Tous les styles de Didier Mariotti

Ce Corse, pilote d’avion amateur, a déjà quelques heures de vol aux commandes des cuves des grandes maisons de Champagne. Aujourd’hui, c’est Veuve Clicquot qui profite de ses talents de chef de cave


Cet article est paru dans En Magnum #25.


Chef de cave de l’une des plus importantes maisons de Champagne, c’est comment ?
Je suis Champenois d’adoption et chef de cave parce que ce vignoble me passionne. Grande maison ou pas, ce n’est pas une question de taille. Chez Veuve Clicquot, j’ai endossé ce rôle en 2019 sans expérience préalable au sein de la maison. Il a fallu que je comprenne le style, la manière dont les équipes dégustent. Il faut réussir à se mettre au diapason le plus vite possible. Même si la crise de la Covid et les différents confinements ont été douloureux, j’ai pu passer du temps avec les équipes et échanger avec eux. Je crois que ma sensibilité s’intègre bien au style de la maison. J’aime la précision, la justesse, les équilibres et les harmonies. L’excès ne m’intéresse pas.

Justement, ce style Clicquot s’est beaucoup réinventé.
La maison a deux critères principaux qui fondent le style de ses champagnes. Texture et structure. La structure correspond à la verticalité, à la tension, à l’intégration des amers et au côté salin. La texture, c’est l’horizontalité, le gras, la gourmandise, tout ce qui donne le volume en bouche.

C’est dans ce sens qu’elle adopte un parcours technique bien particulier ?
Une fois nos vinifications terminées, sur nos sites de Reims, Vertus et Verzy, entre 600 ou 700 vins sont à notre disposition. À ce moment-là, on fait ce qu’on appelle chez nous une dégustation d’approche de l’ensemble des cuves. L’idée de l’exercice est d’avoir une première impression de la vendange de l’année. C’est un peu le principe d’une dégustation primeur et cela nous permet de cartographier la cuverie avant la dégustation des vins clairs, à la fin de l’automne.

Et la vigne, comment vous l’approchez ?
On s’adapte. Tout commence à la vendange et à la dégustation des baies. Aujourd’hui, nos circuits de cueillette sont faits en fonction de la connaissance de nos terroirs, par exemple ceux qui intègrent le plus souvent les cuvées La Grande Dame ou Vintage. C’est un travail d’échange avec le directeur des vignobles. Bien se coordonner, partager notre vision œnologique, expliquer le type de vins qu’on cherche pour définir ensemble une stratégie de cueillette appropriée.

La maison accorde beaucoup d’importance aux vins de réserve.
Avant d’effectuer cette dégustation d’approche, on commence toujours par déguster à nouveau nos 400 vins de réserve pour bien se remettre en tête de ce qu’on a en cuverie et comment les vins ont évolué. De cette manière, une fois le profil des vins de l’année défini, on peut commencer à imaginer le futur assemblage. Entre les vins de réserve et les vins de la vendange, nous goûtons à peu près mille échantillons. Tous sont dégustés, précisément décrits et notés, selon leur secteur d’origine, toujours à l’aveugle. L’objectif est de répondre à une seule question. Dans quelle cuvée les utiliser ? Est-ce pour Yellow (la cuvée Carte Jaune, NDLR), y a-t-il le potentiel pour intégrer La Grande Dame ou Vintage ? Est-ce que cela fera un bon vin de réserve ?

Ce qui implique une gestion précise de tous ces vins ?
Je pense que la maison a potentiellement l’une des plus belles collections de vins de réserve. On garde tous nos vins de réserve par cru, par cépage et par millésime. Très souvent, au moment de l’assemblage, une partie ne passe pas l’étape du tirage. On la conserve. La richesse de la collection est essentielle. Quand un échantillon intègre le programme des vins de réserve, il n’est plus touché jusqu’à ce qu’il soit utilisé dans l’assemblage du Yellow.

