Saint-Émilion, le tunnel et la lumière

Vignoble historique, fier de ses traditions jusqu’à sembler longtemps englué dans une routine médiocre, Saint-émilion s’est réinventé pour devenir le plus glamour des grands vins mondiaux. en magnum raconte la saga à rebondissements d’un cru singulier


Cet article est paru dans En Magnum #27. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici. Ou sur cafeyn.co.


« Lors de la cérémonie du ban des vendanges, les jurats se réunissent et vont à la messe. Ensuite, ils défilent dans la ville, on procède à des intronisations. Dans l’après-midi, les jurats quittent le déjeuner, remettent leurs robes rouges et grimpent à la Tour du Roi. Il faut le faire, c’est raide. Depuis le haut de la tour, ils proclament le ban des vendanges. Lorsque les jurats sont là-haut, l’un d’entre eux, au pied de la tour, déclame au hasard le nom d’anciens jurats, disparus pour certains depuis très longtemps. Il y a beaucoup d’émotion. Pendant cet instant, il n’y a plus de familles, plus de vignerons, seulement des personnes qui font du vin ici. Chacun porte le même costume, toutes les différences sont abolies. La personne au micro énonce un nom, puis une date. C’est concret, c’est le souvenir de vraies personnes qui nous rattachent tous au même village, à la même histoire. Combien de familles n’étaient pas présentes dans ce village il y a cinq siècles ? Ça n’a plus d’importance. Même si vous êtes là depuis dix ans, vous portez le même costume, vous l’avez accepté. À ce moment-là, entre nous, là-haut, on se serre les coudes, on se tient proche les uns des autres. Le moment est fort. Après, on proclame le vin de Saint-Émilion. »

Les rues pentues de Saint-Émilion enchantent les touristes. À gauche, le Logis de la Cadène, auberge historique reprise par la famille de Boüard.

En racontant avec émotion et sensibilité ce moment fort de la vie des vignerons de Saint-Émilion, Blandine de Brier Manoncourt, propriétaire avec sa mère et ses sœurs du château Figeac, trace le portrait d’un terroir ancré dans l’histoire et la tradition, aussi en perpétuelle évolution. Comme poussées par le souffle épique d’un Homère, magnifiées par la verve poétique d’un Ovide, l’odyssée et les métamorphoses de Saint-Émilion se sont enchevêtrées depuis une trentaine d’années pour faire de cette appellation un cas à la fois unique et exemplaire, spectaculaire, de la civilisation contemporaine du vin. Tout est là. L’aventure, le sublime, le mythe assurément, les modes, les caricatures aussi. Le vignoble et son village indissociable remplissent tous les critères du genre. Dédiée à la culture de la vigne dès l’Antiquité, classée au patrimoine mondial de l’Unesco au début de ce millénaire, entrée depuis maintenant plus d’une génération dans la course folle à la performance, l’appellation a vu son destin basculer dans la légende depuis le début du XXe siècle.
Rien ne destinait ce village paysan à devenir la traduction viticole du mot désir. Absent du classement des vins de la Gironde de 1855, celui de Saint-Émilion est passé de l’oubli à la gloire en moins d’un demi-siècle. Cela se résume par un chiffre, douze millions. Le prix, en euros, de l’hectare du vignoble du château Beauséjour Duffau-Lagarosse, acquis par le groupe français de cosmétiques Clarins en avril 2021. Montant de la vente : 75 millions pour quelques six hectares de vignes, certes d’excellente situation. Si l’affaire a fait les gros titres, la transaction ne fait qu’attester haut et fort du sex-appeal de la cité médiévale, où « combien ? » ne fait plus partie des questions essentielles. Avec ses échanges fonciers records, la course à la valorisation de ses vins cultes, les ambitions des anciennes familles, des investisseurs institutionnels, des nouveaux venus ou de ses self-made men géniaux, le village peut parfois prendre des airs d’univers impitoyable. Et, à Saint-Émilion comme ailleurs, l’épopée peut laisser place à la comédie, voire au fabliau, avec ses personnages fantasques, ses intrigues et sa morale parfois douteuse. À un détail près, essentiel dans la compréhension de ce vignoble. Le village réunit quantité de compétiteurs qui partagent la même quête :atteindre le sommet de la qualité et s’y maintenir.
Dans l’un des premiers numéros de En Magnum, dans la bien nommée rubrique « psychanalyse de terroir », Michel Bettane revenait, dans un article intitulé La passion selon Saint-Émilion, sur le sort de ce microcosme si particulier en détaillant les subtilités de son terroir et les liens des destins qui s’y croisent. Depuis, la concurrence entre les crus s’est intensifiée, exacerbée par la révision du classement prévue en 2022, contribuant à un niveau de qualité encore jamais atteint. Bref, la situation invitait à faire le point sur cette épopée et sur la vie des femmes et des hommes qui entretiennent son mythe. En voici le récit. Il commence par un gel terrible et une crise qui s’installe.

