La Côte-Rôtie, terrasses d’enfer

Dans “côte-rôtie”, on ne sait pas ce qui, de “côte” ou de “rôtie”, compte le plus. Sur ces falaises de vignes, la vie de vigneron ne nous a pas semblé d’une grande simplicité. Est-ce le prix à payer pour produire de grands vins ? Nous avons rencontré une dizaine d’acrobates qui s’en sortent bien à l’ombre du grand Marcel Guigal

Que dix vignerons ?
Il y a soixante-dix exploitants dans l’appellation côte-rôtie. Nous en avons rencontré dix. Il manque des grands noms, des inconnus, des puissants, des artisans. C’est ainsi. Nous aurions préféré voir tout le monde, il y a tant à apprendre, à comprendre. Les avis de Guigal, Gangloff, Jamet, Rostaing, Cuilleron, Villard, d’autres encore, nous manquent. En Magnum est un magazine, nos choix éditoriaux nous ont porté vers cette nouvelle génération idéale.

AGNÈS LEVET
Chez les Levet, l’histoire a commencé en 1929 avec le grand-père d’Agnès qui, elle, a repris le domaine des mains de son père en 2004. Michel Bettane qualifie les Levet de “héros secrets de la côte rôtie”. Il fallait rencontrer Agnès, sa discrétion, son humilité, pour comprendre. Elle dit : « On prenait mon père pour un fou parce qu’il binait tout à la main. » C’est clair. Elle mentionne à peine le fait que ce sont « des vignes difficiles », qu’il y a « des murs à remonter » (ce travail de titan). Décidément, il faut croire que le grand vin justifie tout et les sacrifices. Oui, Agnès Levet produit de grands vins et moins chers que son entourage immédiat. En plus d’être des héros de la Côte, les Levet sont la chance de l’amateur.

STÉPHANE OGIER
Les Ogier étaient d’importants producteurs de fruits. Un peu de légumes aussi, et de la vigne. Stéphane représente la septième génération des Ogier d’Ampuis, la seconde qui fait son vin. « Je ne suis pas éloigné du style de mon père. » Il a bien fait si l’on considère l’immense succès qu’il connaît dans le monde entier, ami des stars, producteur de cuvées parcellaires aux tarifs stratosphériques, réclamé partout. Le succès le plus total et le chai ultra-moderne qui va avec. Treize hectares en côte-rôtie, c’est un très beau patrimoine et il reste lucide quand il se souvient que « c’est l’arrivée des désherbants chimiques qui a permis le développement du vignoble ». Lui, il a été l’un des tout premiers à travailler les sols. Avec un cheval, même.

CHRISTINE VERNAY
La fille de Georges Vernay, l’homme qui a sauvé l’appellation condrieu, a un avis tranché sur le travail du sol. « Je trouve que la pioche, c’est de l’esclavage, donc on utilise aussi le treuil, la motobineuse et le cheval à certains endroits. » Avec vingt-cinq hectares, dont 70 % en coteau raide à très raide, on voit bien la somme de travail pour les quarante salariés du domaine. Pour réduire la pénibilité, « pour que ces coteaux continuent à vivre », elle revoit l’idée de l’enherbement, du couvert végétal. « C’est aussi ça, la biodiversité. » Pourtant, elle regarde ces pentes hallucinantes sans jamais oublier que « dans les années 1960, personne n’imaginait qu’on reviendrait un jour sur les coteaux ». Vu d’en bas, déjà, on y croit à peine.

PIERRE-JEAN VILLA
Son père était un footballeur espagnol qui, le mercato aidant, est arrivé dans la région, où il a rencontré sa mère. « Je voulais faire pareil, je n’avais pas le même talent. Je me suis retrouvé dans une banque. Ce n’était pas pour moi. J’ai rejoint mon copain d’enfance Yves Cuilleron dans les vignes et ça m’a plu. » C’est facile, la vie. Il devient chef des ventes au Clos de Tart (Morey-Saint-Denis) et là, Sylvain Pitiot lui donne envie de faire son vin. Retour dans le Rhône. On est en 2002 quand la belle histoire commence. Aujourd’hui, il est un pilier de l’appellation et l’un de ses plus remarquables interprètes. Précis, sensible, curieux, ouvert à tout et à tous, il mène son vignoble « au feeling » et c’est très bien comme ça. Ses vins le prouvent.

