Les Abruzzes, entre mer et montagne

Grenier à vin des pizzerias et trattorias, les Abruzzes cachent bien leur jeu. Sur cette terre de diversité, située entre haute montagne et mer, les entreprises viticoles montrent la voie  en matière de qualité, de démarches environnementales et de marketing. De plus, la  région offre une expérience gastronomique grisante. L’Italie dans toute sa splendeur, entre charme, casino permanent et joie de vivre
Par Mathilde Hulot, photos de l’auteur


Cet article est paru dans En Magnum #26. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici. Ou sur cafeyn.co.


La Majella et le Gran Sasso. Combien de fois ai-je entendu prononcer ces mots ! Mais qui sont-ils ? Deux gourous qui veillent sur le vignoble ? En quelque sorte. Pointant vers le ciel leurs pics enneigés, les deux montagnes de près de trois mille mètres sont la fierté des Abruzziens. Ils y font du ski en admirant la mer et assurent qu’il y a plus de neige que dans les Alpes. Ces deux pics des Apennins, la chaîne de mille kilomètres qui tranche la péninsule italienne en deux, donnent à la région son climat et ses richesses agricoles. Placées juste en dessous des Marches, à la latitude de Rome, les Abruzzes forment le creux poplité de la botte et plongent dans l’Adriatique, offrant à l’œil des collines ondulantes de vignes en pergola et d’oliviers formant des champs de pompons, des carrés blonds et verts de cultures variées, des paysages qui annoncent gueuletons et dolce vita. Je quitte L’Aquila, la capitale régionale, avec Nuncio qui parle très bien l’italien – moi non – et qui m’explique, à l’aide de coups de frein saccadés, la perception du puissant tremblement de terre qui a ébranlé la ville le 6 avril 2009 pendant cinquante longues secondes. La terre tremble souvent ici, le centre-ville n’en finit pas de panser ses plaies, les rues et les ruelles ressemblent à des œuvres de Christo tant les chantiers sont nombreux. Pourtant ce n’est pas de l’art, c’est de la survie. Dans la vallée qui mène à Chieti, les villages accrochés en grappes sur les hauteurs et les flancs de reliefs sont surmontés de grues qui semblent se couvrir de rouille. L’Italie ! Sa laideur industrielle le long des routes, au fond des vallées, contraste avec la beauté de ses pierres séculaires, de ses monuments historiques, de sa végétation luxuriante et variée, magnolias, pins parasols, lauriers, cactus, roseaux, figuiers, feuillus et conifères. L’Italie et son casino permanent, sa langue frizzante et ses bouts de chemins qui n’en finissent pas de zigzaguer. Quand on se croit arrivé, il reste encore cent bornes à faire. Nous voilà dans la province la plus plantée des Abruzzes, Chieti. « Ici, le vin, c’est la vie, tout le monde fait du vin », raconte le journaliste italien Francesco d’Agostino. Des vignes en pergola inondent la vue. Les belles font deux mètres de haut et deux et demi de large, parfois trois quand elles sont plantées en double pour être plus résistantes. La pergola a mauvaise réputation. On lui reproche de trop bien travailler. Elle peut donner jusqu’à 40 tonnes par hectare de montepulciano, le cépage rouge dominant. Mais c’est aussi là sa force. Parfaitement adaptée au climat local, en altitude, entre mer et montagnes, elle donne des jus foncés, plaisants dans le verre, et nourrit celui qui taille la vigne et la récolte. Essentiel. Il n’y a pas si longtemps, ces vins rouges bourrés d’anthocyanes nourrissaient les cuves des appellations réputées du nord de l’Italie, la Toscane, le Piémont, la Vénétie. Il paraît que c’est fini, on leur fait confiance : les règles européennes ont serré la vis. Mais les vins quittent encore largement la région en vrac pour finir en bouteille et en carafe dans les pizzerias locales, romaines et milanaises, et plus loin encore.

