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Trentino. Il y a d’abord ce nom, comme tiré d’un conte italien pour enfants, bien connu des férus de haute montagne sous le vocable plus noble de Trentin-Haut-Adige. Une région autrefois autrichienne, dont la production viticole s’écoulait dans les caves de Vienne, un temps richissime, mais sortie exsangue d’une Première Guerre mondiale qui annexe son destin à celui de l’Italie. Durant des décennies, ne reste que la vision sépulcrale de superbes caves entièrement vides, à l’image de celle qui deviendra celle de la famille Foradori, sauvée de la faillite par un rachat au début des années 1920 par le grand-père de celle qui deviendra plus tard l’une des figures les plus respectées du vignoble italien. « J’ai commencé très jeune, j’avais 19 ans », admet presque sur un ton d’excuse Elisabetta Foradori en évoquant sans emphase ses débuts au domaine familial. La disparition brutale de son père Roberto à l’âge de 38 ans, alors qu’elle n’était qu’une fille unique de 11 ans, laissa la charge du vignoble à sa mère, soutenue par deux ouvriers de la première heure : « Nous vendions nos vins dans les trattorias alentour, des vins simples, des cuvées de table ». Dans une Italie encore dominée par les coopératives, la famille tente de maintenir le cap, embouteillant ses propres vins afin d’échapper à la fatalité de prix continuellement à la baisse. Lorsque Elisabetta reprend les rênes de la propriété en 1984, le domaine n’a guère de reconnaissance au-delà des confins de la vallée. Déjà, pourtant, la jeune femme aspire à trouver sa propre voie, qui ne sera pas celle des super toscans et autres cabernets standardisés. « Je ne voulais pas seulement me consacrer à la vigne, mais également aux fleurs, aux arbres. J’ai toujours voulu voir le vignoble comme une forêt. » Dans ce Trentin exigu, coincé entre lacs et montagnes, elle est persuadée qu’il est possible de produire des rouges et des blancs d’une grande finesse, issus des cépages autochtones aux noms suaves de teroldego, nosiola et manzoni bianco, qui conserveraient toutefois « ce côté terrien et caractériel que l’on retrouve chez les gens d’ici ». Sa rencontre avec celui qui deviendra son mari, le professeur Rainer Zierock, un Allemand épris de philosophie, marque un tournant dans son approche du métier. « Il m’a appris à regarder les plantes, à comprendre la génétique, à envisager l’agriculture sous un autre angle. » De cette union naîtront non seulement trois enfants, Emilio, Théo et Myrtha, mais aussi une approche intuitive, presque animiste de la viticulture. Elisabetta Foradori s’attache alors à pratiquer la sélection massale, à réintroduire des formes de polyculture oubliées, mais le chemin est ardu. « Il fallait survivre, sans se trahir. » Parmi ceux qui l’ont aidé à embrasser la biodynamie, le célèbre vigneron alsacien Marc Kreydenweiss est un véritable mentor. Son soutien indéfectible lui permet de convertir l’ensemble du domaine en à peine deux ans. Atteindre l’équilibre prendra hélas bien plus longtemps.
Transmettre ses idées
Vient ensuite le temps de la reconnaissance et des premières réussites en dehors des frontières italiennes grâce à ses cuvées de vieilles vignes de granato. Un cépage noir aussi troublant qu’une éclipse, qui lui a permis « de sortir de la région, de montrer la beauté et la puissance des rouges des Dolomites ». Le succès, pourtant, se fait attendre. « Il est arrivé tard », reconnaît-elle. En 2010, la conquête du marché américain, puis l’éveil d’un nouveau public italien, finissent par changer la donne, non sans quelques sacrifices. « Certains distributeurs n’ont pas suivi, mais je ne me voyais pas changer de chemin. » C’est finalement avec ses blancs qu’Elisabetta Foradori connaîtra sa véritable gloire, et notamment ceux issus du nosiola, cépage disparu du Trentin, qu’elle réanoblit via des vinifications en amphore. « Nous avions perdu cette connaissance », observe-t-elle. « Travailler l’argile, c’est tout un geste, une maîtrise de la terre, mais aussi du feu. » À l’instar d’Arianna Occhipinti ou de la famille Cos, en Sicile, Elisabetta Foradori fait partie de cette génération de vignerons qui aura remis les cépages indigènes au cœur de l’identité viticole italienne. Ses rencontres avec Catherine et Pierre Breton ou encore Thierry Puzelat, figures du vin nature hexagonal, finissent de la convaincre que l’émotion, voire l’obstination, doivent l’emporter sur la technique. À la veille de son soixantième anniversaire, Elisabetta Foradori peut s’enorgueillir d’avoir su passer le flambeau à la génération suivante, ses trois enfants ayant progressivement rejoint le domaine, lui permettant ainsi de se consacrer à sa nouvelle passion pour la production de fromage qu’elle envisage simplement comme « un autre visage du processus de fermentation ». Alors qu’elle s’apprête à effectuer son tout premier pèlerinage vers le vignoble géorgien, elle ne peut s’empêcher de manifester une dernière inquiétude quant à l’avenir de la profession : « La polarisation du monde du vin ne me paraît pas positive. Les gens sont fatigués et perdus face à tout cela et c’est aussi notre faute. Je pense que le temps du changement est venu, mais j’ignore encore dans quelle direction. Nous devons être patients et conserver coûte que coûte ce que j’aime appeler un idéal de beauté ».