Gérard Bertrand : le triomphe du French Flair

Attaché à ses racines familiales en Corbières comme aux leçons de vie apprises du rugby, Gérard Bertrand a bâti un empire viticole fait d’intangibles convictions économiques, d’ambition pour sa région et d’une bonne dose d’intuitions brillantes


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Les émotions bouillonnent dans le crâne de ce grand gaillard bâti à chaud et à sable. Tout se bouscule en cet instant précis, dans ce parking de Montpellier où il s’est garé parce que le téléphone mobile qu’il s’est fait installer dans sa voiture n’arrête pas de sonner. Gérard a 26 ans et une carrière solide au RC Narbonne qui, s’il n’est plus le grand club des années Spanghero, a remporté tout de même trois challenges Yves du Manoir consécutifs. Il a aussi repris le métier paternel de courtier en vin et de vigneron. Le Radiocom 2000, symbole national de la modernité téléphonique, pousse toujours sa sonnerie stridente. Gérard attend encore un peu avant de décrocher. Il veut laisser retomber l’excitation.
Quatre ans plus tôt, il s’est engagé bien malgré lui dans cette double vie de vigneron-rugbyman. Son père, la cinquantaine à peine passée, s’est tué en voiture. Avec sa disparition, c’est l’enfance qui s’est effacée, les rêves de gloire sportive qui se sont d’un coup limités, et la destinée tragique du Languedoc viticole qui s’est emparée de lui. Le téléphone sonne toujours. Il décroche enfin. Jean-Pierre Andlauer, l’acheteur de Monoprix, lui commande cinq mille bouteilles du corbières de Villemajou, son domaine familial. Cinq mille bouteilles ! Dans une région où l’on ne sait plus comment faire pour vider les cuves d’un vin qui se vend chaque année un peu plus mal. L’immense carcasse de Gérard Bertrand se déploie dans le parking, elle fait des bonds et hurle de joie. Le premier jour de sa seconde vie de vigneron vient de commencer.

Taper le caillou
La première avait débuté bien plus tôt, l’été de ses 10 ans. « Mon père m’a mis à la cave. J’ai commencé à faire tourner des pompes, à laver les cuves. À 13 ans, je travaillais avec ma sœur la journée dans les vignes, de 5 h du matin à 13 h, six jours par semaine, du lundi au samedi inclus, pendant un mois et demi du 1er juillet au 14 août. On détestait les vacances. On tapait sur des cailloux pour enlever de l’herbe, on sulfatait avec la machine à dos. C’était vraiment basique. On avait un tracteur pour 60 hectares. J’ai planté beaucoup de vignes qui existent encore aujourd’hui. Sans rien me dire, mon père me formait déjà. Je détestais ces moments, mais en même temps, j’étais fasciné par l’énergie de mon père. J’ai commencé à déguster des vins dans son laboratoire. Je passais aussi mes week-ends à faire de l’embouteillage. Mon père, ma mère, ma sœur et moi, étions toujours en train de bosser. Je ne me posais pas de questions. » Dans les Corbières, en plein pays cathare, on est loin de la ville, du plaisir et de la facilité, mais personne ne traîne en route. En tout cas pas Gérard, même s’il regarde aujourd’hui sans nostalgie son enfance. « Dans les années 1970, la viticulture était une viticulture de combat, les vins étaient des vins de misère. La région était encore productiviste avec le grand négoce qui faisait des dizaines de millions d’hectolitres. Mon père était vigneron et courtier en vin. Dans son laboratoire, sur les 400 bouteilles qu’il rentrait par jour, 390 étaient du vin rouge. Les dégustations étaient toujours les mêmes, sans variété dans les cépages à l’époque. On retrouvait du grenache, du carignan, de temps en temps un peu de cabernet-sauvignon à Limoux ou un peu de syrah. En 1976, après la grande manifestation à Montredon, un mort de chaque côté, le ministre de l’Intérieur de l’époque avait parlé du vin languedocien en le qualifiant de “gros rouge qui tache”. On ne pouvait plus continuer comme ça. Au domaine de Villemajou, mon père a fait partie des premiers à mettre des vins en fûts de chêne et à les embouteiller. »

Père puis fils
Par la brutalité du destin, par les opportunités que sa double carrière (voire triple, en intégrant le métier de courtier) lui offre et qu’il sait saisir, par son inextinguible soif d’entreprendre, l’aventure personnelle de Gérard Bertrand va ainsi sans cesse croiser et parfois guider celle du Languedoc viticole. En trente ans, l’homme a bâti un empire multiple, intégrant création de marques à succès (Gris Blanc, Côtes des Roses, Naturae, Autrement, etc.), développement de seize domaines – à ce jour – tous cultivés en bio ou en biodynamie…

Photo : Leif Carlsson

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