Le vin à l’anglaise

L’Angleterre, maintenant. Le changement climatique favorise la vigne. Très bien. Les sols calcaires du sud de la grande île ressemblent en tous points au meilleur de la Champagne. Les vins effervescents bullent dans tous les coins. Avec plus ou moins de bonheur. Quelques-uns font très bien. Nous savons qui


Cet article est paru dans En Magnum #30. Vous pouvez l’acheter sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Les Anglais remontent loin, très loin. Ils en sont à s’attribuer l’invention du vin effervescent. Du temps des moines, que ce soit en Bourgogne ou en Champagne, les vins étaient tranquilles et l’effervescence, un défaut. Le froid de l’automne arrivant vite après les vendanges, les vins ne finissaient pas systématiquement leur fermentation alcoolique. Au printemps, avec le réchauffement des températures, elle reprenait, dans la bouteille cette fois-ci. Ce qui posait le risque de perdre un grand nombre de bouteilles, leur verre ayant souvent des défauts qui les rendaient fragiles. Elles explosaient sous le coup de cette seconde fermentation et, par réaction en chaîne, toute la pile de bouteilles était perdue.

L’effervescence n’était pas recherchée
Grands consommateurs de vins de France, les Anglais importent au XVIIe siècle des vins de Champagne (tranquilles) en fûts. Ils mettent le vin en bouteille eux-mêmes. Avec la réception des fûts plein de vins devenus effervescents pendant le transport et disposant d’une source intarissable de sucre dans leurs colonies des Caraïbes, ils commencent délibérément à mettre du sucre dans le vin au moment de la mise. Ainsi naît la seconde fermentation en bouteille, un des critères qui définissent la spécificité du champagne. En 1662, Christopher Merrett publiait un article à ce sujet pour la très officielle Royal Society. Cette recherche d’effervescence en bouteille a été permise par un autre fait marquant de l’histoire anglaise. En 1615, le roi James interdit l’utilisation de bois pour la fabrication du vin. La ressource doit servir en priorité à construire les vaisseaux de la Royal Navy. L’amiral Sir Robert Mansell commence à produire des bouteilles en verre beaucoup plus solides en utilisant du charbon (le charbon brûlant à une température bien plus élevée que le bois, NDLR). En 1630, Sir Kenelm Digby peaufine la technique de fabrication de bouteilles de verre encore plus solides, créant entre autres le fameux « cul de bouteille » pour une meilleure stabilité. La bouteille moderne est née. Et la seconde fermentation peut désormais se passer en bouteille sans risque de perte.

Et la craie ?
Ceux qui veulent appuyer la légitimité des Anglais à produire des vins effervescents de qualité sur leur territoire se prévalent d’avoir un sol calcaire similaire à celui que l’on retrouve en Champagne. Ce qui est vrai. Le Bassin Parisien s’étend effectivement autour de Paris, à l’est jusqu’en Champagne et à l’ouest jusqu’au sud de l’Angleterre. Cependant, seul un petit nombre des domaines anglais qui produisent des vins effervescents sont implantés sur des terrains bénéficiant de ce type de sous-sol. Une approche plus pragmatique et précise a mené certains domaines, dont Coates & Seely, à faire analyser leur sol en France avant de planter. Les résultats ont confirmé que non seulement il y avait une bonne proportion de calcaire, mais que c’était un calcaire idéal pour les cépages champenois. Bien sûr, rien d’impossible à faire un bon vin effervescent sans calcaire. Mais le champagne est souvent à l’origine de l’inspiration créatrice, comme chez Coates & Seely. « Nous voulons produire un grand vin effervescent. Pourquoi se refuser les avantages de ce sol ? C’est possible et on sait que ça fonctionne », explique Christian Seely, par ailleurs patron d’Axa Millésimes. Chez Nyetimber, même approche pour les fondateurs. En 1988, ils sont les premiers à planter des cépages champenois pour faire du vin effervescent dans le sud de l’Angleterre. Alors que leurs voisins tentaient de les en dissuader, ils se sont eux aussi tournés vers la Champagne et ses experts pour être rassurés sur le bien-fondé de leur intuition. Cette énergie de pionnier demeure toujours chez Nyetimber, désormais sous la houlette d’Éric Heerema, nouveau propriétaire depuis 2006. Le domaine est le premier à être parti à l’assaut des marchés internationaux grâce à une superficie conséquente qui lui octroie l’avantage de pouvoir produire suffisamment de bouteilles. Leader sur le sujet, Nyetimber continue d’ouvrir des marchés en attendant que d’autres les rejoignent.

