Bruno Paillard, le grand de Champagne

Depuis un demi-siècle, Bruno Paillard a construit un parcours unique. Tant au sein de la marque qui porte son nom qu’à travers le groupe qu’il dirige. Il porte un regard enthousiaste sur la Champagne, ses vins et ses hommes


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Avec son allure élancée et svelte, son sourire charmeur, sa politesse de ton dont on devine rapidement qu’elle ne saurait masquer une volonté et une force de conviction jamais prises en défaut, Bruno Paillard représente à lui seul une certaine idée du champagne. Disert, spirituel, travailleur acharné doté d’une ambition certaine, il a créé sa maison en 1981, à l’âge ou d’autres commencent à peine à réfléchir à leur orientation professionnelle. Il a aussi bâti, dix ans plus tard, un groupe qui n’a cessé de grandir pour être aujourd’hui – avec Lanson, Boizel, Philipponnat, De Venoge, Besserat de Bellefon, Alexandre Bonnet et autre Chanoine Frères – l’un des plus diversifiés et dynamiques de la région. Peu d’acteurs peuvent témoigner avec autant d’implication et d’acuité du développement spectaculaire d’un vin aussi majeur que le champagne.
Si l’histoire de la maison Bruno Paillard a commencé il y a 43 ans, celle de l’homme s’est enracinée bien avant sa naissance sur la terre de Champagne. « Nous sommes une famille de vignerons depuis 1704. Nous avons toujours été essentiellement des vignerons, accessoirement des courtiers. Le grand homme de la famille, c’était mon arrière-grand-père Ulysse, qui était installé à Bouzy. Il y était propriétaire de 45 hectares, sans compter les propriétés qu’il possédait aussi dans la montagne de Reims et jusque dans le secteur des Riceys (dans le département de l’Aube, à 150 kilomètres au sud de Bouzy, NDLR). Il était l’un des rares en ce début de XXe siècle à posséder deux voitures et le téléphone ! » Cet empire part en dot chez chacune des huit filles d’Ulysse. Le grand-père de Bruno fait de même en attribuant une part essentielle du vignoble de Bouzy au fils aîné, qui fonde la maison Pierre Paillard, toujours active.
De vente en succession, le père de Bruno Paillard n’a plus de vignes et a opté pour l’autre métier traditionnel de la dynastie. « J’ai cinq frères et sœurs et je travaille dans l’affaire de courtage familiale fondée par mon père. Ma première vendange de courtier, c’est en 1972, une année pourrie. J’étais apprenti à l’époque. Ça m’a montré des choses qui me déplaisait, j’ai vu de mauvais raisins être achetés trop cher et ne pas aller au bon endroit. J’ai compris plus tard que lorsque vous êtes engagé dans un contrat longue durée, vous êtes obligés d’acheter, même si c’est mauvais. J’ai travaillé avec mon père de janvier 1975 à décembre 1980. Après ces six années complètes, j’ai souhaité faire des vins assez différents de ce qui se faisait à l’époque. »

Bien que sans vignes et sans maison, Bruno Paillard est du sérail. « Je suis né à Reims en 1953. Pendant mon enfance, presque toutes les maisons de Champagne étaient familiales, même si quelques-unes étaient déjà cotées en bourse comme Moët & Chandon ou Piper-Heidsieck. J’ai connu ces familles, dès le lycée, j’ai vu cette période où le champagne était une espèce de capitalisme familial de tradition, période pendant laquelle ces maisons étaient fières de leurs vins, où on en buvait beaucoup à la maison, lors des réceptions, etc. C’était aussi une époque où l’on était trop nombreux à vivre de cette activité. Cette structure capitalistique est difficile parce que le champagne demande des immobilisations considérables. L’entreprise est obligée d’avoir des fonds propres. Elle acquiert une valeur importante du fait de ces fonds propres, mais la rentabilité ne suffit pas à payer autant de monde. Les familles s’éparpillaient pour réussir à payer des actionnaires et des sleeping partners. Le problème était aussi lié au mode d’imposition qui existait à ce moment-là et au coût des transmissions. Ce que j’ai vu m’a un peu traumatisé. J’ai vu beaucoup de ces familles se déchirer entre ceux qui vivaient de l’activité et ceux qui avaient des actions qui ne leur rapportaient rien. Souvent, la solution était de vendre. »

