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Il y a un quart de siècle, l’Afrique du Sud m’avait laissé un goût amer à deux reprises. En avril 1997, j’avais parcouru les vignobles du Cap pendant un mois et demi avec l’homme que j’allais épouser. Puis à nouveau en 2000, seule avec notre bébé de six mois sous le bras. Jour après jour sur le terrain, je constatais les errances et les difficultés d’une filière viticole qui s’ouvrait sur le monde après des années de boycott dû à l’apartheid. La période qui avait suivi son abolition (1994) avait vu la levée de sanctions et le miracle au pouvoir d’un Nelson Mandela sorti de prison. Mais les montagnes et paysages époustouflants contrastaient avec le mal-être d’une société meurtrie par des années de cruauté et de haine. Partout, cela se ressentait. La méfiance et les préjugés régnaient en maîtres. Les workers, main d’œuvre pas chère logée dans les farms (fermes agricoles), étaient souvent maltraités et mal nourris, payés encore en partie en vin. Ce système de rémunération engendrait des désastres, en particulier la naissance de bébés venant au monde avec l’alcohol fœtus syndrom. Je les voyais ces enfants, dans les vignes et les arrière-cours, amochés par l’alcool.
27 mars 2023. L’amertume s’est transformée en étonnement et la tristesse en espoir. Mes amis coloureds sont tout excités. Ils veulent me faire découvrir un lieu qu’ils chérissent : Root 44. Un énorme complexe sur deux étages situé au sud de Stellenbosch, sur la route de Somerset West (la R44). Au rez-de-chaussée, une centaine de stands (fish and chips, ribs, agneau, sushi, huîtres, pizza, vin, etc.). Au premier étage, des tables immenses où l’on fait la fête en famille, entre amis. Dehors, une pelouse vert pomme s’étend devant un paysage de vignes dominées par le Drakenstein et le Simonsberg. Jamais je n’aurais imaginé qu’un tel lieu puisse exister, où blancs, noirs, coloureds puissent se mêler joyeusement, unis par les plaisirs du ventre. Cette nouvelle génération de coloureds trouve sa place dans la société avec des revenus et des positions que leurs parents, qui ont vécu de plein fouet l’apartheid, n’auraient jamais espéré toucher du doigt un jour. L’Afrique du Sud a bien changé, du moins les Winelands, coin privilégié où le trio vin, vigne et tourisme dynamise l’économie. Place aux initiatives encourageantes, comme celle de Pebbles Project. Depuis 2004, cette organisation à but non lucratif aide la communauté des workers, grâce à des dons, à mieux gérer la santé et l’éducation des enfants. La Winemakers Guild Association, avec son programme de protégés, encourage les winemakers non blancs à tenir les rênes des vinifications, et ça marche. Des envies folles existent, comme de planter des vignes dans les townships du Cap (Township Winery), des équipes fonctionnent en couleurs et en entente (Springfontein, Creation, etc.).
Une société toujours contrastée
La sommellerie vit une révolution : des centaines de jeunes, toutes ethnies confondues, se forment tous les ans. Certains bénéficient de bourses de donateurs internationaux, comme la fondation Gérard Basset. « Il reste tellement à faire », contrebalance la productrice Carmen Stevens (voir encadré). Les entreprises viticoles ou non se doivent, selon la loi, d’embaucher des noirs et des coloureds. Ce black empowerment, sorte de discrimination positive, a servi une poignée d’hommes politiques qui se sont enrichis et n’ont rien apporté aux gens à qui le concept était destiné. Il a aussi engendré du superficiel. Photos d’équipe mixte trendy ou winemaker noir pour illustrer le prospectus alors qu’il ne touche pas le vin. Même s’ils existent, les mouvements d’intégration sont encore peu nombreux. « C’est une société toujours contrastée », analyse Jean-Vincent Ridon qui a vu éclore cette nouvelle nation. Le Français, meilleur sommelier d’Afrique du Sud 2023 et fondateur de la Sommeliers Academy (voir son portrait p. 66), poursuit : « Le gouvernement n’a pas su éduquer la nouvelle génération. Pour former les futurs sommeliers, les conditions restent difficiles. La scolarisation reste faible et les possibilités de voyage sont limitées. Il n’existe pas de structure professionnelle encadrante, pas de transport public, peu d’internet. C’est aussi ça, l’Afrique du Sud ». Les blancs possèdent les terres depuis le Natives Land Act de 1913 : ils détiennent 87 % des surfaces alors qu’ils sont minoritaires en termes de population (9 %). Le renversement est peu visible. Certains « non blancs » ont pu réaliser leur rêve d’accéder à des propriétés viticoles, soutenus par des aides financières ou humaines, comme Paul Siguqa, Berene Sauls ou les Seven Sisters qui se sont vu octroyer plusieurs hectares en périphérie de Stellenbosch. Mais l’argent reste le nerf de la guerre. Une situation renforcée par une gentrification galopante. Car ici comme ailleurs, le défi est le même : construire un projet durable, financièrement et qualitativement.
