Jean-Sébastien et Henry Marionnet, la noblesse des marges

Les pionniers sont rarement les premiers de la classe. Dans le monde du vin comme ailleurs, ils préfèrent les coulisses à la scène et semblent étonnés de susciter une quelconque admiration. Jean-Sébastien et Henry Marionnet appartiennent à cette espèce en voie de disparition. Par Alicia Dorey


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Fils aîné de celui à qui l’on doit l’un des tout premiers vins sans soufre de la vallée de la Loire, bien avant que le mot même de « nature » n’érige ses redoutables murailles, Jean-Sébastien Marionnet apparaît comme le dépositaire secret d’un héritage qui n’aura jamais été sanctionné d’aucune médaille. « Mon grand-père a créé le domaine sur les terres de ma grand-mère. À la suite de la crise du phylloxéra, il a choisi l’une des deux voies qui s’offraient alors aux viticulteurs de l’époque, celle des vignes américaines améliorées, afin de produire des rosés sucrés, et la culture des asperges », raconte-t-il d’un air amusé. Un pragmatisme paysan qui permettra à ce petit domaine du Loir-et-Cher, perdu dans cet orient tourangeau, de traverser la première moitié du siècle, jusqu’à l’essoufflement de l’après-guerre. C’est à ce moment-là qu’un tournant s’impose. Henry Marionnet est sommé de quitter les bancs de l’école sur injonction paternelle afin de reprendre les rênes de l’exploitation, tandis que ses deux frères auront quant à eux la chance de poursuivre de brillantes études. Le jeune homme n’est manifestement pas du genre à se satisfaire de demi-mesures : dès les années 1960, il arrache, replante, redessine entièrement le vignoble. « Mon père a mis plus de dix ans à reconstituer le domaine, en replantant du sauvignon et du gamay noir, jusqu’à atteindre 50 hectares de plantation. Et ce, à rebours de ce qui se pratiquait alors dans la région, qui restait sur des hybrides et dans une logique de rendement. » Ce gamay, Henry choisira de l’interpréter autrement. Sans formation académique, il va se forger un savoir empirique, visitant la Bourgogne, le Beaujolais, échangeant avec Marcel Lapierre et Jules Chauvet, « dont il m’a toujours dit que les vins n’étaient pas bons », précise Jean-Sébastien. Dès 1973, il adopte la vinification en grappes entières pour les rouges. Une approche précoce et instinctive, bien avant que le mouvement nature ne fasse école. « Mon père n’a jamais cherché à suivre une mode. Il croyait en son goût. » Preuve en est, en 1990, Henry Marionnet signe Première Vendange, l’un des tout premiers rouges sans soufre ajouté du Val de Loire. À l’époque, il s’agissait simplement de prolonger la pureté du fruit, sans dogme ni étendard. Côté distribution, il a pu compter sur le réseau de restaurateurs et cavistes parisiens patiemment développé par la génération précédente. « Mon grand-père avait réussi à trouver son public, auprès de personnes sensibles à des vins qui apparaissaient déjà comme différents. »

Protéger une identité forte
Lorsque Jean-Sébastien Marionnet revient au domaine en 2000, après un parcours chaotique dans l’Éducation nationale et un passage salvateur à Beaune, l’évidence s’impose. « J’ai goûté mes premiers grands bourgognes alors que j’avais 15 ou 16 ans », se souvient le vigneron. « J’ai compris très vite si un vin était bon ou mauvais. Beaune a été une révélation. » Titulaire d’un BTS viti-oeno, il multiplie les stages – Alphonse Mellot à Sancerre, Vincent Girardin et Génot-Boulanger à Meursault, puis l’Afrique du Sud et l’Australie – avant de revenir dans le Loir-et-Cher, convaincu d’avoir fait le bon choix. « J’ai découvert l’ambiance vigneronne, et surtout l’éclosion d’une véritable passion. » En matière de transmission, le passage de relais coule de source. « Cela s’est fait sans aucun conflit. J’ai la chance d’avoir des parents très intelligents. Mon père et moi goûtons de la même façon, ce qui nous a permis de toujours aller dans le même sens. » Ensemble, ils défendent une viticulture d’instinct, sensible et peu interventionniste. À la vigne, les rendements sont limités et les vendanges manuelles restent la règle. En cave, la philosophie est claire : égrappage, pressurage doux, débourbage à froid, puis élevage en cuves souterraines carrelées de faïence, creusées par Henry dans les années 1970. « À l’époque, c’était pour gagner de la place. Mais on a découvert que cela offrait un véritable éclat et préservait la délicatesse des vins. » Un millésime après l’autre, Jean-Sébastien entend conserver pour chacun des cépages cultivés sur le domaine une identité commune. « Je veux réaliser des vins purs, remplis de fruits, digestes, avec de la rondeur. Qui sentent véritablement le raisin, en somme, dans la mesure où il n’y a aucun corps étranger. » Aucun passage en barriques, donc, et pas de maquillage œnologique. Ses sauvignons conservent cette tension crayeuse, sans caricature variétale ni relents d’exotisme. « Je n’aime pas les sauvignons thiolés, aromatiques, caricaturaux. C’est un cépage très clivant, qui a toujours eu une presse mitigée. À Sancerre, personne ne parle jamais de terroir ou du cépage, on dirait qu’ils en ont honte. À l’inverse, quand vous goûtez les vins des stars, ils sont complètement décharnés, comme s’ils voulaient casser le cépage afin d’en faire ressortir le terroir. C’est encore une autre caricature. Moi, je suis entre les deux. »
En marge de ses sauvignons, Jean-Sébastien Marionnet ne cache pas son faible pour le romorantin, cépage historique de la vallée de la Loire, dont le domaine détient encore de précieux spécimens préphylloxériques, longuement élevés en cuve puis en bouteille. Un choix coûteux, mais hautement stratégique, pour un vin souvent abordé trop tôt, bien avant qu’il ne puisse révéler son plein potentiel. « Nous sommes en train de commercialiser les 2020. Jeunes, il est indispensable de les carafer, et l’on oublie souvent qu’il s’agit de grands vins de garde. J’ai ouvert tout récemment un millésime 2000 fabuleux, mais qui le sera encore davantage dans vingt ans. » Aux côtés des six hectares de francs de pieds sur cinq autres cépages, dont de rares gamays de bouze qu’ils auront longtemps été les seuls à vinifier au sein de la région, Jean-Sébastien produira bientôt pour la première fois une cuvée de pinot noir en grappes entières. « Un cépage passionnant », s’enthousiasme le vigneron, dont le visage s’assombrit lorsque nous l’interrogeons sur la crise qui secoue actuellement le monde du vin. « Le contexte économique n’épargne personne. Depuis le Covid, rien n’est revenu à la normale. La consommation baisse, surtout en restauration. Dans quelques années, je pense qu’un quart du vignoble français va disparaître », prédit-il avec une certaine mélancolie. « Aujourd’hui, ma seule ambition est de faire de bons vins et de transmettre. » Si ses deux enfants sont encore trop jeunes pour garantir une relève, ils auront été à bonne école en développant leur nez sur les cuvées paternelles. « Ma fille est championne d’équitation et n’envisage pas de suivre ma voie. Mon fils est plus jeune, mais il goûte déjà, s’intéresse, se questionne. Nous venons de célébrer les 84 ans de mon père et encore aujourd’hui, je me réjouis d’être ici, et pas à La Défense derrière un bureau. Vigneron, c’est un métier physique. Mais c’est surtout une grande fête. » 

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