes au printemps 1955, Lalou Leroy entre dans la carrière et commence son grand œuvre.

En 1955, la Bourgogne est dans une situation paradoxale. Les rendements sont faibles, les vignes sont vieilles, les cuvaisons traditionnelles, les engrais, les clones et les vinifications courtes n’ont pas encore envahi la région comme ils le feront dix ans plus tard. Bref, on y trouve beaucoup de vins formidables, mais peu de professionnels s’en soucient et les consommateurs ne sont guère plus attentifs. Lalou, toujours : « Les meilleurs vignerons vendaient leurs vins aux négociants, on avait l’embarras du choix. » Elle court d’un cru à l’autre, elle goûte, elle achète ce qu’elle aime, elle ne discute jamais le prix. « Il y avait aussi des vins moyens et je n’achetais pas tout ce que je dégustais. J’avais déjà en tête ce que devait être un bon pommard, un bon volnay. J’ai été élevée dans le respect du vin et je suis passionnée depuis toute petite. J’ai réalisé très jeune que ce n’était pas un hasard si les vins de Meursault étaient élégants comme la flèche de Meursault. Il y avait une correspondance entre la vigne, le paysage et le goût, ça je l’ai réalisé étant petite. »

Soixante ans plus tard, nous voilà à déguster ces vins devenus des mythes bourguignons ultimes, des vins de collectionneurs énamourés et d’agioteurs effrénés, le nez de Lalou entre dans le verre, le mien aussi, la fraîcheur est immense, le parfum infini, la vigueur et la profondeur donnent aux nectars une impression d’éternelle jeunesse. Ce suchots à la robe acajou mêle au bouquet de zeste d’orange confit et de fleurs séchées les senteurs du caillou chauffé par le soleil du terroir de Vosne-Romanée qui lui a donné naissance. Cet extraordinaire gevrey 1er cru les-cazetiers impose semble-t-il pour toujours sa plénitude et sa maturité. Ils sont tous là, vaillants soldats de cette première campagne, du délicat monthélie au glorieux chambertin, de la subtile romanée saint-vivant (« une belle musique », dit-elle) au lumineux mazis, du généreux richebourg au pur musigny, ils sont tous là, réécrivant à la manière œnophile le vers célèbre de Mallarmé : « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change ». En six décennies, la vie de Lalou Leroy, devenue Lalou Bize-Leroy par son mariage avec Marcel Bize, s’est indissolublement liée à celle des grands vins de Bourgogne, jusqu’à devenir le symbole et la vigie de leur génie singulier.

Il y eut plusieurs périodes dans cette existence tout entière dédiée au vin. La première, celle de la Maison Leroy et des vins qu’elle choisissait, plutôt qu’achetait, se poursuit toujours, même si de son propre aveu « c’était beaucoup plus facile en 1955 qu’aujourd’hui. Il y a maintenant beaucoup de winemaking, ce dont j’ai horreur. De ce fait, j’achète très peu, cette année je n’ai pas encore acheté de foudre. » Les spécialistes distinguent évidemment ces vins « de négoce » de ceux du domaine Leroy qui, on y viendra, naît en 1988. Une dégustation comme celle que nous avons faite de 24 crus du millésime 1955, tous vins de négoce, impressionne autant par l’homogénéité stylistique que qualitative. Un domaine n’aurait pas été plus cohérent. Lalou le justifie : « J’appliquais la même politique en tant que négociant. Je voulais des vins de très haute qualité et c’est une recherche constante. Si le vin n’est pas bon je n’en veux pas. C’est extra ou ce n’est pas. »

En 1974, elle devient cogérante, avec Aubert de Villaine, représentant de l’autre famille copropriétaire, du domaine de la Romanée-Conti. La maison Leroy, où elle a succédé à son père, distribue les vins du DRC dans le monde entier, sauf aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. C’est le germe d’une rupture qui deviendra effective en 1992. Pour autant, c’est à cette période que se refonde tant l’extrême qualité des vins du domaine de la Romanée-Conti que leur exceptionnel destin commercial. Le domaine Leroy naît en 1988 grâce à l’appui financier du groupe de distribution japonais Takashimaya  qui entre dans le capital de la maison Leroy à hauteur de 33%. L’affaire fit grand bruit à l’époque, le ministre de l’Agriculture Nallet enfourchant le grand air de la défense de l’intérêt national avec ce ton aussi impérieux que ridicule que seuls sont capables de prendre les politiques et les journalistes. Takashimaya est une institution japonaise, un « Galeries Lafayette » en plus luxueux, mais certains n’ont voulu y voir qu’un prédateur inculte. Le représentant en France de Takashimaya, aujourd’hui à la retraite, s’étonne encore des réactions à leur arrivée. Vingt-sept ans plus tard, Takashimaya est toujours là, à la même hauteur, et peu d’actionnaires auront été aussi respectueux du trésor qu’ils auront contribué à bâtir.

L’acquisition en 1988 du domaine Charles Noellat, essentiellement basé en côte-de-nuits, mais avec aussi quelques parcelles à Savigny, vient compléter les parcelles historiquement détenues par la famille, à Pommard, Volnay-Santenots, puis d’autres crus sont achetés dans la foulée, Corton-Renardes, Corton-Charlemagne, un peu de Musigny. Quelques mois plus tard le domaine Philippe Rémy complète le nouveau domaine Leroy, installé à Vosne-Romanée et constitué aujourd’hui de 22 hectares avec neuf grands crus. Lalou et son mari vivent au domaine d’Auvenay, une belle et ancienne ferme sur les hauteurs de Saint-Romain dotée elle aussi d’un petit, mais précieux, patrimoine de vignes.