Le cerasuolo, valeur historique
Montepulciano d’Abruzzo, ça vous parle ? À l’aéroport, on en trouve à petit prix. Une bouteille de Masciarelli, producteur historique : 16 euros ! On est loin des tarifs pour une bouteille d’amarone (70,90 euros), de barbaresco (36,90 euros), de brunello de Montalcino 2014 de Frescobaldi (69,90 euros) ou de Luce della Vite 2014 (149,90 euros). Comme quelques autres grands (Valentini, Zaccagnini, Pepe…), Gianni Masciarelli a participé à la douce révolution des Abruzzes en réduisant les rendements, en hissant la qualité et en faisant connaître le potentiel des cépages autochtones. Pour les blancs, le pecorino – originaire des Marches voisines – commence à faire son chemin avec sa note aromatique plaisante ; le trebbiano abruzzese (proche de notre ugni blanc) est de plus en plus connu à Londres et ailleurs grâce à sa rondeur et son ampleur. Ces deux-là entrent dans l’appellation Pecorino et Trebbiano d’Abruzzo DOC. On trouve aussi le cococciola (le glera du prosecco), le pinot grigio, le chardonnay. En rouge, le montepulciano d’Abruzzo est le vin le plus connu des Abruzzes, à ne pas confondre avec le « vino nobile de Montepulciano » de Toscane, à base de sangiovese. La confusion est « plutôt bénéfique », selon Stefano Tombesi, directeur de la Cantine Tollo, car au moins « le nom fait réagir le client » et tant pis s’il se mélange les pipettes. Le montepulciano est un cépage productif et chargé en anthocyanes qui donne les beaux vins à l’italienne qu’on aime, suaves, ronds, dominés par les arômes de fruits rouges. C’est ce vin qui est recherché dans les assemblages, pour son côté teinturier. Il est vinifié en cuve inox habituellement et en foudre ou en fût pour les Riserva (neuf mois de fûts minimum et deux ans en tout avant d’être commercialisés). Enfin, le cerasuolo d’Abruzzo est la spécialité locale. Ce n’est pas le nom d’un cépage, mais d’un type de vinification : le montepulciano passe par un pressurage direct et donne un rosé foncé à la teinte de cerise, origine du mot cerasuolo. Ce pourrait être un clairet, mais non, sa couleur est unique, proche de celle de la gelée de groseille. Ce rosé typique est historique. Bu à Rome et à Milan, il n’a jamais été une mode, il a toujours existé. « Ce sont les vins rouges qui sont nouveaux », précise volontiers Luigi Cataldi, producteur à Ofena et fervent défenseur de ce vin typique et ancien. Les Abruzziens en sont fiers mais cherchent encore à en définir le style et la robe. « Rouge brillant », dit un autre vigneron à ses importateurs américains pour le décrire. La tendance globale du marché étant au rosé très pâle style provençal, ce vin peine à trouver sa place alors qu’il est d’une rare gourmandise.

La force des apporteurs
Les Abruzzes sont la plus grande région italienne productrice de vin derrière la Sicile. Ici, pas une vigne à l’abandon, signe d’une économie saine. Depuis une vingtaine d’années, tout le monde s’est mis à faire mieux et bon, y compris les coopératives. On en compte quarante, soit 75 % des producteurs, et trente-deux rien que dans la province de Chieti. Celle du village de Tollo (province de Pescara), avec sa batterie de cuves qui rappelle les wineries australiennes, a décidé de monter en gamme en sélectionnant une centaine d’hectares sur les 2 500 hectares qu’elle rentre via 700 apporteurs de raisin. Dans ce cas, elle les rémunère mieux : 10 500 au lieu de 9 500 euros l’hectare, paiement garanti en cas d’aléas climatiques. Elle a aussi créé un chai d’élevage. Foudres et barriques de différentes tailles accueillent les montepulciano Riserva. Elle est aussi à l’origine de la toute dernière appellation Tullum DOCG, une trentaine d’hectares situés tout près de la mer Adriatique. Le holding a créé une marque, Feudo Antico, et s’apprête à construire une cave pour son mini domaine de sept hectares de vignes afin de le hisser tout en haut de la pyramide du marketing. Mais le plus impressionnant ici, c’est la place du bio. Si les Abruzzes sont en retard d’un métro quant à leur image extérieure, les vignes y sont en bio depuis longtemps. Par exemple 1995 pour la cave coopérative d’Orsogna qui virera même à la biodynamie dès 2002 (Demeter en 2005). Pour répondre aux besoins d’une telle culture, il y a la force des apporteurs de raisins, des fermiers qui vivent proches de leur terre et de leurs bêtes, éleveurs, apiculteurs, arboriculteurs, oléiculteurs et viticulteurs tout à la fois comme Mirella et Luciano Pompilio dont la ferme est proche de la cave, à Filetto. Ce couple vit totalement en autarcie. Notre visite semble les réjouir et j’ouvre de grands yeux devant la cabane où ils prévoient de nous faire déjeuner : elle est en pierre et terre colmatées et le toit est en cannizzera. On est escorté par des patous et les odeurs d’humus, d’herbes et de fumier nous bercent les narines. Cette azienda agricola est une véritable petite entreprise qui cultive la vigne, prépare les composts et élève des moutons et des oies pour enrichir le sol de substances organiques. Des expérimentations sont faites sous la pergola pour identifier les meilleurs apports entre les billes rondes des bêtes à laine et les fientes visqueuses des palmipèdes. Douze stations météorologiques ont été installées sur l’ensemble des 1 200 hectares, ce qui a permis de réduire le traitement au cuivre de 30 %. Camillo Zuli, le directeur de la coopérative, me cite les initiatives qu’il a encore dans sa calebasse, c’est impressionnant : travail avec Bioswiss sur la diversité, avec Greenpeace, avec des labos de microbiologie pour préparer les pieds de cuve, etc. Mais il ressent encore une grande réticence des universités : « Le cours sur la biodynamie à Naples a été retiré, on ne nous donne pas les moyens d’installer cette tendance ».

