Bordeaux, la bataille recommence

Si Bordeaux a enchaîné les victoires pendant près de trente ans, la dernière décennie a vu la région perdre les atouts qui faisaient sa force. Il lui faut à nouveau se repenser


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En 2013, le film documentaire Red Obsession racontait, par la voix profonde de l’acteur Russell Crowe, l’impressionnante conquête du monde réalisée par les grands crus de Bordeaux. Onze ans plus tard, il faut quasiment une loupe pour trouver trace de vins de Bordeaux sur la carte des restaurants branchés de Paris, New York ou Tokyo. En l’espace d’une décennie, Bordeaux semble s’être heurté à une succession de murs et de plafonds de verre. Examinons-les un par un. Le développement de la société de consommation dans les années 1960 et 1970 s’est répercuté spectaculairement dans le monde du vin dans la décennie suivante. En France, l’œnophilie se démocratise dans la foulée de l’intérêt pour la gastronomie tandis que les États-Unis s’ouvrent au marché des grands vins, essentiellement ceux de Bordeaux. Ce mouvement trouve une illustration spectaculaire avec le millésime 1982, considéré comme incapable de bien vieillir par le microcosme professionnel mais enthousiasmant au contraire les jeunes critiques Michel Bettane en France et Robert Parker aux États-Unis. L’intérêt pour les classified growths et autre rising stars se confirme tout au long des années 1990. Il provoque une véritable révolution culturelle des modes de production.
Longtemps enfermés dans une routine médiocre, les producteurs de bordeaux transforment profondément leurs méthodes, à la faveur de l’engagement de toute une filière, mettant en action recherche œnologique, consulting, mais aussi nouveaux investisseurs. Grâce à une place de Bordeaux atomisée mais réactive, le vin se vend sur de nombreux nouveaux marchés. D’abord à des prix accessibles, quand il faut conquérir une bonne partie de l’Europe, mais aussi la France dans ces foires aux vins qui s’imposent à la fois comme un canal de distribution efficace et comme une vitrine spectaculaire pour la notoriété des crus sur le marché hexagonal. À partir des années 1980, c’est la demande américaine qui tire Bordeaux. Elle est certes compliquée à maîtriser, multipliant les cahots dès qu’une crise politique ou économique surgit, méprisant les « petits millésimes » pour s’emballer plus que de raison pour les « années du siècle » (qui heureusement se multiplient). Pour Bordeaux, l’Eldorado américain est une réalité, mais seule une minorité de crus, classés, garage, parkerisés, etc., bénéficie de cette spectaculaire vague.

La nouvelle garde de l’œnologie a su conserver les leçons des grands consultants qui l’ont formée, mais n’hésite pas a affirmer des idées bien différentes de celles qui ont fait la gloire de ses aînés. De gauche à droite et de haut en bas : Julien Viaud (Rolland et Associés), Thomas Duclos (Oenoteam), Axel Marchal, Simon Blanchard (Derenoncourt Consultants), Eric Boissenot.

Les limites de la mondialisation
Pendant ce temps-là, le « petit bordeaux » reste scotché à ses marchés de premier prix. Le train des bordeaux, qui autrefois tirait la grande majorité d’une production départementale pléthorique, se disloque peu à peu. Les grands crus vivent leur vie, sur une autre planète, tandis que le bordeaux sup’ ou celui des côtes crie famine. Cela ne va pas s’arrêter. Au début de ce millénaire, pour les grands, le ciel n’a pas de limite. La planète non plus. Avec les Américains, qui considèrent somme toute qu’un pauillac à 200 euros fera autant d’effet pour épater ses amis qu’un cult wine de la Napa à 400 dollars, l’élite de Bordeaux perd toute sagesse. Les hausses de tarifs spectaculaires des campagnes primeurs se multiplient tandis que surgissent dans presque tous les quartiers de Saint-Émilion ou d’ailleurs d’inédites cuvées de garage aux arômes confiturés, au boisé imposant et à la bouche épaisse et suave jusqu’à l’écœurement.
On peut compléter le paysage du début de siècle avec la bataille d’ego de certains propriétaires, le travail des consultants vu comme une recette miracle pour accéder à la mythique « note Parker » et quelques autres maladresses de comportement, de tarif, de style ou de communication. On comprendra que tout cela ait fini par lasser tout le monde. Le film Mondovino, sorti en 2003, oppose ainsi de manière caricaturale un idéal vigneron largement fantasmé, présent par exemple en Bourgogne ou en Languedoc, humble et d’essence paysanne, à un univers de grands crus bordelais pris dans un tourbillon capitalistique, où des propriétaires richissimes standardisent leur production à coup de recettes miracles (le fameux : « Oxygénez ! oxygénez ! » que lance le consultant Michel Rolland en s’engouffrant dans sa limousine avec chauffeur). Qu’importe que la thèse du réalisateur soit aussi fumeuse qu’idéologiquement téléguidée, le film est plébiscité par la critique et résume l’époque. Celle où toute une région, prisonnière des excès et caricatures de quelques-uns, s’éloigne progressivement de son public.
Les problèmes du commerce
Le problème du vignoble bordelais tient d’abord dans une organisation commerciale qui fut longtemps dédiée à l’ensemble de la production et qui n’est plus aujourd’hui adaptée qu’à quelques-uns. À Bordeaux, depuis plusieurs siècles, des maisons de commerce achètent des vins et les revendent sur des marchés très divers, en France et à l’international. Ce système, qu’on a baptisé « place de Bordeaux », ou autrefois les Chartrons, du nom du quartier de la ville où ces maisons et leurs hangars de stockage s’étaient installés, fut longtemps organisé pour commercialiser toute la production, depuis les vins en vrac dont on faisait des cuvées anonymes qui arrosaient les bistrots jusqu’aux crus classés dont une vieille aristocratie de l’œnophilie prétendait connaître les secrets…
Photo :Julie Rey

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