Le grand bouleversement
À Bordeaux, le début des années 1990 contraste violemment avec les trois dernières années que le vignoble a connues. Les trois glorieuses (1988, 1989 et 1990) ont permis aux propriétés et aux négociants d’enfin s’enrichir. La météo met fin à la période d’excitation naissante que tout le monde espérait durable. Avril 1991, le gel. Catastrophique et sinistre. Un article du Monde, daté de l’époque, constate les dégâts : « Un coup de gel printanier, le plus meurtrier depuis 1945. Dans la nuit du 20 au 21 avril, une masse d’air froid nordique à -8° degrés s’abattit sur des vignes dont la végétation avait pris un départ rapide, avec un débourrement précoce, grâce à un début de printemps plus chaud que la normale. Le lendemain, un soleil radieux décongela les bourgeons gelés, les faisant éclater. Ce fut un désastre avec des chutes de rendement de 70 % à 80 %, surtout à Saint-Émilion, où la précocité du cépage merlot infligeait une lourde pénalisation ». Premier coup dur.
Dans le même temps, depuis le printemps 1990, au Moyen-Orient, les États-Unis (et une coalition de plus de trente pays) font la guerre à l’Irak de Saddam Hussein qui vient d’envahir le Koweït. Le pétrole s’enflamme, le cours de l’or noir flambe et dégringole, l’économie mondiale s’effondre. Outre-Atlantique, la bonne santé commerciale affichée par les vins de Bordeaux dégénère. Le marché vacille. Les dernières années excellentes ont poussé les propriétés à investir pour se moderniser. C’est le cas à Saint-Émilion. Thierry Desseauve, alors rédacteur en chef de La Revue du vin de France se souvient : « Il faut bien se rendre compte à quel point ces années sont dramatiques. Le négoce n’avait pas de plan de secours. Grâce à ces trois millésimes glorieux, les vins commencent à bien se vendre. Les prix sont à la hausse, le marché américain est demandeur. Avec 1991, il n’y a plus rien de disponible, et puis tout s’arrête ». La suite n’est pas réjouissante, 1992 arrive avec sa météo pluvieuse. Les vendanges pourries plombent Bordeaux. Médiocres, les millésimes 1993 et 1994 ne sont pas à la hauteur d’un marché exigeant, désormais habitué à un certain standing. Abattues, certaines familles baissent les bras.

La course à la modernité. De haut en bas, Cheval Blanc, Château Pavie, Château Figeac.