Lien fort entre la terre et l’assiette
Dans sa cave perchée en haut d’une colline qui offre une vue imparable sur le Gran Sasso et la Majella, Stefania Pepe a aussi fait le choix de la biodynamie. Un état d’esprit qui n’est pas réservé au monde viticole. Terra di l’Ea est une coopérative agricole qui, à l’instar de celle de Mirella et Luciano, cultive tout ce qu’il est possible de cultiver dans les Abruzzes, les fleurs en plus. Walter d’Ambrosio est spécialisé dans les graines antiques et différents blés et il a mis son savoir-faire à disposition, comme les autres membres du groupement. Fondée en 2016, cette azienda agricola emploie sept personnes à plein temps et propose aux touristes, comme aux écoliers, de découvrir les richesses régionales. Ici, on fait du miel, du vinaigre balsamique, du pain, du salumi (charcuteries), etc. La ferme élève cochons noirs des Abruzzes, chèvres, moutons et poules et déploie des herbes aromatiques, des plantes méditerranéennes, des arbres fruitiers, des fleurs de toutes les espèces où les insectes grouillent et dix hectares de vignes. Une cave (« en restructuration ») est prévue. Ils proposent du spumante et les cépages classiques aux clients du restaurant et au circuit court. Ici, tout est lié, vin et cultures. « Notre objectif est de relancer la chaîne locale, les restaurants de la côte ayant un lien direct avec les producteurs du coin », explique Valerio di Mattia, propriétaire d’Il Palmizio (Alba Adriatica) qui milite avec l’association Aria Food pour recréer un lien fort entre la terre et l’assiette. « On ne peut révolutionner le monde, mais on peut donner envie aux futures générations d’encourager les circuits courts. » Sur tous les plats – bolito del mare con salsa verde e salicorne (sauce verte à base de persil et de blette, huile d’olive et algues), paccheri con sogliola e pannocchie ou encore cette lotte fondante saupoudrée de truffe, autre spécialité abruzzienne – le cerasuolo, rafraîchissant comme un blanc, fruité comme un rouge, fait le pont entre la montagne et l’Adriatique. Par ces émotions gustatives, les Abruzziens racontent leur identité au monde.


Fiche d’identité des Abruzzes

Pays : Italie
Latitude et longitude : 42.46, 14.21
Distance de Rome : 150 km
Climat : Continental et influence de la mer, bonne ventilation et amplitude entre le jour et la nuit grâce aux montagnes.
Superficie du vignoble : 32 000 hectares
Provinces : Chieti (76 % des plantations), Pescara (10 %), Teramo (10 %), L’Aquila (4 %).
Cépages : En rouge, montepulciano (17 000 hectares), un peu de merlot et de cabernet-sauvignon. En blanc, trebbiano (12 000 hectares), le reste en pecorino, passerina, cococciola et montonico.
Appellations d’origine (DOC) : Montepulciano d’Abruzzo, Trebbiano d’Abruzzo, Cerasuolo d’Abruzzo, Abruzzo, Villamagna.
Indications géographiques (IGT) : Colline Pescaresi, Colline Teatine, Colline Frentane, Colli del Sangro, Del Vastese (ou Histonium), Terre di Chieti, Terre Aquilane (ou Terre de L’Aquila).
Production : 3,5 millions d’hectolitres, dont un million en DOC représentés à 80 % par le montepulciano d’Abruzzo.
Tradition des Abruzzes : le cerasuelo, un rosé foncé.


 

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