Les racines
Le jeune Bruno Paillard décide vite son destin. Il comprend les limites de son métier de courtier et celles, plus subtiles, des maisons traditionnelles de l’époque. Avec ses premiers salaires, il s’est acheté une voiture de collection. Il la revend pour créer sa propre marque, sans vigne ni approvisionnements en raisin, qui sont alors régis par un contrat malthusien qui n’autorise quasiment pas les créations de maison. Paillard connaît tous les arcanes de cet univers et son ambition est celle d’un artisan. Il réussit à acheter les raisins dont il a envie pour créer un champagne qui va radicalement à l’inverse des tendances du moment : c’est le premier, et à ce jour le seul, à ne produire que des extra bruts. Cette philosophie exigeante va porter ses fruits et le champagne Bruno Paillard va progressivement atteindre une belle réputation auprès des professionnels et des amateurs. D’autant qu’il ne déroge pas à ses principes et limite volontairement les volumes produits tout en allongeant le vieillissement sur lattes. Peu à peu, il acquiert des parcelles de vignes.

Alice Paillard est la directrice de la maison Bruno Paillard depuis 2018.

La maison dirigée aujourd’hui par sa fille Alice peut s’enorgueillir de 26 hectares de vignes situées sur des crus ultra représentatifs du cœur de la Champagne. Entre autres, Oger, Mesnil-sur-Oger, Avize, Cramant pour les chardonnays, Verzy, Verzenay, Mailly, Bouzy, Ambonnay pour les pinots noirs, Damery ou Festigny pour les meuniers. Les Riceys, au nom des racines familiales, complète un patrimoine brillant. Bruno Paillard satisfait ainsi une facette de sa personnalité : son sens aigu de l’esthétisme, sa volonté de créer un champagne artiste. Il perçoit bien qu’il n’assouvit pas l’autre dimension qui l’habite intérieurement. C’est un entrepreneur. Et dans cette Champagne de la fin des années 1980, les cartes sont en train d’être redistribuées. À coups de fusion et d’acquisitions, mais aussi de ventes, la Champagne moderne est en train de se construire. Dans sa petite citadelle, Bruno Paillard assiste au rapprochement de Moët et Clicquot, pour ce qui va devenir une part du géant du luxe LVMH, mais aussi au rachat par ce même groupe de Pommery et Lanson, suivi de la revente presque immédiate de cette dernière (délestée de ses 200 hectares de vignoble qui restent dans le giron de LVMH) au groupe Marne et Champagne, jusqu’alors spécialisé dans les champagnes anonymes de grande distribution.
L’un des meilleurs amis de Bruno Paillard, Philippe Baijot, travaille précisément dans ce groupe qui, après la disparition de son fondateur Gaston Burtin, a été repris par une héritière et son mari avec lesquels Baijot est en désaccord complet. Paillard se souvient : « Nous partons en vacances avec nos familles respectives et Philippe m’explique qu’il ne va pas pouvoir travailler avec eux. Je cherche des solutions avec lui. Je ne lui dis pas de venir avec moi, chez Bruno Paillard, parce que ce n’est pas son métier, mais de l’artisanat, avec des champagnes plutôt destinés à la grande restauration. Je ne le vois pas dans ce secteur, il est fait pour être dans le dur, dans l’univers de la grande distribution, dans le monde réel ! » L’idée naît rapidement de créer ensemble une nouvelle entreprise. « Philippe avait des compétences, beaucoup de réseau et d’amitiés dans le vignoble. C’est un type adorable, tout le monde l’aime. Donc, on se débrouille, on met un peu d’argent, je lui donne un petit coup de main pour créer une petite boîte avec moi dont il s’occupera. On avait besoin d’une marque et d’une société de négoce. »
Au début des années 1990, l’organisation de la Champagne a pris un tour plus libéral. On achète du raisin à qui l’on veut, quand on veut. « Évidemment, les prix flambent. Mais ce n’était pas plus mal pour nous de commencer en période de crise, parce il y a du vin sur le marché. Bref, il faut acheter une marque. Le hasard des choses fait que je rachète une boîte qui s’appelle Victor Canard. Elle appartenait à Jean-Pierre Canard, un héritier de Canard-Duchêne, qui avait pris le nom de son grand-père. Cela ne plaisait pas trop à Canard-Duchêne, qui appartenait à l’époque à Veuve Clicquot. Je l’achète. La société fait des pertes et il faut la remettre au carré et régler le procès qui s’engage avec Clicquot, dirigée alors par Joseph Henriot. » Paillard regarde de près le patrimoine de marques détenu par Clicquot. Au fil des décennies, puis des siècles, les grandes maisons ont acquis nombre de marques parfois tombées dans l’oubli.