Mais, dans la géhenne de ces « petits » millésimes, quelques vins de Saint-Émilion tranchent et attirent l’attention de la critique. Dans cette période difficile, la plupart des propriétés commencent à montrer de sérieuses limites en matière de viticulture. « C’est le moment où l’on se rend compte que certains ont commencé à se mettre au travail et à redonner une définition aux vins », insiste Desseauve. Des vins faits avec des raisins mûrs et sains, vus d’un mauvais œil par les familles historiques, secouées par l’avènement de ces vignerons talentueux, bien plus concernés par les travaux de la vigne. Au sein des familles, les tensions s’accentuent, on s’affronte sur le terrain des idées et du goût juste. L’interview d’Hubert de Boüard, à lire un peu plus loin dans ce dossier, donne une idée assez juste de cette période faite de doutes et de schismes. Interrogé sur le sujet, Michel Bettane résume : « Tout ce riche matériau humain se divise en clans rivaux, parfois jaloux, confortés dans leurs certitudes par une presse souvent partisane et mal informée, qui se plaît à opposer les « classiques » continuateurs d’un type de vin conforme à une tradition, le plus souvent inventée ou fantasmée, et les « internationalistes », corrupteurs du style classique par désir de plaire à certains prescripteurs, américains de préférence, dont le mauvais goût s’accorderait à de nouveaux consommateurs sans culture ». Lors du millésime 1995, la critique française et internationale sonnera le glas de ces « vins en dentelle, maigres et décharnés que certains faisaient passer pour des vins fins et élégants », s’amuse Thierry Desseauve. Le profil du vin est profondément remis en question. Ce qui se traduira, des années plus tard, par cette multiplication des styles, aujourd’hui plus respectueuse de la diversité des terroirs de Saint-Émilion.
Depuis le milieu des années 1980, le Médoc s’est ouvert en se lançant dans des projets spectaculaires. À Saint-Émilion, les observateurs ont parfois l’impression que rien n’a bougé depuis le XIXe siècle. Dans ce pays où la bourgeoisie de campagne vit en autarcie, le vin n’est pas vraiment une préoccupation. Peu de gens se posent des questions, à l’exception d’un petit groupe de vignerons talentueux qui bouscule les pratiques, au tournant de la décennie suivante. Sa vision ? Une conception commune de la qualité et l’envie d’élaborer un grand vin, respectueux des terroirs dont on commence à prendre la pleine mesure. Sa source d’inspiration ? Thierry Manoncourt.

Le grand homme partage tout
Disparu en 2010, laissant Saint-Émilion orpheline de son aura et son talent, le propriétaire du château Figeac a changé la face du vin de Bordeaux. Entre autres faits d’armes, Manoncourt est celui qui a fait basculer la viticulture de Saint-Émilion dans la modernité. L’appellation doit beaucoup à ce jeune homme de bonne famille, « envoûté » par Figeac au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Sa fille Blandine de Brier Manoncourt raconte son parcours. « Il revient de captivité en 1943. Ses parents lui annoncent que sa grand-mère, propriétaire de Figeac, est décédée et lui demandent d’aller voir s’il y a quelque chose à en faire. À l’époque, même les crus les plus renommés sont des gouffres financiers. Lui ne sait rien sur le vin et ne connaît pas bien l’endroit. Il sent pourtant qu’il y a beaucoup de potentiel dans ce lieu. Mais sa priorité reste de faire des études d’agronomie. C’était sa vocation. Il voulait travailler pour un ministère, par exemple. Personne ne faisait ce genre d’études pour devenir agriculteur. Il est diplômé en 1947. Ses parents ont besoin d’aide à la propriété. Le vieux régisseur qui s’en occupe est décédé. Il faut monter une équipe, relancer Figeac. À ce moment-là, il accepte de les aider, seulement pour une année. Il n’est jamais reparti. Il s’est passé quelque chose, une sorte de révélation. » Toutes les personnes que nous avons rencontrées pour réaliser ce dossier ont eu une pensée admirative à l’évocation de Thierry Manoncourt. Un mot est souvent revenu pour décrire sa personnalité : « intuition ». Pour beaucoup, il a été le premier propriétaire à pressentir que son cru pouvait faire l’un des plus grands vins du monde. Une ambition rare pour l’époque.
Dès son arrivée, sa science agronomique le pousse à restructurer le vignoble. Il innove, utilise à grande échelle des produits phytosanitaires pour ne pas produire des raisins pourris et, en matière de savoir vigneron, prend de l’avance sur tout le monde. Le gel de 1956 le coupe dans son élan et l’oblige, lui et son épouse Marie-France, à replanter près de la moitié du vignoble dans les années qui suivent. Elle se souvient : « C’est l’année de mon mariage. Nous avons commencé notre vie commune à Figeac par cette épreuve redoutable, nous n’avions plus d’argent ». Devant l’adversité, le couple rebondit, met en place une autre forme de culture, réfléchit, fait de l’élevage pour reposer la terre, construit une ferme, s’interroge, avance. Le tout sous l’œil critique des habitants du village qui se demandent ce que ce Parisien, « toujours en cravate et en veste sur son tracteur », est en train d’inventer. « Ce qu’il voulait par-dessus tout, c’était faire rayonner la science. Le monde politique ne l’intéressait pas », explique sa fille. « Il avait cette idée que s’il avait reçu quelques dons, quelques qualités, il devait les mettre au service des autres. C’était sa vision de la vie. » Fort de cette volonté, Figeac s’engage alors au cœur du collectif de Saint-Émilion, place que le cru n’a plus quittée, même ces dernières années où l’exceptionnelle qualité des millésimes produits et la perspective du classement de 2022 auraient pu l’inviter à prendre ses distances avec la vie parfois agitée de l’appellation. Au-delà de ses connaissances agronomiques et de son charisme, Thierry Manoncourt a ouvert des portes dans lesquelles la gestion actuelle de la propriété n’a pas manqué de s’engouffrer, avec le succès qu’on lui connaît.