CHRISTOPHE BLANC
Si l’on peut admettre que celui qui est né et a grandi ici, dans une famille de vignerons ancrée sur ses pentes depuis des générations, s’accommode de cette viticulture de folie, on s’interroge sur ce que vient y faire un étranger. Issu d’un autre monde, le BTP, Christophe Blanc est arrivé en 2009 après trois ans d’études et de stages. « La force dans la région, c’est qu’on échange beaucoup entre nous ». S’il n’a que dix vendanges derrière lui, il a déjà sept hectares dans quatre appellations. Il découvre tous les jours la vigne, le vin, les murets à redresser et l’administration avec laquelle il faut composer. « Nous faisons du vin dans quatre départements, c’est donc quatre réglementations différentes. » Quel courage.

AURÉLIEN CHATAGNIER
Nous voilà sur le plateau, tout en haut. On imagine le lieu les jours de grand mistral. Aurélien travaille dans une sorte de grand garage des cuvées de finesse qui font la joie des grands amateurs : « J’ai démarré avec un hectare d’une vigne louée ». Aujourd’hui, il a quarante ans et en exploite huit. Ne lui dites pas qu’il est connu, il se vit comme un agriculteur. « Il y a longtemps que je travaille en bio », explique ce curieux de tout ce qui peut améliorer son vin. S’il y a quelque chance que vous ne trouviez pas son côte-rôtie (mille bouteilles, c’est très peu), tentez le coup avec son son impeccable saint-joseph, ce n’est pas déchoir. Et il vient d’acquérir une parcelle de poiriers « pour essayer de faire une belle gnôle ». Prem’s !

GRAEME ET JULIE BOTT
Ils se sont rencontrés chez Stéphane Ogier où ils ont passé dix ans. En toute logique, après leur mariage, ils ont décidé de créer leur propre domaine et, contre toute attente, un tourbillon de bienveillance et quelques bonnes fées opportunes se sont penchés sur le projet qui est devenu réalité. Aujourd’hui, à force de travail et de savoir-faire, ils sont à la tête de 6,5 hectares dans trois appellations (côte-rôtie, condrieu, saint-joseph) et à Seyssuel, la bombe à retardement des grands vins à venir. De la tenue des vignes à l’ergonomie du site internet, tout est éblouissant d’intelligence et de talent. Vins compris, qui arrachent des “oh” et des “ah” aux dégustateurs du monde entier. Avec, pour couronner la perfection de l’histoire, un bébé à venir au moment, à peu près, où ses lignes paraîtront chez votre marchand de journaux.

PAUL AMSELLEM
Ce pianiste doué est aussi le mari de Christine Vernay. Il a la charge de la commercialisation des vins du domaine, une responsabilité majeure. C’est l’autre métier du vin, sans lequel ceux qui le font n’existent pas. D’une certaine manière et vu de l’extérieur, il est le parrain de l’appellation. Il parle avec tous, aide l’un, conseille l’autre, disponible, présent, drôle, sensible. Ils le disent tous et tous l’adorent. Comme un bonheur ne vient jamais seul, il a créé un groupe de rock, finement nommé Grapeful Dead, avec Yves Gangloff, Pierre-Jean Villa et d’autres, venus d’autres vignobles ou d’autres horizons. Et avec autant d’humour que de modestie distante. Autrefois, on aurait dit de lui qu’il est un type bien.

ROMAIN DECELLE
Ce garçon a une âme d’artiste et c’est une bonne nouvelle dans le vignoble. D’un père et d’une mère propriétaires à Bordeaux, dans le Roussillon, en Bourgogne et ici, au domaine de Boysset, il a appris le doute et le travail :« Je suis dans les vignes ». Il y ajoute l’enthousiasme. Pour les vignerons qui l’entourent, surtout la jeune garde évidemment. Pour la variété des terroirs et des opportunités de vinification. Pour le cépage : « Le plaisir de la syrah est dans l’aromatique et dans la simplicité. Je veux surtout éviter les dérives de surmaturité, de concentration et d’élevages poussifs ». Déjà trois millésimes dans ce domaine où tout est à construire : « Les anciens propriétaires vendaient tout aux particuliers ». À suivre de près.

MICHAËL GERIN
Son père est un célèbre vigneron de l’appellation côte-rôtie, dont Michaël est le président. Bien entouré par une fine équipe, Elsa Gangloff et Guillaume Clusel-Roch, le rôle lui permet d’avoir une vision intéressante. Il dit : « Avec 323 hectares revendiqués, l’appellation revient à son niveau d’avant le phylloxéra. Le vignoble est partagé entre 70 domaines. Celui qui ne trouve pas un côte-rôtie à son goût, c’est qu’il n’aime pas la syrah. Et il y en a à tous les prix ». Il est aussi aux premières loges du vignoble familial avec une approche modernisée de ce que l’époque impose, la conversion en bio notamment, entamée cette année. Et la nouveauté, c’est la cuvée Côte-Bodin, parcelle vinifiée seule pour la première fois.

Photo mathieu garçon

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