Au nom de la loi (Évin)

Fondue depuis plus de trente ans dans le paysage du premier pays consommateur de vin, la loi Évin semble avoir atteint les objectifs qui étaient les siens au moment de sa promulgation. Avec quelles conséquences sur la filière de la vigne et du vin ? Éléments de réponse


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Souvenons-nous, dans les années 1980, de ces publicités pour le vin à la télévision. Celle des rivesaltes, avec Gérard Lenorman qui chante sur son piano planté au cœur des vignes, entouré de joyeux vendangeurs, verre de cantine dressé haut et fier : « De père en fils, dans ton terroir, vigneron tu aimes ta vigne, je viens te chanter la ballade, la ballade des gens heureux. » Et ces slogans : « Un Ricard, sinon rien », « Ma chemise pour une bière » ou encore « Faites mousser les bons moments ». À cette époque, la loi Évin n’existe pas. On peut alors, à la télévision, parler de vin un verre à la main ou fumer allègrement sur le plateau d’Apostrophes. Au nom de la santé publique, les législateurs prennent les choses en main. « C’est l’une des initiatives les plus spectaculaires du gouvernement dans sa volonté de soigner la France. Il y a, par an, cent mille personnes qui meurent à cause du tabac et de l’alcool », annonce d’un ton solennel le journal télévisé du 28 mars 1990. La loi n°91-32 du 10 janvier 1991, dite loi Évin, est promulguée. Près de trente-cinq ans après, dans un contexte inédit de déconsommation du vin, son objectif semble atteint.

Une démarche historique
Dans les faits, l’idée d’un encadrement de la consommation d’alcool est née bien avant 1991. Dans le magazine Cairn, qui relate son aventure, on lit que l’initiative remonte au XIXe siècle : « En 1872, sous la pression de quelques membres de l’Académie de médecine naît l’Association contre l’abus des boissons alcooliques. Une première loi est promulguée en 1873 sur la répression de l’ivresse ». Seul l’alcool est dans le collimateur, le tabac viendra plus tard. Il faut dire qu’on boit beaucoup en France à l’époque, 147 litres de vin par personne et par an. Un peu moins de 170 litres en 1934, le record. Suivent les Italiens, les Portugais, les Espagnols, les Autrichiens et les Suisses, loin derrière avec des consommations plus aléatoires. Dans les années 1950 et 1960, le bon vin de France est associé à la baguette de pain et joue pleinement son rôle alimentaire. Dans un documentaire de l’INA datant de 1965, un Français s’exprime avec joie et sincérité : « Le vin, c’est ce qui a gagné la guerre ! J’ai bu des citernes de vin, j’ai bu pendant les deux guerres et entre les guerres aussi, et j’aime le vin par excellence parce que le vin est un aliment très nourrissant ». Il avoue, pour conclure et sans faire le fanfaron, ne plus être autorisé à en boire. Ces mesures d’encadrement de la consommation se durcissent dès lors que tabac et alcool sont associés par les pouvoirs publics. La loi Veil (9 juillet 1976) se charge de la cigarette : arrêt des publicités et interdiction de fumer dans des lieux publics avec des enfants. Côté alcool, des médecins décrètent, en s’appuyant sur des études, que l’ordre public est mis à mal et que la santé des Français est en danger. En 1980, le professeur Jean Bernard préconise la prévention et l’éducation. Le 17 janvier 1986, une loi prévoit le retrait immédiat et pendant 72 heures du permis de conduire « en cas de présomption d’état d’ivresse ». La loi Barzach (30 juillet 1987) apporte une première restriction à la publicité sur l’alcool à la télévision. Appuyé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et des constats alarmants, notamment la consommation annuelle de douze litres d’alcool pur per capita, l’étau se resserre. En 1989, des médecins établissent un rapport commandité par Claude Évin, alors ministre des Affaires sociales et de la santé. La loi Évin de 1991 entre en vigueur le 1er janvier 1993. Pas de prohibition, mais une stratégie subtile de « dissuasion de l’incitation à la consommation ».