Femmes de tête
À la fin des années 1980, certaines personnalités du village sont en profond désaccord avec ces vieilles familles qui ne se posent jamais de questions. Une femme incarne cette révolution. Alors régisseur du château Pavie-Macquin, l’expérimentée Maryse Barre, acharnée de travail et catholique dévote, semble avoir trouvé dans la biodynamie les réponses aux nombreuses questions qu’elle se pose sur le sujet des pratiques culturales. Associant pragmatisme et idéalisme, elle met en regard l’idée du grand vin en lien avec son lieu de naissance. Selon Thierry Desseauve, « elle a fait prendre conscience à beaucoup de gens dans l’appellation de l’importance des terroirs ». Elle réussit l’exploit de relever la propriété, alors quasiment en ruines, remet en état un vignoble en mauvais état, sans beaucoup de moyens, avec l’aide de Stéphane Derenoncourt, jeune recrue dont elle perçoit le potentiel. Disparue au début de l’année 2022, injustement sous-estimée, Maryse Barre a sans doute laissé une trace indélébile dans l’histoire de Saint-Émilion, inspirant bon nombre des meilleurs vignerons dès le début des années 1990. Ce sont eux qui vont faire basculer l’appellation dans une autre dimension.
Une autre femme bouscule les habitudes avec une étonnante force de conviction. Sous des allures évanescentes d’héroïne proustienne, Christine Valette s’est mis en tête de faire le meilleur vin possible sur son terroir de Troplong-Mondot. Aidée par Michel Rolland qui commence tout juste à se faire un nom dans le village, elle élabore ce qui sera rapidement perçu par le public américain comme le modèle absolu du saint-émilion de l’époque. Puissant, extrait, issu de raisins mûrs, élevé dans du bois de première qualité, Troplong n’en garde pas moins un fort lien d’appartenance à son terroir. Pour beaucoup dans la réputation du cru, le vin inventé par Christine Valette écrase littéralement les vins « maigrelets » qu’on trouvait ailleurs et pousse dans leurs retranchements bon nombre de propriétaires immobilistes qui ne nourrissaient aucune autre ambition que de réussir à vendre leurs vins, peu importe la qualité.