L’âge de ces vins est aussi déterminant, non ?
C’est le deuxième élément. On identifie trois grandes familles de vins de réserve. D’abord, les “réserve” jeunes, qui ont entre un et trois ans de vieillissement et que l’on retrouve à peu près dans toutes les maisons et chez les vignerons. Quand ils ont entre quatre et dix ans de vieillissement, on les appelle des “réserve” s. À ce moment-là, le vin commence à avoir la complexité que l’on recherche. Après dix ans, on les appelle “les épices”. Il s’agit de tout petits volumes qui apportent, comme en cuisine, la touche que l’on souhaite pour donner encore plus de complexité à l’ensemble. Des notes de miel, d’abricot sec, de torréfaction, voire d’hydrocarbure, tout en donnant du gras et de la texture à la bouche. Jusqu’à ce qu’ils soient utilisés, les vins de réserve sont conservés en cuve sur lies fines. Le plus vieux date de 1988. Chaque fois qu’on les déguste, on cherche à savoir combien de temps ils vont encore pouvoir vieillir. Sont-ils à l’apogée ou en phase de complexification ? S’ils commencent à décliner, on les utilise avant qu’ils n’aillent vers l’oxydation. L’idée est vraiment d’utiliser les vins à leur optimum.

La maison est connue pour élaborer des champagnes au profil aromatique bien spécifique. Lequel ?
Le style Clicquot n’admet pas de notes oxydatives. Nous ne considérons pas que ce n’est pas bon, ce n’est pas du tout dans l’identité de la maison. Pour moi, la réduction donne plus de potentiel d’évolution au vin. Être en réduction veut dire qu’on est en déficit d’oxygène et, donc, en capacité d’absorber de l’oxygène pendant le vieillissement. Si je mets aujourd’hui des vins de réserve qui sont déjà légèrement oxydatifs, ils n’auront pas la même capacité d’absorption. En revanche, utiliser la réduction, ce n’est pas aussi simple. Lorsque les vignes sont plantées sur des sols en carence d’azote, ça peut déclencher des réductions désagréables. C’était essentiel pour nous de travailler sur ce point.

Pourtant, la réduction est un concept difficile à saisir pour le consommateur.
Il y a beaucoup de sortes de réductions. On veut absolument éviter la réduction soufrée, sur l’odeur d’allumette craquée et de pierre à fusil. Mais on recherche la réduction positive qui vient donner des notes grillées et de noisette. Pour suivre toutes ces possibilités au plus près, on vérifie chaque jour, pendant les fermentations, si nos cuves présentent déjà des réductions. On veut aussi éviter le beurré oxydatif, les fruits compotés, le lactique, les notes de caramel au lait, ce n’est pas du tout ce qu’on recherche.

Le bois est aussi au cœur des questions stylistiques d’aujourd’hui. Quel est la ligne de la maison à ce sujet ?
Nous avons quelques foudres dans lesquels sont vinifiés chardonnays et pinots noirs, exclusivement ceux de notre cuvée Vintage, soit entre 10 à 15 %. Le bois apporte quelque chose, c’est indéniable. La difficulté, selon moi, c’est d’arriver à trouver ce point d’équilibre entre l’apport du bois et le comportement de la matière première. Si celle-ci n’a pas suffisamment de charpente et de corps, le bois prendra le dessus. Par exemple, on sait maintenant que certains lots correspondants à certaines parcelles bien identifiées ne pourront pas résister à la barrique. Avec le foudre, on n’a pas ce problème-là. Après deux ans de vinification, le bois est très discret et on peut travailler sereinement sur la micro-oxygénation.

Mais le foudre induit un environnement où l’oxygène est présent ?
Il faut être vigilant. Évidemment, il y a plus d’apport d’oxygène dans un fût ou un foudre que dans une cuve inox. Ce qui compte, c’est que le vin ait la capacité de l’absorber. Il ne faut pas confondre micro-oxygénation et oxydation. L’oxydation résulte d’un apport important d’oxygène sur un moment très court. Le vin n’arrive pas à le supporter. La micro-oxygénation correspond à une alimentation régulière qui fait que le vin arrive à le digérer sans s’oxyder. Chez nous, on fait attention à limiter tout apport d’oxygène dans le temps. Les lies fines préservent de l’oxygène tout en donnant énormément de gras et de texture au vin pendant le vieillissement. Quand on décide qu’un vin a le potentiel pour devenir un vin de réserve, on ne touche plus à la cuve. Même si elle est au beau milieu de la cuverie et qu’elle nous gênera à la prochaine vendange.