Inconscient collectif
Pour le tabac, l’effet de la loi Évin est évident. Entre 2001 et 2021, les ventes ont chuté de 60 %. Il faut dire que le message est clair : photos provocatrices imprimées sur le paquet, publicité interdite et prix rébarbatifs. Pour l’alcool, tout est plus flou. Certes, la loi a freiné les élans des publicitaires. Elle a participé aussi à la déconsommation des boissons alcoolisées en France, conformément à sa promesse initiale de santé publique. Mais sans en être le facteur principal. Samuel Montgermont, le président de Vin et Société, association qui représente 500 000 acteurs de la filière (production et négoce) pour faire rayonner le vin en France et au-delà en tant qu’emblème national, préfère parler de décrue sociétale : « Avec la loi Évin, la tendance de fond de la déconsommation s’est poursuivie. Celle-ci est régulière, de 5 % par an, et va atteindre un palier qui correspond en fait à un usage occasionnel. Pour l’instant, on est encore à un niveau élevé » (45 litres par an et par habitant, contre 2,7 pour la moyenne mondiale selon l’American Association of Wine Economists). La situation est différente pour la consommation de bière et de spiritueux. Les deux catégories voient leur consommation rester stable et deviennent des alternatives au vin, pour de nombreuses raisons. Vendu essentiellement en grandes et moyennes surfaces, le vin perd des parts de marché au profit de la bière « qui fait mieux le job que lui », explique le journaliste Olivier Dauvers, spécialiste de la grande distribution. Pourtant la bière est tout aussi concernée par la loi Évin. Pour le journaliste, celle-ci est « un faux prétexte à la déconsommation car la meilleure des publicités reste l’exposition du produit en magasin ». Pour Marie Mascré, fondatrice de Sowine, agence justement créée en réponse à la loi Évin pour soutenir les vignerons dans le méandre des flous juridiques, la réglementation n’a pas aidé à faire aimer le vin aux Français : « Quand on répète à longueur de journée les messages de santé publique, la loi pousse dans l’extrémisme de l’hygiénisme. Ça entre dans l’inconscient collectif ». À cela s’ajoute une image du vin souvent poussiéreuse (« le vin de papa ») et quelque peu élitiste en raison d’une communication excessive à propos des cuvées haut de gamme. Un problème pour Samuel Montgermont qui constate que la production a oublié de parler des bouteilles à moins de cinq euros, les plus accessibles.
« La génération née avec la loi Évin n’a pas appris à déguster ni à manger en famille. Le repas du dimanche s’est raréfié », fait remarquer Françoise Ollier, du domaine Ollier-Taillefer dans le Languedoc. Elle estime que la déconsommation du vin est l’une des conséquences de ces nouveaux modes de vie. Même si la loi a largement sa part de responsabilité. « J’étais directrice de l’appellation faugères de 1992 à 2003. J’ai vu naître et se développer la loi Évin. Les vignerons se sont adaptés. Mais je n’avais pas vu venir l’impact que cela pourrait avoir sur la nouvelle génération. Pour moi, elle a mis trente ans à faire son travail et elle a atteint aujourd’hui son objectif, de façon insidieuse. » Le vin a les défauts de ses qualités. Sa diversité peut transformer le choix en casse-tête. S’ajoute à cela le message que nous, journalistes, sommes les premiers à véhiculer avec nos guides et nos sélections : il existe les bons vins et les autres. Pour certains buveurs, tendre la main vers une bouteille de vodka ou de whisky largement diffusée est une garantie de ne pas se tromper. Si la loi Évin a contribué à la chute de la consommation, elle n’a pas freiné les ambitions ni la créativité des annonceurs et des agences de publicité. Marie Mascré est formelle : « On n’a jamais autant innové qu’aujourd’hui pour s’y adapter. J’ai créé Sowine en 2006 parce que, lorsque je travaillais chez Veuve Clicquot, j’ai réalisé qu’il fallait proposer des services dans le strict respect de la loi Évin ». D’une contrainte, la loi est devenue une sorte de cadre de travail, imposé certes, pas très clair, mais toujours présent. Pour être dans les clous, la fondatrice de Sowine s’appuie sur un cabinet d’avocat pour que tout soit validé en amont et pour, le cas échéant, soutenir les clients mis au tribunal par Addictions France, qui lance en moyenne trente actions en justice par an.