Trente ans d’histoire
1. De gauche à droite, Pierre-Olivier Clouet, Pierre Lurton et Nicolas Corporandy dans le chai de Cheval Blanc.
2. Christine Valette dans les vignes de Troplong-Mondot en 1992
3. Hubert de Boüard et Michel Bettane
4. Thierry et Marie-France Manoncourt
5. Michel Bettane
et Robert Parker
6. Jean-Luc Thunevin
et Muriel Andraud
aux débuts de Valandraud
7. Chantal et Gérard Perse
8. Michel Rolland
à Fontenil

D’autres encore bousculent les convenances d’une époque surannée. « C’était une génération vraiment surprenante », s’enthousiasme encore aujourd’hui Michel Bettane. « À Ausone, au cœur d’un conflit familial, le jeune Alain Vauthier cherche à imposer sa vision du grand vin. Au château Angélus, Hubert de Boüard nourrit la même ambition et bouscule son père qui dirige la propriété avec un intérêt limité pour les vignes. Il convainc sa famille de sa vision du grand vin. L’artiste François Mitjavile, les frères Bécot, etc., on sentait bien qu’il se passait quelque chose de formidable. » La raideur disparaît, le tannin s’arrondit, les vins deviennent plus moelleux, plus confortables à boire. Outre-Atlantique, ce type de vin plaît. Rapidement, le public américain, conseillé en ce sens par Robert Parker, se met à les adorer. Bientôt dans le village, l’heure est au rajeunissement et aux nouveaux venus. « Le village voit débarquer dans ses vignes un jeune comte élégant, fin et drôle, qui s’est mis en tête de faire voler en éclats les conventions un peu rigides de l’époque », s’amuse Thierry Desseauve. Dans cette bande, Stephan von Neipperg est celui qui comprend le plus tôt l’importance de la communication, décisive pour accompagner ce moment d’ébullition créative et donner du crédit à cette appellation qui recommence à faire parler d’elle. C’est ce qu’il met en place pour son cru Canon-la-Gaffelière. Malgré tous les efforts de cette nouvelle génération pour aller plus loin, l’appellation continue d’être engluée dans une torpeur d’une autre époque. Lié sans doute à un classement encore conservateur et rigide, consacrant de vieilles réputations plus que la course vers l’avant de vignerons novateurs et enthousiastes, l’immobilisme règne, les lignes ne bougent pas, les prix sont figés.
Jean-Luc Thunevin (encadré page 46) va tout changer. Vin de garage, vin de jardinier, tout a été dit et écrit sur le saint-émilion de Valandraud. Sauf peut-être l’essentiel. Faire ce que Murielle et Jean-Luc Thunevin ont fait sur le terroir excentré de Saint-Étienne-de-Lisse, aux confins est de l’appellation, relève du prodige. À l’époque, seules sont considérées comme étant le vrai terroir de Saint-émilion les vignes situées dans le village, sur le plateau partagé avec Pomerol et sur les deux flancs de la côte qui enserrent le village. Tout le reste, les terroirs de sable des environs de Libourne, le pied de côte et la plaine du sud de l’appellation et, bien sûr, toute la partie orientale sont considérés comme secondaires. Sorti de nulle part, Thunevin produit un grand vin, encensé par Bettane et Parker, dans un volume incroyablement limité. Et le vend au prix d’un cru classé. Rastignac saint-émilionnais, il incarne avec Valandraud – devenu premier grand cru classé sans passer par l’étape cru classé – la force du classement. Un tremplin formidable pour les plus méritants et la possibilité de passer outre toute forme de déterminisme social, conformément à l’esprit égalitaire des appellations d’origine contrôlée. Dans les années 1990, Saint-Émilion entre véritablement dans une nouvelle ère. La transformation œnologique s’accentue, le consulting proposé par Michel Rolland commence à se généraliser. Partout dans les propriétés, on veut du raisin mûr, des beaux merlots riches sans avoir à les chaptaliser, des bois de qualité pour donner ces arômes torréfiés qui plaisent tant aux consommateurs américains. Le modèle change. Saint-Émilion commence à prendre conscience de ses terroirs et de son pouvoir de séduction.