Devenue vigneronne, Lalou prend vite la décision de convertir l’ensemble du vignoble à l’agriculture biodynamique. Un choix iconoclaste dans la Bourgogne engraissée, désinsectisée et désherbée de l’époque, mais le choix d’une vie, de la vie. Elle n’hésite pas : « J’avais compris depuis bien longtemps que tout était vivant, le raisin, le vin. Je ne voulais pas qu’on tue la vigne avec des pesticides, fongicides, insecticides, c’est un crime. J’ai découvert la biodynamie dans un article de Patrice Potier publié dans la Tribune de Genève auquel mon mari, qui était Suisse, était abonné. On est alors allé voir Nicolas Joly à la Coulée de Serrant et j’ai vu que c’était ce que je recherchais. La biodynamie, c’est du bon sens finalement. Et c’est une façon de vivre et de penser. Moralement et physiquement, j’étais incapable de faire autrement. Pythagore a dit il y a 2 600 ans que tant que les hommes ne respecteraient pas les animaux et les règnes inférieurs, ils ne connaîtraient ni la joie ni l’amour. On amène à la plante et au sol une force de vie. Elle est très contente et ça se voit tout de suite à ses feuilles. Elle respire, elle vit. Au début, on rognait et le rognage abattait les vignes. Je me suis alors mise à leur préparer des tisanes de camomille et j’ai tout de suite vu les bienfaits de cette plante sur la vigne. Encore aujourd’hui, je prépare des tisanes très variées selon la saison, le temps, la forme des vignes. »

C’est une philosophie exigeante. On l’interroge sur l’attaque terrible de mildiou qui faillit réduire à néant son millésime 1993 et qui fit beaucoup jaser dans un vignoble sceptique et routinier. Pas plus aujourd’hui qu’à l’époque, elle ne se démonte. « J’ai manqué de surveillance et nous avons raté un traitement à cause de la pluie. L’eau de Vosne-Romanée était très argileuse, l’argile s’est agglomérée à la bouillie bordelaise et nous aurions dû, au lieu de répandre de l’eau, répandre de la bouillie qui nous aurait évité une terrible attaque de mildiou. Désormais, chaque semaine, nos vignes reçoivent une tisane, une décoction, un peu de cuivre et de soufre. » On arrive là au plus profond du mystère des vins des domaines Leroy et d’Auvenay. À plus de quatre fois vingt ans, Lalou garde une modestie de débutante quand il s’agit d’expliquer cette incroyable énergie qui émane de chacun des vins, des plus simples, si tant est que l’on puisse ainsi qualifier ses auxey, aux grands crus. « On a 27 ans (d’expérience de la biodynamie, NDLR) et beaucoup de choses devant nous. Ce n’est pas du savoir-faire, c’est la terre. Le minéral devient suc, le suc devient sève, la sève nourrit les feuilles, c’est donc tout à fait normal qu’on ait des vins pleins de vie et d’énergie. Nos vins vont grandir. Il ne faut pas confondre géologie et agriculture, on commence seulement à en percevoir les effets. Avec cette préparation que Rudolf Steiner a baptisée “préparation 500” et qui s’adresse aux racines, on fait un travail absolument incroyable. »

Elle a pour ses vignes des attentions d’éleveur amoureux de son troupeau, ce qui l’amène sur certains sujets à se distinguer de pratiquement tous les autres vignerons de la planète : « Je ne veux pas arracher de vigne. Un vignoble c’est comme un village, il faut des vieux, des adultes, des jeunes et des nouveau-nés, ils vivent ensemble, se parlent, s’aident. » Cette volonté de prendre la vigne pour un être vivant, intelligent et autonome, influe aussi sur sa politique de rendement, notoirement minimaliste. « Je veux que le rendement soit bas et que le message soit dense. Certains producteurs pratiquent la saignée, selon moi c’est la vigne qui fait son rendement, c’est elle qui commande. On prend ce que donne la vigne. On ne fait pas de vendanges vertes. » Pour tout dire, on a l’impression qu’il lui coûte d’abandonner ses raisins, qu’elle amène grappe entière en cuve. « On enlève la verdure de chaque grappe, c’est un travail de titan. On ne veut pas abîmer les raisins en les arrachant à la grappe et, de plus, la grappe permet au jus de bien circuler dans la cuve. La maturité de la vigne permet également de ne pas donner cette sensation de raideur au vin. » La tension, l’énergie naissent aussi d’une vendange démarrée assez tôt, pour avoir une acidité convenable et haute plutôt que de devoir ajouter de l’acidité. Lalou Bize-Leroy n’a pas le culte du degré et n’hésite d’ailleurs pas à chaptaliser. « C’est comme un tuteur qu’on met sur une plante. Il faut que le vin soit au moins à 13° pour qu’il ait la force de passer le temps. En général nos vins se trouvent entre 12° et 12,5° et je les chaptalise pour arriver à 13°. » Le reste, c’est-à-dire la vinification, est littérature. Jusqu’à la mise en bouteille. « C’est le vin qui décide. En rouge, quand il est clair, on le tire. J’aime les vins qui sentent encore le fruit, le raisin et pas le tutti-frutti. Je ne filtre pas et je ne pratique pas le collage. Pour exemple, je trouve que le dépôt du volnay fait partie de la magie du vin. »

Demeure la rareté et la durée, puisque ces vins-là sont éternels. En regardant ses bouteilles, Henri Leroy disait à sa fille : « Oublie-les, sois patiente. » Elle l’est devenue. Elle sait que sa vie mêlera jusqu’au bout le yin et le yang du vigneron, l’extrême responsabilité et le respect le plus complet de la puissance de l’univers. « Je m’implique dans toutes les étapes. Pour avoir des beaux vins il faut avoir des beaux raisins. Il ne faut pas forcer la nature, mais l’apprivoiser. »

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