Epée de Damoclès
Les vignerons, moins concernés par ces procès que les producteurs de bière ou de spiritueux, font tout pour être dans les règles. Dom Brial, une coopérative du Roussillon, se « risque » tous les ans avec son rosé Rozy et sa bouteille sérigraphiée d’un bikini que l’on pourrait aisément qualifier de « sexy ». Émeline Picard, la directrice communication et marketing de la cave, précise : « C’est notre vêtement de plage, nous sommes en bord de mer, c’est un clin d’œil à notre mode de vie et c’est notre ADN méditerranéen. Nous n’évoquons pas le vin frais à boire entre copines, ce qui serait interdit, mais les caractéristiques de l’assemblage, pas forcément habituel des rosés, syrah et muscat à petits grains ». Avant de conclure à propos de la loi Évin : « Parfois, on se sent bridé, mais le défi est intéressant ». Pour ces créateurs, la loi est une épée de Damoclès. Certains clients leur demandent de l’ignorer, quand ils tiennent, par exemple, à garder coûte que coûte leur identité. D’autres, principalement dans le secteur des spiritueux, demandent de distinguer ce qui est destiné au public français de l’international. En France, interdiction de mêler le liquide aux émotions, au sport, aux enfants, etc. Plus les entreprises sont importantes, plus la loi devient la seule base de travail. Une communication à deux vitesses entre ceux qui respectent au pied de la lettre et ceux qui foncent. Les interprofessions, elles, ne peuvent en aucun cas se permettre d’enfreindre la loi. Grégory Guyot, de l’agence japonaise Dentsu, rappelle que l’alcool n’est pas le seul à être scruté à la loupe dans la publicité. Jouets, nourriture, boissons sucrées sont soumis eux aussi à des règles précises. Rien n’est fait sans l’avis favorable de l’organisme de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) qui s’assure que la campagne soit « loyale, véridique et saine. » Comme Marie Mascré, il reconnaît que « la création n’est bonne que s’il y a des contraintes ».

Un lobbying permanent
La loi Évin n’a pas non plus freiné la créativité et la communication sur internet, univers sans frontière. Pris en compte par le texte de loi en 2009, le web donne du fil à retordre aux législateurs qui y constate de nombreux excès. Toute communication est censée y être réalisée « dans le respect de la loi Évin ». L’association Addictions France, toujours à l’affût, a recensé 11 300 contenus valorisant l’alcool sur Instagram et TikTok entre juin 2021 et janvier 2024. « Contenus principalement destinés à la jeunesse, visant à en faire des consommateurs pour la vie », annonçait (ou dénonçait) la radio France Culture en septembre 2024. « La plupart des contenus sont incitatifs. On ne peut pas être derrière chaque influenceur », reconnaît Franck Lecas, responsable de la loi Évin chez Addictions France. « Comme en 1991 pour la télévision, ils devraient être purement et simplement interdits. On a fait condamner Meta le 5 janvier 2023, et cela a été confirmé en appel, à retirer des contenus. C’étaient de vieux contenus, tout cela n’était que symbolique. C’est un puits sans fond », finit-t-il par admettre. Pour autant, la liberté d’expression existe. Margot Ducancel, fondatrice du club œnologique Rouge aux Lèvres et créatrice de contenus sur Instagram (43 000 followers) où elle s’adresse aux jeunes, spécifiquement les femmes, en les sensibilisant aux bons vins, en sait quelque chose. Elle connaît les règles imposées par la loi Évin et s’y tient. Ne pas boire devant la caméra, ne pas ouvrir de bouteille, s’habiller chic sans être sexy. « Il existe une zone de tolérance sur des profils comme le mien. On est toujours un peu borderline, mais si on fait un travail de qualité avec du contenu pédagogique, il n’y a aucune raison que ça ne passe pas. » Comme le rappelle Marie Mascré, « les consommateurs s’intéressent au vin avant tout par le tourisme, la gastronomie, moins par le sujet vin pur et dur. » Sans surprise, la loi Évin n’a pas freiné la velléité des puissants groupes alcooliers, plus remontés que jamais à Bruxelles, grâce à un lobbying permanent, ou sur internet via des actions occultes largement dénoncées par nos confrères de France 2 (Cash Investigation, 2021) et de la RTBF (#Investigation, 2023). Les géants des spiritueux et des bières ont désormais recours à Instagram ou Tiktok pour faire passer leurs messages.