Avoir confiance en soi
En vingt-cinq ans, la qualité a bondi, boostée par une nouvelle génération de winemakers. Celle-ci a rapporté de ses voyages en Europe et ailleurs les techniques qui marchent et qui offrent des vins plus modernes (macérations préfermentaires, essais de nouveaux contenants) et surtout, plus de confiance en soi. Découvrons le nouveau visage de ce vignoble post-apartheid qui a eu le temps de se construire. Une demi-heure suffit à se noyer dans les vignes depuis l’aéroport de Cape Town. Les routes sont larges et agréables, rouler à gauche est un jeu d’enfant. Tout le monde parle un anglais parfait – ce qui facilite le séjour – quel que soit son âge, son métier et son ethnie. La ville de Stellenbosch s’affiche toujours comme le cœur du vignoble avec son centre viticole et son université, mais elle accueille désormais 30 000 étudiants du monde entier et s’est donc élargie. Les rues grouillent de restaurants. C’est dans sa périphérie que se trouvent les plus beaux domaines, les plus connus aussi, parmi les plus anciens, les plus prisés, comme Kanonkop, Neil Ellis, Thelema, etc. À l’image de Tokara, domaine créé en 1996, dont les vignobles surgissent, majestueux, sur les pentes du Simonsberg le long de la route R310, presque toutes les caves du Western Cape offrent désormais le trio classique « vin-restaurant-art ». À Franschhoek, « le coin des Français », à trente minutes à peine de Stellenbosch, l’œnotourisme de masse bat son plein. Sur la voie de chemin de fer construite en 1904, le Wine Tram lancé en 2012 rappelle le wine train californien. Il dessert les propriétés qui s’égrènent de part et d’autre de la route R45. Aux historiques se sont ajoutées des caves récentes qui offrent le nec plus ultra. Elles font toutes de « l’outsourcing » : seuls quelques hectares de vignes entourent le lieu de vinification, le chai de vieillissement, la salle de dégustation, et parfois un restaurant. Le domaine Le Lude, par exemple, créé en 2009 par un couple de Sud-Africains fous de la France et de champagne, fait venir ses raisins de Robertson et des régions côtières pour ses méthodes traditionnelles (appelées Cape Classic). Tout est vinifié ici, autour du restaurant L’Orangerie, une table chic et simple au soufflé au fromage mémorable, d’où l’on aperçoit la cuverie derrière des vitres et, sous nos pieds, les stocks de bouteilles couchées. Dans la vallée de Durbanville, près du Cap, une quinzaine de producteurs se sont unis autour du sauvignon blanc, leur fer de lance. Diemersdal, propriété historique de 1698, montre la voie avec des blancs profonds et aromatiques dessinés par la cinquième génération.