La folie critique
Le millésime 1995 permet aux propriétés de Saint-Émilion de retrouver le moral. Abondante et d’excellente qualité, la récolte de l’année permet de partir à la reconquête d’un marché américain de plus en plus vigilant sur la qualité. Le rôle de la presse spécialisée a de plus en plus d’importance. Les conséquences de la crise économique de 1991 sont brutales. Les faillites de revendeurs s’enchaînent aux États-Unis et de nombreux stocks de millésimes antérieurs restent bloqués dans les entrepôts et dans les containers. Le négoce brade ces encombrants « retours d’Amérique » à des prix cassés. La grande distribution s’empresse de les acheter pour les revendre lors d’opérations spéciales et leurs foires aux vins tournent alors à plein régime. Les acheteurs ont besoin d’expertise et de notes pour s’y retrouver, comme l’explique Thierry Desseauve : « Paradoxalement, ces méventes permettent à la critique française de décoller. Il y a beaucoup de vins sur le marché. Les notes commencent à avoir de l’importance ». Les vins de Saint-Émilion n’échappent pas à la mise en place de cette hiérarchie du bon goût. Le fossé se creuse entre les crus. Un certain nombre de valeurs sûres et historiques périclitent devant les progrès des propriétés engagées sur la voie de la modernité. Ce qui accentue la méfiance des vieilles familles traditionnelles. Sans possibilité ou envie de s’inscrire dans la course au grand vin, elles commencent à vendre. La vie du village, figée depuis les années d’après-guerre, se désorganise. Des tensions apparaissent. On agace son voisin en se positionnant sur telle ou telle opportunité de s’agrandir, on aiguise les jalousies en obtenant une excellente note dans un guide reconnu.
Au début des années 2000, ces changements sont significatifs. Le système Parker est à son apogée. Une bonne note de la part du « Ralph Nader du vin » (du nom d’un avocat ardent défenseur des droits des consommateurs, NDLR) revient à tout vendre dans la demi-heure aux États-Unis. À Saint-Émilion, le style des vins évolue, on abandonne la diversité de goût au profit d’une vision plus monolithique que le marché international plébiscite. Une flopée de nouveaux crus, souvent microscopiques, émergent au tournant du siècle, sollicitant et obtenant parfois des notes maximales lors de dégustations « en primeur » qui prennent alors l’allure d’un festival de Cannes du vin, avec défilé de starlettes et excès œnologiques en tout genre. C’est l’apogée des vins de garage, qui bousculent un temps les hiérarchies. Déjà quelques réticences s’expriment. On cherche le responsable qui a corrompu le vin pur de Saint-Émilion. On regarde du côté des consultants et, de manière abusive, on accuse Michel Rolland. Les vins qu’il élabore, corsés et puissants, sont au goût de Parker. Ils se vendent. Cette période de lutte d’influence dans le village s’accompagne d’un évènement qui va changer durablement le visage de l’appellation, achevant de la faire passer du glamour à un niveau de séduction encore supérieur, celui du luxe.