Des contraintes et des libertés
Au final, faut-il assouplir la loi ? Franck Lecas prévient : « Le souci, quand on veut protéger le vin, par exemple, c’est que ce sont les alcools comme le whisky qui en profitent ». En février dernier, les députés Loïc Prud’homme et Karine Lebon ont présenté une proposition de loi visant à protéger la jeunesse des dérives du marketing des industriels de l’alcool. Les élus proposent, entre autres, l’interdiction de la publicité pour de l’alcool par des influenceurs sur les réseaux sociaux, à l’exception de ceux spécialisés sur le vin. « Si on revoit la loi Évin, ce sera pour la durcir. Attention à l’effet boomerang ! », réagit à son tour Samuel Montgermont. Addictions France aimerait que le logo de la femme enceinte soit plus gros. Et qu’il y ait plus d’infos sur l’étiquette sur la composition du produit, en plus des sulfites. L’association, dont le rôle très louable est d’aider les Français à se sortir de leurs addictions, a du pain sur la planche. Tabac, cannabis, cocaïne, crack, héroïne et addictions sans substances (jeux de hasard et d’argent, jeux vidéo, écrans, internet ou encore addictions alimentaires ou au sexe), l’alcool est loin d’être le seul danger à combattre. Curieusement, les boissons sucrées et ultra caféinées qui inondent nos écrans sans limite ne sont pas mentionnées. Red Bull et Coca Cola semblent avoir la vie devant eux.

Ce que dit la loi Évin
Elle mentionne ce qui est autorisé. Tout le reste étant, par définition, interdit. Sont autorisés la pub dans la presse écrite (sauf dans les revues destinées aux enfants), à la radio à des horaires précis, les affiches dans les zones de production, les catalogues et brochures des professionnels et certains sites internet non destinés aux mineurs.
Les pubs au cinéma et à la télévision ne sont pas mentionnées, donc interdites. La mention « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération » doit être parfaitement lisible, à l’horizontale, sur les objets publicitaires, les affiches et affichettes. Seuls des professionnels peuvent apparaître dans les films, vidéos et images publicitaires. Impossible aussi d’évoquer la fête, le glamour, le sexe, la joie, la sensualité, l’extase et compagnie. Le message publicitaire ne doit en aucun cas inciter à la consommation. Le parrainage est banni et alcool et sport ne peuvent être associés d’aucune façon. Depuis son adoption, retenons deux dates : 2009 avec l’avènement d’internet, support autorisé avec un contrôle sur l’âge (la vente d’alcool étant interdite aux moins de 18 ans) et 2015
et son « assouplissement » visant les contenus liés à l’œnotourisme. Les producteurs peuvent parler de terroirs, de patrimoine culturel, de gastronomie ou encore des « caractéristiques œnologiques » de leurs vins. Les contrevenants risquent 75 000 euros d’amende ou 50 % du montant des dépenses consacrées à l’opération en cas d’illégalité.

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