L’aventure
Il en repère ainsi une, Chanoine Frères, qu’il va proposer d’échanger contre celle qu’il a acquise et qui fait du tort à Canard-Duchêne (aujourd’hui propriété du groupe Thiénot, NDLR). Joseph Henriot récupère et fait disparaître aussitôt Victor Canard tandis que Baijot et Paillard peuvent construire le début de leur aventure entrepreneuriale avec Chanoine Frères. « Chanoine était complètement endormie alors que c’est la plus ancienne marque d’Épernay, fondée en 1730. Elle avait de superbes caves, aujourd’hui intégrées à celles de Moët & Chandon. Il y avait des vins sur le marché, on a trouvé des raisins et on a commencé à faire du champagne. » Peu de temps plus tard, il récupère, pour mille francs, une autre marque oubliée : Tsarine. Baijot en fera, avec un flacon spécifique et beaucoup d’énergie, l’une des success stories des marques qui s’installent sur le secteur très compétitif de la grande distribution.
La crise économique provoquée par la première guerre du Golfe permet à des francs-tireurs comme Paillard et Baijot de tirer leur épingle du jeu. Elle en fragilise beaucoup d’autres. Bruno Paillard, gestionnaire avisé, a la confiance des banques et connaît parfaitement le terrain. Il reçoit beaucoup de dossiers. Celui des champagnes Boizel l’interpelle. Détenue par la famille Roques-Boizel, la maison possède beaucoup de contrats d’approvisionnement, mais pas de vignes, et s’enorgueillit de vendre en direct à des consommateurs fidèles, un savoir-faire que ne maîtrisent pas encore les deux hommes. Plutôt que de racheter purement et simplement Boizel, Paillard propose à sa propriétaire, Evelyne Roques-Boizel, de devenir actionnaire du nouveau groupe ainsi créé. Boizel-Chanoine-Champagne, plus couramment nommé BCC, naît ainsi en 1994. Le respect de l’ADN de la marque, la reprise en main commerciale sur ses marchés, la rigueur de la gestion : les trois principes du groupe vont permettre le redressement de Boizel et marquer le départ d’une saga entrepreneuriale qui ne va pas s’arrêter là.

Le succès
En dix ans, de l’intégration de Boizel au rachat de Lanson, le groupe BCC va passer du championnat régional à la coupe du monde. Sans jamais trahir son principe de respecter d’abord les valeurs des maisons. Quand Philipponnat est acquise en 1997, Paillard propose à Charles Philipponnat de prendre en main la destinée de la maison. Fils d’un chef de cave emblématique – quarante ans durant – de Moët & Chandon, lui-même à l’époque honorable représentant de la « grande maison », Charles accepte cette mission sur la terre de ses ancêtres, présents à Aÿ depuis 1522. Avec talent et exigence, il va s’efforcer de placer Philipponnat au plus haut des grands spécialistes du pinot noir et de ses terroirs magiques de Mareuil et Aÿ. Il en ira de même avec les autres maisons du groupe, acquises avec la maestria d’un fin négociateur, mais gérées en respectant d’abord la créativité et l’indépendance. Il y a dans cet esprit de conquête l’envie non exprimée de reconstituer un empire comparable – mais bien différent – à celui de son arrière-grand-père.
Ainsi, le terroir des Riceys, temple des pinots noirs de l’Aube, ne lui a jamais été indifférent. « Aujourd’hui, je suis présent aux Riceys, d’abord avec la maison Bruno Paillard et désormais avec le groupe Lanson-BCC. Cette acquisition a été une bagarre musclée. À l’époque, Alexandre Bonnet, c’était 45 hectares de vignoble en propriété et 200 hectares de vignes en contrats de raisin. Tous repartaient chez LVMH. Je connaissais Serge Bonnet. Avant que nous ne rachetions Boizel, la maison était en difficulté financière. Bonnet avait un contrat avec eux et il avait refusé de livrer à cause de la situation. Je l’avais rencontré en lui donnant ma caution personnelle qu’il serait payé pour les raisins qu’il livrait. On s’étaient quittés en se serrant la main et je pense qu’il avait été assez impressionné par mon attitude. Il a finalement continué à livrer Boizel jusqu’à l’échéance des contrats, pendant deux ou trois ans. Et à la fin de son contrat, il n’a pas renouvelé. Il souhaitait reprendre la main sur tous les contrats parce qu’il voulait vendre la maison. Et il estimait de façon très intelligente qu’il en tirerait un meilleur prix si les contrats étaient libres. Il avait refait un contrat court avec Moët & Chandon en attendant que cette vente se fasse. Evidemment, cette opportunité nous intéressait. Je suis allé le voir, on a discuté ensemble de ce que valaient les vignes, les stocks, etc. Et je lui ai dit qu’au prix qu’il en demandait, on était acheteur. On a laissé le jeu des enchères se faire. Je ne voulais pas entrer dans le jeu des banques parce que je savais bien ce qui allait se passer. Je me souviens qu’il avait pris rendez-vous le dernier jour du mois pour que personne ne puisse passer derrière moi. Bonnet avait ma parole et j’ai eu une caution bancaire dans la journée. Avec l’acquisition d’Alexandre Bonnet, on a triplé notre surface de vignes. On avait déjà 18 hectares de vignes avec Philipponnat. Et d’un coup, on en avait 45 de plus, qui sont devenus 60 au fur et à mesure que nous avons repris quelques hectares en fermage ici et là. Aujourd’hui, j’ai un grand projet pour Alexandre Bonnet. On a pris la décision de séparer la maison de négoce et le domaine, qui était un récoltant-manipulant avec des vignes. C’est un retour aux sources, Alexandre Bonnet est redevenu l’un des plus importants récoltant-manipulant de Champagne, avec un programme important d’investissement. »
Cette croissance spectaculaire trouve son apogée avec l’acquisition de Lanson, douce revanche pour Philippe Baijot. « En 2003, il nous manquait une grande marque mondiale. Après l’avoir acquise, on y a énormément investi. C’est aujourd’hui une très belle maison à visiter. On a fait des cuveries parcellaires, un chai à foudres et à barriques, renouvelé tout le matériel et réaménagé les locaux. On a racheté des vignes parce que Lanson n’en avait quasiment plus. Aujourd’hui, la maison est propriétaire du plus gros vignoble bio de champagne, certifié Demeter. »

