Saskia de Rothschild : « L’objectif, c’est de produire des vins de lieux »

Il y a deux ans, les domaines Barons de Rothschild (branche Lafite) faisaient l’acquisition de William Fèvre, l’icône de Chablis. Saskia de Rothschild, leur présidente, confie à En Magnum sa vision stratégique et ses ambitions pour la maison


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Vous avez acquis William Fèvre il y a deux ans. Pourquoi et comment ?
Le dossier nous est parvenu à un moment où nous souhaitions investir dans un vignoble de grands vins blancs en France. Jusqu’alors, nous avions davantage cherché dans la Loire. Moi, je suis une fan de vins de Chablis depuis longtemps. Chablis, c’est une Bourgogne particulière, avec une identité familiale, vigneronne et encore agricole. Ce n’est pas la Côte-d’Or, où nous n’aurions jamais osé aller. Cela apparaissait donc envisageable d’aller à Chablis, y compris sur le plan financier.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce projet ?
Nous aimons bien avoir un portefeuille de vins assez variés. Dans notre famille de domaines, nous ne cherchons pas que des vins iconiques. Le domaine William Fèvre propose des vins qui vont d’un excellent chablis en appellation village jusqu’aux plus beaux des grands crus. C’est cette pyramide qui nous a plu. Fin mars 2023, nous sommes allés sur place pour rencontrer Didier Séguier et passer du temps dans la vigne. C’est un terroir de dingue. Nous avons été impressionnés par l’expertise du domaine, sans parler de la conscience environnementale, avec une certification bio déjà acquise. On s’est dit assez vite que cela pourrait correspondre à nos attentes. On a fait une dégustation. Le vin de Lafite, par son terroir, est celui qui est le plus dans l’épure parmi les premiers grands crus. Il ne recherche jamais la puissance. Chez William Fèvre, les vins que produisaient Didier Séguier et son équipe avaient ça. Pas d’élevage en barrique neuve, rien qui maquille l’expression aromatique des terroirs et une recherche de pureté présente à toutes les étapes. Pour nous, il y avait un bon alignement des planètes.

C’est la première fois que vous mettez le pied en Bourgogne. Comment avez-vous été accueillis ?
On est toujours précédé par une image, ce qui peut être un peu compliqué. Nous avons une image de Bordelais, qui peut être très corporate. En plus, quand on entend Rothschild, on s’attend à voir des gens en costumes-cravate. J’ai souhaité rencontrer beaucoup de gens, avec Didier Séguier et lors de moments collectifs comme les Grands jours de Bourgogne. Échanger, écouter, parler de vins, c’est ce qui compte. Comprendre comment chacun vit ce qui se passe à la vigne, c’est cette partie qui me passionne.

Quelle est votre ambition pour William Fèvre au sein du portefeuille de domaines de la famille ?
Mon père est depuis toujours un fan de vins rouges. Nous avions beaucoup plus un portefeuille de vins rouges, avec certes un liquoreux, Château Rieussec à Sauternes. L’objectif ultime de cette nouvelle étape à Chablis, c’est de produire des vins de lieux et par la même occasion, de très grands vins blancs. Cela fait quelques années que l’on progresse dans cette couleur. On a développé un vin blanc sec au château Duhart-Milon, on a aussi des blancs dans l’Entre-Deux-Mers. Pour les équipes techniques, faire du blanc est utile pour faire du rouge. Cela apporte une précision supplémentaire sur la gestion des acidités, des dates de vendanges, ça nous fait progresser, ça nous fait du bien. Aujourd’hui, les équipes se parlent beaucoup, mais il n’y a aucune volonté de venir avec un modèle bordelais et le calquer à Chablis. William Fèvre est mature dans sa gestion, donc ça fonctionne bien.