Un nouveau terroir
Souvent, le nombre de bouteilles disponibles freine l’expansion des autres domaines de qualité, comme Coates & Seely. Fondée en 2008 par deux amis, Nicholas Coates et Christian Seely, cette entreprise familiale et indépendante grandit au rythme lent de rachats de terrains bien situés, où il faut laisser le temps à la vigne plantée de prendre racine et donner ses fruits, quand la météo le permet. Certaines années, par exemple en 2012, il n’y a pas de vendanges. Se définissant comme vigneron-artisan, le duo élabore un vin effervescent avec la volonté d’exprimer un terroir. Grands amateurs de champagnes, palais exigeants, Nicholas et Christian se donnent pour mission d’élaborer des vins qui leur donnent envie d’ouvrir leur propre bouteille plutôt que celles produites en Champagne. « C’est plus amusant de produire du vin de grande qualité », précise Christian Seely. Accompagnés par Stéphane Derenoncourt, conseiller de nombreux domaines viticoles parmi les plus grands, ils prennent leur production au sérieux. Et aussi, avec un peu de cet humour anglais qui fait sourire. Dans leur gamme, les millésimes portent le nom de La Perfide. Chez Gusbourne Estate, on a fait le choix de ne produire que des cuvées millésimées. Les vins chaque année illustrent les aléas de la météo du sud de l’île. La plupart des nombreux domaines qui s’installent ont tous pour objectif d’élaborer un vin effervescent avec des cépages dits champenois, sur des terrains plus ou moins calcaires. Chacun attache plus ou moins d’importance à la comparaison avec le vin français. Les uns s’en détachent ostentatoirement, les autres s’en inspirent avec l’envie de l’égaler.

Une appellation commune ?
Ces divergences d’attitude se sont retrouvées dans un débat qui a secoué cette petite communauté, celui de la création d’une appellation pour ce vin effervescent. Deux idées de noms : Merrett, en hommage à celui qui a le premier fait état de l’adjonction de sucre à un vin dans le but d’obtenir des bulles, ou Britagne, contraction de Britain et Champagne, en hommage au cousin d’outre-Manche. Aucun des deux camps n’arrivant à rallier une majorité derrière lui, chacun a effacé l’appellation de ses étiquettes. Aujourd’hui, les uns comme les autres se définissent fièrement comme Product of England et mentionnent la méthode traditionnelle (quand ce n’est pas, trait d’humour de Coates & Seely, la méthode britannique). Certains domaines commencent à afficher English Protected Designation of Origin, l’appellation d’origine protégée anglaise. Un premier pas vers une unité d’esprit qui mènera éventuellement à une appellation commune. D’autres ne veulent pas suivre les grands principes de l’AOP des vins effervescents anglais de qualité, calquée sur la méthode traditionnelle (donc champenoise). Certains acteurs plus récents sur le marché prennent plutôt exemple sur le prosecco pour la vinification (le procédé Charmat et l’utilisation de cépages plus nombreux et différents). Selon Tom Stevenson, spécialiste anglais de vins effervescents, à ce stade encore jeune de cette nouvelle catégorie de vins, peu nombreux sont les domaines qui produisent du bon vin effervescent de manière constante. Ils sont rejoints par un autre petit nombre de domaines qui proposent irrégulièrement de beaux vins effervescents. Et peuvent compter sur un nombre encore restreint de domaines qui viendront les rejoindre d’ici quelques années. Les vins effervescents anglais sont à un stade où il leur est possible de s’enrichir du plus grand nombre d’initiatives avant d’imposer un cadre. Le sud de l’Angleterre est un terrain viticole où l’expérimentation est encore de mise, où les règlementations ne sont pas encore établies et dont le futur ne fait que commencer. C’est une toute nouvelle page qui s’écrit dans le livre sur les vins du monde. Levons un verre de bulles anglaises à leur succès !

Les Champenois s’y installent timidement
La maison Taittinger a monté Domaine Evremond avec son partenaire et ami anglais Hatch Mansfield Ltd en 2017. Les premiers vins ne sont pas encore disponibles. Champagne Louis Roederer avait été approché pour reprendre un vignoble et avait décliné l’offre, considérant que le meilleur des vins effervescents en Europe reste le champagne et qu’il se concentrerait sur le fait de toujours proposer un champagne de grande qualité, malgré les évolutions climatiques. En 2016, Pommery s’est associé à un jeune vignoble anglais, Hattingley Valley, afin de prendre place sur le marché du vin effervescent anglais avant d’y acheter des vignes. La cuvée Louis Pommery England est produite et commercialisée en Angleterre depuis quelques années. Cet été, après avoir investi dans un vignoble de 40 hectares dans le Hampshire, la maison annonçait la création d’une cuverie.

À lire aussi