Les combats
Paillard demeure avant tout un amoureux de la Champagne et de sa diversité. Pendant dix-huit ans, il s’est occupé du Comité interprofessionnel de la défense de l’appellation. Quand il y arrive, Saint-Laurent vient d’annoncer en grandes pompes le lancement d’un parfum nommé Champagne. « Certains collègues disaient : “Ce n’est pas grave, c’est prestigieux, c’est français, et puis, il n’y a pas de confusion possible”. Il y avait une sorte de consensus mou. Je me souviens que j’ai été le dernier à parler. J’étais le plus jeune et j’étais scandalisé. Je suis parti dans une plaidoirie en disant qu’il s’agissait de notre identité, que nous devions la défendre, qu’il s’agissait de notre bien commun. Nous en étions dépositaires. Il n’est pas à nous, il appartient à nos enfants et à nos ancêtres. On ne peut pas les laisser prendre ce nom, parce rien ne nous garantit que ça restera français et prestigieux. »
Avec le juriste et à l’époque directeur de l’interprofession Jean-Luc Barbier, Paillard va aller beaucoup plus loin. « Partout sur la planète, c’était du grand n’importe quoi. Tous les pays produisaient des vins mousseux étiquetés champagne. Ce combat a été une espèce de chevauchée fantastique. On a gagné dans quasiment 99 % des cas. On a rétabli la propriété du mot champagne, il est aujourd’hui protégé sur quasiment toute la planète, en dehors des États-Unis, partiellement, et de la Russie. »
Aujourd’hui, Paillard le combattant a enfourché d’autres causes, telle celle de l’agrandissement maintes fois évoqué de l’aire d’appellation, ou plutôt son retour à la situation historique, sans cesse repoussé par un vignoble évidemment peu partageur. Il sait bien que la Champagne du XXIe siècle va continuer à se transformer en profondeur. « D’abord, le climat a beaucoup changé. Je me rappelle qu’on vendangeait le plus souvent en octobre. Certaines années, les vendanges se terminaient à la Toussaint. Aujourd’hui, on n’est même plus étonné de commencer les vendanges au mois d’août. Ensuite, le profil des vins a changé, à cause du climat, mais aussi parce que les vins sont aujourd’hui peu dosés. Dieu sait si j’ai été précurseur. C’est presque devenu la règle. Il n’y a pas une seule maison qui n’ait pas au moins une cuvée extra brut ou une cuvée zéro dosage. C’est une conséquence de l’évolution du goût et du climat. Le climat a rendu cela plus facile. Enfin, les marchés ne sont plus les mêmes. On est passé de 30 % à l’export à 60 ou 65 % désormais. Une maison comme Bruno Paillard, c’est 80 %. D’autres font encore plus. Les acteurs du marché ont eux aussi changé. Et ce n’est pas fini. Il y a des mastodontes qui veulent absolument entrer en Champagne. » Ces mastodontes, il les côtoie sans mal : « Objectivement, LVMH est un grand groupe. Il peut faire peur par la taille, mais c’est bénéfique pour la région. »
Son admiration va plutôt à ceux qu’il appelle « les grands résistants ». Jean-Claude Rouzaud, chez Roederer, et Bernard de Nonancourt, pour Laurent-Perrier, ont fait plus que maintenir la flamme des grandes familles de Champagne. Ils l’ont rallumée et ont transmis le flambeau à leurs enfants.
Comme eux avant lui, il est serein sur l’idée de transmission : « Le groupe ne sera jamais cédé parce que je ne vends pas, je donne. J’ai déjà donné la maison Bruno Paillard à Alice et à ses frères et sœurs. Et ce que je détiens du groupe Lanson-BCC leur est aussi transmis. Chacun a une petite holding familiale en plus de notre holding commune. Les Baijot ont fait pareil et les Boizel sont en train de finir de faire la même chose. Aujourd’hui, c’est la deuxième génération qui détient le groupe. BCC a encore des progrès à faire en matière d’économies, il faut tendre vers un équilibre, mais il peut rester familial. Ce groupe n’aura réussi que s’il dure. J’ai vu tellement de familles se déchirer sur ces sujets. En Champagne, la rentabilité par rapport à la valeur n’est pas terrible. C’est une activité où l’on est obligé d’avoir énormément de capitaux propres. Cela représente de grosses sommes excessivement compliquées à transmettre. »