Horizons infinis
Les Winelands s’étendent tout autour de la péninsule, sans limite, parfois très loin, avec des producteurs libres de planter – mais aussi de se planter. Une grande liberté qui fait la force du Nouveau Monde. Comme dans le secteur de Walker Bay, au sud du Cap et à deux coups d’aile de l’océan Atlantique, qui se métamorphose depuis 2000. À l’époque, seuls quelques producteurs faisaient parler d’Hermanus. Tim Hamilton Russel, pionnier des pionniers, avait acquis quelques hectares en 1975, à une époque où des quotas de production lui interdisaient de planter des vignes. Depuis, les chardonnays et les pinots noirs du domaine qui porte son nom, les pinotages d’Ashbourne et les sauvignons blancs de Southern Right, les autres propriétés de la famille, sont des valeurs sûres de la Walker Bay et de toute l’Afrique du Sud. Son fils Anthony, deuxième génération, m’avait reçue avec sa première femme et ses filles dans ce superbe domaine aux eucalyptus gigantesques. Désormais soixantenaire, il n’a pris ni kilo ni ride, mais il est affublé de deux crutches (béquilles) après avoir chuté au ski. Entouré d’amis et de clients, il explique autour d’un délicieux repas concocté par Olive, épousée en 2004, et d’un pinot noir de 2005, à point, les changements des dernières décennies. Il regrette que le pinotage, croisement de cinsault et de pinot noir, soit « la seule contribution que son pays ait fait au monde du vin ». Lui, pourtant, n’a eu de cesse de faire bouger les lignes, au moins dans sa région. Il a fondé une école sur le domaine pour veiller à l’éducation des enfants des workers. Il a poussé Berene Sauls, une jeune coloured arrivée chez lui comme fille au pair en 2001, à faire ses propres vins dans son chai (quelques fûts et une rangée d’amphores), voyant en elle un vrai potentiel. Depuis, cette maman de deux ados a acheté un terrain sur sa terre d’origine, à Tesselaarsdal. Plus encore, il est à l’origine de la naissance et de l’expansion de l’appellation d’origine Hemel-en-Aarde (le Ciel et la terre en afrikaans). Dans cette vallée encore sauvage plantée de chardonnay et de pinot noir, une quinzaine de domaines ont vu le jour depuis 2000. Il m’arrive rarement de pleurer en arrivant sur une propriété, je n’ai pas lutté en voyant la beauté de Creation, de son lac dans lequel se reflètent rangs de vignes et montagnes, où les parfums des fynbos, herbes aromatiques et essences diverses vous donnent le sentiment étrange d’être dans un rêve. Carolyn, Sud-Africaine, et Jean-Claude Martin, le vinificateur suisse de Neuchâtel, mariés en 1999, reçoivent ici jusqu’à 60 000 visiteurs par an qui tombent tous sous le charme. Leurs vins sont impressionnants, d’une grande profondeur. Leur ami bourguignon Martin Prieur, petit-fils du vigneron Jacques Prieur à Meursault, s’est aussi laissé séduire avec sa femme Joséphine. Le couple possède désormais six hectares sur ces terres encore fraîchement plantées, bordées de plusieurs centaines d’oliviers et baptisées Clos de la paix.
Une équipe multicolore
À une trentaine de minutes d’Hermanus en longeant la côte Atlantique, point d’observation des baleines, le domaine Springfontein dépayse comme nul autre. Tout y est, les vins sont excellents, de fruits et de fraîcheur comme j’en ai rarement bus ici. Johst Weber, un Allemand qui s’est lancé dans l’aventure à la fin des années 1990, a misé sur les cépages sud-africains : le pinotage et le chenel, cépage encore peu connu, croisement de chenin et d’ugni blanc. En bordure d’océan, ce terroir fascinant est fait de sable et de calcaire. L’équipe « multicolore », une trentaine de sprinfgfonteiners comme ils se nomment, est menée par Johst et sa femme, Jeanne Vito, une Française de Chablis dont le père est du Togo. Elle y a même créé (au Togo !) un vignoble pour lui rendre hommage. La table est à tomber, sous l’inspiration d’un chef néérlandais, Edwin Vinke. Une expérience gastronomique unique dans ce pays aux mille saveurs. Plein nord, au-delà des chaînes de Babilonstoring, de Franschhoek et de Paarl, tout au nord du Cap, s’étend le Swartland. Il y a vingt ans, cette région était à peine connue du mondovino. Sous les étendues de blé se cachaient d’innombrables terroirs révélés par de fortes personnalités comme Neil Ellis (le même qu’à Stellenbosch) ou Eben Sadie. Prometteur winemaker de Spice Route à l’époque, une winery consacrée à la syrah, il a lancé en 1999 Sadie Family Wines sur le lieu-dit Paardeberg. Ses épaules de cinquantenaire ont pris de l’étoffe, ses bush vines (en gobelet) se sont contorsionnés, vieux pieds de mourvèdre, de cinsault, de grenache, de carignan dont il tire des merveilles. Pas moins de 37 hectares de cépages méditerranéens, mais aussi de chenin, ont fait sa réputation et celle du vignoble du Swartland, toutes deux savamment mêlées. Il les arpente du matin jusqu’au soir, avec son chien et ses godillots. Avec ces figures de proue, les Sud-Africains ne sont qu’au début de leur formidable aventure. Keep your eyes, nose and mouth open!
8 à suivre
Benguela Cove, le lagon bouillonnant
Dans cet estate impressionnant (pas d’achat extérieur de raisin), l’énergique entrepreneuse Penny Streeter mêle depuis 2013 événementiel, art et restauration dans un cadre moderne. Il faut retenir deux choses : le label WWF de conservation de la nature, un point non négligeable, et la fraîcheur des vins concoctés par le très doué
Johann Fourie dans un cave sortie de terre en 2017.