Cheval Blanc est en vente
Désormais ouvert sur le monde, le village de Saint-Émilion intéresse les amateurs et les curieux. De plus en plus nombreux, les touristes se pressent pour visiter son riche patrimoine architectural, et goûter son vin et ses macarons. Sa notoriété planétaire atteint son apogée avec la vente du château Cheval Blanc, cru parmi les plus célèbres de tout le Bordelais et propriété durant un siècle et demi de la famille Fourcaud-Laussac. Un duo en fait l’acquisition en 1998. Le financier belge Albert Frère et Bernard Arnault. L’arrivée du patron de ce qui devient vite le premier groupe mondial de luxe, LVMH, marque le début d’une nouvelle période pour la vie de l’appellation. Venus de tous les horizons, des investisseurs fortunés sont attirés par la présence de l’homme d’affaires français et cherchent des vignes. Le monde fermé de Saint-Émilion déploie à bras ouverts son capital. La plupart des propriétés, dont la gestion restait encore familiale, bascule dans l’univers des grandes entreprises. L’ensemble des métiers de la vigne et du vin se professionnalisent. Les crus investissent massivement, commencent à construire des chais pharaoniques, signés par des architectes fameux, engagent de jeunes et brillants œnologues et agronomes pour prendre en charge la partie technique, s’adjoignent les conseils et les analyses de consultants brillants, les Rolland, Derenoncourt, Dubourdieu, de Boüard, plus tard Thomas Duclos. La cité s’ouvre au tourisme de masse. Le moment est décisif dans l’histoire récente, impliquant des changements économiques et structuraux fondamentaux.
Après un long combat, Alain Vauthier prend le pouvoir à Ausone en 1997. Le self-made man Gérard Perse arrive à Pavie en 1998. Tous deux signent aussitôt des vins réussis qui deviennent des références stylistiques pour l’appellation. Jean-Luc Thunevin explique avoir vu débarquer des « compétiteurs qui n’étaient pas là pour faire de la figuration ». Dans l’optique des classements de 2006, puis de 2012, les propriétés se répondent coup pour coup dans leur volonté d’élaborer le plus grand vin possible. L’importance du terroir, un peu mise de côté lors de la prédominance du goût Parker, revient sur le devant de la scène. Les directions générales et techniques des crus s’emparent des questions liées aux pratiques culturales, au cœur des attentes du marché. On pousse plus loin les recherches liées à la géologie, on reconstruit des terroirs historiques, on défriche des zones reculées, on morcèle et découpe à l’extrême les parcellaires. Le modèle bourguignon s’installe.
François Despagne, propriétaire et vigneron du château Grand Corbin-Despagne, s’interroge sur ce changement de mentalité : « Faire du vin ici est devenu une affaire de passionnés. Autrefois, les gens n’étaient pas impliqués et faisaient ça par défaut. De nos jours, ce n’est plus possible, autant vendre la propriété. Depuis dix ans, on sent que l’appellation se remet tout le temps en question. Il y a plus de passion que dans la génération de nos parents ». À mesure que les familles historiques deviennent moins nombreuses, les nouveaux venus s’impliquent et se mettent au service du vin. « Ici, on se prend au jeu. Au bout d’un moment, on aime ça, on aime être en concurrence avec des produits aussi spectaculaires et des vignerons aussi doués. Les gens qui viennent tombent amoureux de l’appellation. Tout ce monde se croise et vit ensemble, sur place, dans les châteaux, dans le village. Les propriétés qui fonctionnent le mieux sont gérées par des gens qui sont viscéralement attachés au village. »

Saint-Émilion et son clocher, sans doute l’un des plus beaux villages viticoles de France.

L’arrivée de tous ces investisseurs étrangers a permis à Saint-Émilion de trouver un second souffle. Venus concurrencer les familles historiques sur leurs terres, ils ont contribué grandement à la réputation du vin et à faire de l’appellation ce qu’elle est aujourd’hui. Moins évidente, leur implication dans la vie du village est en revanche plus difficile à mesurer. Si le tourisme de masse a quelque peu étouffé l’ancienne vie authentique et locale, certains regrettent également la disparition des formes de collégialité qui ont fait la grandeur collective de l’appellation, incarnée de manière triomphale par la Jurade de Saint-Émilion.
Un nouveau paramètre s’est invité dans l’ébullition permanente de Saint-Émilion. Le climat et ses transformations. Durant les décennies 1990 et surtout 2000, le réchauffement global associé à des pratiques culturales innovantes a provoqué la fin de la chaptalisation, puis l’augmentation des degrés, en particulier ceux du précoce cépage merlot. À la fin des années 2000, le glorieux et très opulent 2009 fait réfléchir. Certains se rappellent alors que leur encépagement traditionnel comporte une part non négligeable de cabernet franc, parfois même de cabernet-sauvignon. Le « bouchet », comme on appelle le cabernet franc dans la région, avait une réputation paradoxale, celle de ces cépages tardifs qui savent, lorsqu’ils sont mûrs, donner un éclat et un dynamisme incomparables au vin. Autrefois, la bonne maturité arrivait une année sur cinq. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Saint-Émilion est donc entré dans une nouvelle phase de ses métamorphoses, où les mots « fraîcheur », « éclat », « pureté », « croquant » tiennent le haut du pavé. Au-delà de cet énième rebondissement stylistique, il faut voir ici l’effort permanent d’un vignoble et de ceux qui l’incarnent de se réinventer. Ce n’est pas rien.