Son avenir
Bien sûr, le développement du groupe n’est pas terminé et il confie que « s’il y a un dossier avec des grands crus, on est intéressé, comme tout le monde. » Reste aussi tant de choses à faire dans un groupe qui est fier de n’être présent qu’en Champagne. « Je suis heureux de voir la nouvelle génération plus investie que nous ne l’étions sur le sujet de l’écologie du vignoble. Mais on change aussi les choses en termes de bilan carbone. Quand j’ai créé la cave dans laquelle nous sommes, j’ai beaucoup réfléchi à l’isolation afin d’avoir une consommation électrique quasiment nulle. Actuellement, nous sommes en train de créer un nouveau bâtiment pour notre vignoble de la côte des Blancs. On souhaitait qu’il soit à énergie positive, en particulier grâce à son orientation. Il intégrera aussi une centrale productrice d’électricité. »
Au cours des quatre heures de notre entretien, la verve du fringant Bruno Paillard ne s’est pas éteinte. Elle n’a même pas faibli. L’homme a su réunir, dans sa passion pour le champagne, toutes les faces de sa personnalité. Il évoque aujourd’hui son travail sans vanité, mais sans fausse modestie non plus. « Quand je regarde la maison Bruno Paillard plus de quarante ans après sa création, ça reste tout petit. On parle de 400 000 bouteilles, ce n’est rien pour le monde entier. En revanche, c’est 500 étoilés Michelin comme clients et je ne suis pas sûr qu’un autre champagne puisse dire ça. Et c’est un vignoble exceptionnel. Pas tant par sa surface, mais par ses origines. Et nous sommes partis de rien ! » En un demi-siècle, la Champagne a évolué drastiquement. Sans autres moyens que sa vision et son expertise, Bruno Paillard a su s’y tailler une place majeure dans ses deux univers, celui de l’artisanat d’art comme celui du business. Mais avec le recul d’une vie de travail et d’entreprise, il confie qu’il ne croit pas que tout cela l’ait beaucoup transformé. « Au début de cette aventure, je fonçais. J’ai toujours fait les choses un peu à l’ancienne, en donnant ma parole. J’ai réussi beaucoup de choses en serrant la main. J’ai senti que le monde était à portée de main. Bien sûr, on s’est développé rapidement. D’où la nécessité d’aller chercher des financements, de réintégrer les bénéfices et d’être bénéficiaire. Il faut être bénéficiaire. Le profit, ce n’est rien d’autre que le droit de continuer. Ce qui est sûr, c’est qu’on a toujours réinvesti. »
Cet homme, qui a « l’amour de la Champagne au plus profond de [lui] », place la connaissance de ce milieu et le respect des hommes comme principes de travail. Celui qui rechigne à parler de luxe – « qu’on peut vite confondre avec luxure » – situe ailleurs son idée du champagne. « J’ai une vision esthétique de la Champagne. Dans la vie, la beauté des choses a toujours été mon guide. »

Photos Mathieu Garçon

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