Quelle est votre vision des vins de Chablis et de leur place dans le paysage des grands vins blancs ?
Ce que j’aime avec les chablis, c’est leur austérité sympathique, ce sont des vins attachants, d’une grande buvabilité, dont on ne se lasse pas. La diversité de terroirs est passionnante. Par exemple, entre les terroirs de Bougros et de Côte Bouguerots (parcelle située au sein du climat grand cru Bougros, ndlr), ce sont deux mondes différents. On ne goûte pas des chardonnays, mais des sols kimméridgiens, des profondeurs, des marnes, une exposition et la diversité géologique du lieu. Ce sont des vins qui sont transparents, qui racontent leurs terroirs. Il faut les distinguer, les comprendre. Et même si on ne les comprend pas, on les aime quand même. Pour moi, c’est ça les grands vins.

Allez-vous redessiner le périmètre de William Fèvre, regarder de nouveaux terroirs ou rééquilibrer la partie négoce par rapport aux vignes du domaine ?
Concernant les terroirs, et étant donné le soin que nous souhaitons apporter à la vigne, nous sommes bien avec nos quelques 70 hectares de vignes. Avant notre arrivée, la maison Bouchard avait déjà beaucoup réduit la proportion de négoce. On ne souhaite pas réduire plus. Les décisions qui ont été prises étaient bonnes, nous n’avons pas l’intention de changer ces équilibres, ni de remettre en cause les partenariats de long terme.

Votre parc immobilier à Chablis est de premier plan. Il est largement sous-exploité. Avez-vous des projets le concernant ?
Didier a un projet de nouvelle cuverie depuis vingt ans afin de réunir toutes les opérations de William Fèvre sur un seul site qui sera, et c’est symbolique, situé en face des grands crus, au pied de nos vignes. C’est acté, les travaux devraient démarrer mi-2026. Concernant ce formidable patrimoine architectural au cœur de Chablis, nous serions ravis de créer une offre d’hôtellerie. Mais ce n’est pas notre métier, nous voulons nous concentrer sur notre savoir-faire. Donc si nous le faisons, ce sera avec un partenaire.

Compte tenu des conditions difficiles du millésime 2024, comment envisagez-vous l’avenir à propos de vos pratiques en biodynamie ? Faut-il aujourd’hui privilégier l’approche écologique à celle économique ?
Il n’y a pas beaucoup d’alternatives au bio et nous ne souhaitons pas mettre de produits CMR dans nos vignes. Nous sommes convaincus que notre itinéraire est le bon, même si cela veut dire plus de passages et un impact carbone important. Cela signifie qu’il faut être très bon, très précis. Il n’y a pas de place pour l’erreur. Pour être en bio, il faut être irréprochable dans l’excellence. Je crois qu’il faut garder cette ligne, sans être dogmatique. Après, en 2024, nous avons récolté neuf hectolitres par hectare, alors si 2025 est à nouveau une année compliquée, on en reparlera.

Avec les changements qui s’annoncent, Chablis doit-il s’inspirer de la Champagne et chercher des cépages d’appoint ?
Faire des recherches sur d’autres cépages ? Je n’y crois pas trop à ce stade. En revanche, il faut plutôt travailler sur des sélections massales de chardonnays adaptés à notre terroir et, surtout, traiter la question des viroses, en faisant attention aux temps de jachère. Il faut installer la parcelle de la meilleure des façons, réfléchir à la manière d’espacer nos rangs, adapter nos plantations aux expositions. Pour répondre aux défis du réchauffement climatique, je crois plus en ce genre d’adaptations fines, plutôt que de changer de cépage.

Quel regard portez-vous sur des pratiques complémentaires de la biodynamie, comme l’agroforesterie ou l’agro-pastoralisme ?
Les animaux dans les vignes, ça nous plaît. Au château d’Aussières dans le Languedoc, on a déjà des animaux dans les parcelles. Cela sera peut-être le cas à Pauillac dans un avenir proche. À Chablis, Didier a une mule qui vient travailler les sols dans nos clos. Et puis, avec notre « William Ferme », comme on l’appelle, on a des chèvres, des ânes, des poules et des oies dans nos prairies. Dans chaque lieu, il s’agit de trouver un équilibre, ainsi que les personnes passionnées qui ont envie de s’engager. Partout, il faut comprendre l’aspect humain de ce métier, pour trouver des femmes et des hommes qui auront encore envie de le faire dans vingt ans.

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