Le vin à boire vite, cette illusion tragique

Le débat est lancé. il contient ce qu’il faut de bon sens pour qu’on s’y intéresse. entre techniques nouvelles et convictions d’expérience, qui aura le dernier mot ?


Cet article est paru dans En Magnum #29. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici. Ou sur cafeyn.co.


Il y a rarement de l’imprévu ou du nouveau dans le monde du vin et les débats d’aujourd’hui ressemblent diablement à ceux d’hier. Dans les années 1960, Alexis Lichine, qu’on surnommait dans tous les pays du monde le « pape du vin » – on n’avait pas attendu Robert Parker – remarquait dans son Encyclopédie pionnière que les grands vins blancs de Bourgogne madérisaient rapidement et qu’ils étaient meilleurs à boire vers leur cinquième année ou même avant. On ne connaît que trop aujourd’hui les ravages des oxydations précoces de beaucoup de vins blancs. Rappelons que les exceptions d’alors, capables de défier les décennies, provenaient de viticulteurs maniant avec dextérité le sulfitage ou l’acidification, comme Pierre Ramonet-Prudhon ou François Raveneau. On n’accepte plus ces pratiques œnologiques aujourd’hui. De toute façon, le jeunisme de la nouvelle génération – son amour de la nouveauté et de l’immédiateté dans le succès, sa vision du temps souvent devant elle et rarement derrière – donne sa préférence au fait de boire les vins aussi vite que possible. On souhaitait aussi la même chose il y a un demi-siècle, avec d’autres arguments.
Ainsi, Max Léglise, directeur de la station œnologique de Beaune, expliquait dans La Revue du Vin de France que le manque de caves pour faire vieillir les vins dans les nouveaux immeubles justifiait une vinification courte et assouplissante. Avec un chauffage initial du raisin pour accélérer le processus et rendre moins nocive l’altération de nombreuses vendanges. Le fameux docteur Dufaÿs, au château de Nalys, influençait toute une génération de producteurs du Vaucluse ou d’ailleurs avec sa dénonciation des lourdeurs et fragilités inacceptables, selon lui, des vins traditionnels. Il prônait, influencé par ses amis du Beaujolais, le recours à la macération carbonique, permettant de produire des vins fruités buvables dès la mise en bouteille. Presque tout le Languedoc et le Roussillon (rappelons que cette méthode de vinification a été codifiée à Montpellier) s’y mettra à son tour dix ans plus tard sous l’influence, chose amusante, d’un œnologue bordelais, Marc Dubernet. Déjà dans les mêmes années 1960 à Bordeaux, un négociant bien introduit dans tous les milieux de la restauration, Pierre Coste, avait popularisé les « petits bordeaux rouges des Graves », vinifiés souples et fruités pour une consommation immédiate, avec l’entière complicité de ses amis Pierre Dubourdieu (le père si inventif de Denis) et Robert Goffard, dégustateur et marchand hors pair. Ce type de vin a hélas fait flop, parallèlement au destin injuste de Pierre Coste. Mais Bordeaux ne s’en est jamais remis dans nos grandes villes, désormais malades du « bordeaux bashing ». Aujourd’hui, une génération nouvelle de buveurs aime toujours boire du vin parce qu’elle trouve dans les vins dits « naturels » une boisson souple et désoiffante, bien plus que moralement supérieure, même si quelques excités en sont persuadés. Donc on boit à nouveau jeune, vite, un peu moins cher, ce qui n’est pas négligeable, et sans chercher ce qu’une minorité de connaisseurs dans le monde a reconnu dans les bons vins français, c’est-à-dire une expression d’origine ou de millésime. Les mentions bio, le style rebelle et irrévérencieux, souvent drôle et inventif des étiquettes, contre-étiquettes et noms de cuvées passionnent plus que la réputation du millésime ou des hiérarchies nées de l’histoire.
Faisons quand même preuve de prudence devant ce retour cyclique qui favorise le vin jeune, alors que paradoxalement le vin dit « nouveau » a failli à sa mission. On est heureux que la souplesse de ces vins dits nature ne provienne pas d’un artifice œnologique, comme hélas s’était dévoyé le beaujolais nouveau coloré et standardisé des années 1980. On risque pourtant d’y perdre plus qu’on y gagne, comme cela n’est que trop évident dans l’usage de la langue, avec la simplification outrancière du vocabulaire, entraînant celle de la pensée, devenue incapable de nuancer ce qu’elle ressent ou veut communiquer. Le monde binaire – comprenons c’est génial ou c’est nul – n’a rien à nous apporter, à nous apprendre ou pour nous permettre de progresser. Dans le vin, l’opposition simple « cela me plaît tout de suite ou sinon je fais autre chose » peut encore se comprendre sur le plan aromatique, mais conduit progressivement à ne plus percevoir, parce qu’on ne peut plus nommer, faute d’expérience ou de vocabulaire, les nuances aromatiques plus complexes d’un bouquet de vieillissement. Elle devient vraiment tragique si l’on accorde aux sensations tactiles l’importance qu’elles méritent. Quand un ancien disait plaisamment ce vin glisse « comme un petit Jésus en culotte de velours », il rendait simplement hommage à son sens tactile, habitué au toucher des tissus, au grain du bois, au contact direct avec la matière. Avec les mots pour désigner son ressenti et sa capacité à faire des distinctions. Quand on dit, en revanche, « ça glisse » ou « c’est gouleyant » sans précision, cela réduit la perception du vin boisson à celle de l’eau boisson. La matière interne du vin n’intéresse plus. On a vu les ravages du rosé, forcément plus souple et simple, par rapport aux rouges issus des vignobles du Sud. Et ce rosé, rouge moins coloré et moins tannique, se rapproche de plus en plus du blanc dans les évolutions les plus récentes, parce qu’on l’imagine plus aérien ou plus cristallin s’il perd toute marque de couleur. Pour les rouges de garde, qu’on consommera d’ailleurs sans les garder, à deux ou trois ans d’âge sur la table de la plupart des bistros à vins ou restaurants, le vinificateur cherchera à adoucir et à simplifier leurs contours : beaux arômes, belle et facile entrée de bouche, puis creux sans rebond dès le milieu de bouche.
Je suis accablé par le succès actuel de certains producteurs de Bourgogne, à la mode mondiale et au prix de vente inversement proportionnel à la dilution de la matière. Et tout aussi accablé devant le bashing des grands bordeaux récents qui n’ont jamais, avec la sévérité de plus en plus grande des sélections, présenté une matière aussi riche, aussi complexe et prometteuse. On les accuse même de manquer d’émotion ou d’être trop sophistiqués techniquement. On songe à ces jeunes bacheliers incapables de lire, de mémoriser une phrase de plus de deux lignes et qui seraient prêts à interdire aux écrivains de les rédiger. Les mêmes seront un jour prochain incapables de lire un « hashtag ». Heureusement, on se console, si l’on peut, avec une minorité encore existante – pour combien de temps ? – de vins complets, sans doute les meilleurs jamais produits depuis un demi-siècle, meilleurs vins nature compris, au cœur, comme toujours, de notre magazine.

Photo : freepik

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