Carte Jaune est à nouveau l’un des champagnes les plus intéressants de la catégorie brut sans année. Là-aussi, les vins de réserve y sont pour quelque chose ?
Quand on a des vins de réserve aussi vieux que les nôtres, il faut faire attention à ce chacun trouve sa place, sans dominer l’ensemble. Ils sont là pour construire la texture des milieux de bouches. Les vins de l’année, notamment les pinots noirs, apportent les amers. Le chardonnay confère de l’attaque et de la nervosité. Ce qui est intéressant, c’est qu’après trois ans de vieillissement, ce champagne garde toujours son registre de fruits frais tandis que les vins de réserve commencent à libérer leur aromatique toastée. On arrive à obtenir cette complexité sans utiliser de bois, ni dans l’assemblage, ni sur les vins de réserve. Toute la torréfaction et les notes d’évolution viennent des vins de réserve. Pour autant, l’ambition pour cette cuvée est d’aller chercher systématiquement de la délicatesse, de l’harmonie, de la fraîcheur et du pep. C’est un vin de plaisir apéritif. On s’oblige aussi à avoir un dosage qui respecte cette tension, cette précision, cette droiture.

Au sommet de la gamme, vos champagnes ont des profils bien différents.
Pour nous, il y a deux dimensions à prendre en compte dans l’élaboration de nos champagnes, la verticalité et l’horizontalité. La cuvée La Grande Dame, c’est un travail sur la verticalité où la tension, la droiture, les amers sont importants. Pour cette cuvée, on prend les pinots noirs situés au nord de la montagne de Reims. La cuvée Vintage est un travail sur l’horizontalité, sur la texture du vin en bouche, qui lui donne beaucoup de gourmandise et de rondeur. À l’inverse, ce champagne est issu de pinots noirs du sud de la Montagne. On joue sur la date de vendanges et la maturité pour obtenir plus de matière. Juste avec ces origines et proportions différentes, on arrive à avoir deux expressions complètement différentes. Pour le millésimé, on intègre parfois 1 ou 2 % de pinot meunier. Quant aux chardonnays, ceux d’Avize et du Mesnil-sur-Oger entrent régulièrement dans le grande-dame parce qu’ils ont cette salinité et ce côté minéral prononcé. Dans l’imaginaire des amateurs, un assemblage avec beaucoup de pinot noir sous-entend forcément beaucoup de puissance. Aujourd’hui, il y a 90 % de pinot noir dans la cuvée La Grande Dame quand le vintage n’en intègre que 65 %.

À ces profils correspondent deux instants de consommation distincts ?
Oui, nous voulions vraiment positionner ces vins pour des moments différents. Le vintage est plus un vin de gastronomie, par sa rondeur et sa gourmandise. Il a plus de polyvalence, notamment sur la cuisine japonaise. Le grande-dame est avant tout un vin d’apéritif qui peut être servi avec une entrée raffinée ou sur un grand poisson. C’est un vin qui doit à la fois être immédiatement rafraîchissant et qui doit se révéler petit à petit dans le verre. Quand on a construit le discours autour de cette cuvée, je voulais qu’on arrête de parler de puissance. Ça ne traduit pas son énergie et sa force. C’est peut-être plus compliqué à comprendre dans sa jeunesse, mais après dix ou quinze ans de vieillissement, le niveau de complexité d’un grande-dame devient exceptionnel. Tout est dans la nuance et dans les équilibres, dans l’harmonie. Aucun élément ne prend le dessus sur l’autre.

Photo : Mathieu Garçon

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