Le classement est mort, vive le classement
Nous ne pouvions refermer ce récit sans aborder la délicate question du classement. Pas question de nous risquer au jeu des pronostics. Depuis 2012, on pourra se faire une idée de notre appréciation en consultant librement l’ensemble des notes que nous attribuons à chacun des crus engagés dans la démarche. Né de l’esprit révolutionnaire des appellations d’origine contrôlée, ce classement devait permettre, selon son intention originale, de présenter une hiérarchie solide entre les crus, discutable tous les dix ans selon la qualité affichée. Idée d’autant plus fabuleuse que, comme le rappelle Michel Bettane, elle reposait sur « la sportivité d’une collectivité de producteurs acceptant de soumettre au jugement de la nation la qualité individuelle de leurs produits. Ce qui contraste avec les palmarès inamovibles de tous les autres secteurs prestigieux du Bordelais ». Sans doute, ce postulat de départ a été mis à mal par la brutale montée en puissance de Saint-Émilion et la découverte de son fort potentiel de valorisation. Saint-Émilion est une appellation compliquée. Les enjeux politiques ont façonné son identité. Ainsi, les liens entre les paroisses qui dépendaient de l’église du village et la mise à l’écart pendant longtemps de celles qui n’en dépendaient pas se sont traduits, côté classement, par un rejet (jusqu’au dernier classement) de tous les crus périphériques. Parmi toutes les raisons possibles aux tensions et aux non-dits que chaque nouveau classement vient réveiller, le découpage de la première aire géographique de l’appellation a probablement frustré les plus puissantes et les plus vieilles familles du village, sceptiques quant à l’intégration dans le décret de toutes les autres communes. Michel Bettane détaille : « Elles ont profité de cette première classification pour faire un palmarès à l’intérieur de l’appellation grand cru. Seuls les meilleurs terroirs de l’appellation pouvaient prétendre à un rang de cru classé. Or, à l’exception de Larcis-Ducasse situé dans le prolongement de la côte Pavie, tous les premiers crus classés promus en 1955 sont situés sur la commune de Saint-Émilion ». Un entre-soi mal digéré par tous les autres crus qui nourrissaient l’envie d’accéder au rang supérieur.
Pourtant, pour la majorité des producteurs de l’appellation, la force d’attraction de ce classement ne s’est jamais démentie, même au plus fort des crises judiciaires. Bien sûr, le retrait récent des candidatures des châteaux Ausone, Cheval Blanc et Angélus – trois premiers crus classés A – sème le doute. Pour autant, le classement a moins de plomb dans l’aile qu’on aimerait le faire croire. La volonté de produire des grands vins et la valorisation qui les accompagne sont encore très liées à la possibilité d’y être promu et à son principe de révision. On lui doit, en partie, la qualité exceptionnelle des vins ces dix dernières années. Comment expliquer autrement cette émulation réunissant autant de talent, de savoir-faire vigneron, de compétence œnologique, d’intelligence commerciale, de stratégies d’entreprises, de consultants géniaux et d’agronomes brillants ? Au fond, Saint-Émilion est à l’image de la société française, écartelée entre un héritage rural commun à défendre urbi et orbi et la liberté individuelle toujours plus forte d’entreprendre et de réussir. Prions pour que ce génie sans commune mesure ne se perde pas dans les basses besognes essentielles des procédures et sous les coups fourbes de ceux qui ne sont pas capables d’en saisir la grandeur. Celle-ci contribue à faire de la civilisation du vin une civilisation vivante.

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