Où ? Botrivier Lagoon
Klein Goederust, un bijou bien placé
Paul Siguqa s’est installé tout près du centre de Franschhoek. « C’était ça ou rien », explique-t-il pour justifier l’emplacement de cette propriété d’à peine dix hectares qu’il a réussi à s’offrir. Ce fils de worker de la tribu Xhosa a travaillé dur pour créer ce petit bijou où il reçoit avec fierté et le cœur grand ouvert parents et clients autour
de ses vins déjà très élégants. Il prévoit une cave et un hôtel.
Où ? Franschhoek
Paserene et Atlas Swift, un winemaker des terroirs
Que son partenaire soit un riche entrepreneur minier ou sa propre femme Welma, sommelière, les vins de Martin Smith sont justes et bien faits. Pour Paserene, créé en 2013, les vins proviennent de trois régions, Franschhoek, Elgin et Tulbagh. La gamme est large, avec des rouges soignés issus de syrah, de carignan, de mourvèdre, de cabernet-sauvignon. Pour son nouveau projet familial, Atlas Swift, initié en pleine épidémie de Covid, il ne s’agit que de chardonnay de cinq autres provenances : Wellington, Robertson, Franschhoek, Cederberg et Cape South Coast. Une belle étude de terroir en devenir.
Où ? Franschhoek (et autres)
The Township Winery, le rêve communautaire
Graham Knox est Australien mais vit en Afrique du Sud, au Cap, depuis 1975. Il a œuvré tout ce temps au développement de marques de vin et de spiritueux, a écrit plusieurs bouquins de référence sur le sujet. Activiste humanitaire, il a toujours eu à cœur d’aider un maximum de monde à créer des projets, jusque dans les townships en soutenant la winery créée par l’urbaniste Kate Jambela. Lien touchant entre les peuples, Graham Knox soutient, trouve des financements et accompagne jeunes et moins jeunes jusqu’au bout.
Où ? Stellenbosch
Colmant, des bulles belges
Paul Gerber, un ex-prof de maths devenu winemaker, et Jean-Philippe Colmant, un Belge venu se poser en 2002 avec sa femme et leurs cinq enfants, mitonnent leur production d’excellence, 100 % méthode traditionnelle. Ils récoltent les raisins (chardonnay et pinot noir) de dix-sept producteurs sur trente-deux parcelles et sont obsédés par les détails : muselets, collerettes, bouchons, tout doit être parfait. La cave est petite et le nombre de bouteilles raisonnable (60 000).
Où ? Franschhoek
Mullineux, une double expérience
Un couple de winemakers, c’est assez rare. Chris Mullineux, diplômé de l’université de Stellenbosch, affiche un chapelet de bonnes maisons (Trafford, Rustenberg, etc.) et de vignobles français (Côte Rôtie, Bandol, Languedoc et Roussillon) et californiens. Andrea, qui a poussé à San Francisco, est un pur produit de US Davis et a reçu en 2016 le titre d’International Winemaker of the Year du Wine Enthusiast. En 2007, ils ont fait le pari du Swartland et de la richesse de son terroir. La ferme est superbe, encore sauvage, pleine d’oliviers et de vaches. Ils achètent des raisins à quatorze viticulteurs différents.
Où ? Swartland
Boekenhoutskloof, du grand art qui dégage
Cette propriété est un must pour ceux qui veulent du grand. Parmi ses différentes gammes, celle étiquetée The Chocolate Block est saisissante et propose des rouges de syrah, grenache, cinsault et cabernet-sauvignon nés en 2002. Derrière le haut de gamme, on parle de sept millions de bouteilles produites et vendues dans le monde.
Où ? Franschhoek
Carmen Stevens, du don au don
Quand je l’ai rencontrée en 1997, elle était l’une des premières winemakers coloureds des Cape Winelands. Elle officiait pour Distell, l’énorme conglomérat racheté en 2023 par Heineken. Elle avait dû se battre, en tant que coloured, pour intégrer une formation à l’Elsenburg College dont elle est sortie diplômée en 1995. Elle a monté sa boîte, créé sa marque et commercialise son propre vin. Premier millésime, 2014. Ses cuvées sont disponibles dans un bar à vin spécial situé à Stellenbosch : le Wine Arc. Seuls y sont présentés les vins des winemakers noirs et coloureds. Elle s’occupe de milliers d’enfants à travers sa fondation qui assure des repas aux défavorisés.