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Le rosé est-il toujours tendance ? À en croire le dernier baromètre « Les Français et le vin » publié par l’agence de conseil Sowine en mars 2025, 85 % des personnes interrogées déclarent en consommer. Mais cette part s’effrite au fil des ans. Ils étaient ainsi 87 % à savourer un verre de rosé en 2024 contre 88 % en 2023 et 89 % en 2022, toujours selon ce même baromètre annuel. Pas de baisse spectaculaire, donc, mais un bruit sourd qui inquiète les professionnels. Pourtant, selon l’observatoire mondial du rosé, cette couleur fait de la résistance. Il s’en est ainsi consommé 18,5 millions d’hectolitres dans le monde (soit l’équivalent de 2,4 milliards de bouteilles de 75 cl) en 2023.
Les chiffres baissent certes, de 1,7 % par an depuis 2019, mais de manière moins prononcée que pour l’ensemble des vins tranquilles (-3,8 % par an sur la même période). En France, la production se concentre essentiellement sur deux grandes régions de production : le Languedoc-Roussillon avec 2,6 millions d’hectolitres (AOC et IGP pays-d’oc confondus) et la Provence avec 1,2 millions d’hectolitres. Au sein de ces deux géants, les enjeux sont différents. Le rosé représente en effet 89 % de la production régionale en Provence, contre 30 % pour le Languedoc.
Autant dire que dans le Var et les Bouches-du-Rhône, lorsque le marché tousse, tous les vignerons s’enrhument. « 2024 a été la plus faible année de production de rosé de ces dix dernières années », constate Brice Eymard, le directeur général du comité interprofessionnel des vins de Provence (CIVP). « À peine un million d’hectolitres produits pour les trois appellations côtes-de-provence, coteaux-d’aix-en-provence et coteaux-varois-en-provence. Cela s’explique par deux phénomènes. Agronomique, tout d’abord, avec des conditions climatiques très difficiles qui ont provoqué de la coulure et du mildiou. Mais nous avons également fait passer le message aux vignerons de ne produire que ce que l’on est capable d’écouler. »
Des difficultés inédites
« Le rosé est un produit météo-sensible », enchérit Pierre Bories, président du comité interprofessionnel des vins du Languedoc (CIVL) et vigneron dans les Corbières et à Limoux. « En 2024, on a connu un printemps très maussade et un été moyen. Résultat, le rosé s’est nettement moins consommé en terrasses ou au bord des piscines. » À titre d’exemple, il s’était écoulé 21,8 millions de bouteilles d’AOC languedoc rosé en 2021, alors qu’en 2023, il ne s’en était vendu que 16,9 millions, soit une baisse de 22 %. « Ce début d’année est encourageant », pondère cependant le président de l’interprofession. « Nos ventes de rosé sont reparties à la hausse avec une progression de 6,24 %. » Un enthousiasme, modéré, qui n’est pas partagé par tout le monde. « Le début d’année 2025 n’est pas très bien orienté. Nous avons fait un mauvais mois de février en termes de vente. Nous devons faire face à beaucoup d’attentisme », regrette Valérie Rousselle, la propriétaire du château Roubine, cru classé de Provence.
Pour Philippe Brel, directeur général de la cave coopérative Estandon (qui vinifie pour neuf coopératives et treize caves particulières et représente 10 % de la production de Provence), le mal est plus ancien. « Nous devons faire face à un phénomène de déconsommation mondial, qui touche toutes les gammes et tous les marchés. Mais cette tendance a été masquée par les bons résultats de 2021 et 2022, deux années de surconsommation artificielle en sortie de Covid. En 2023, la punition a été immédiate, les ventes de vin ont chuté, y compris, pour la première fois, le rosé. » Une tendance qui touche différemment les vins d’appellation d’origine (AOC) et les vins d’indication géographique (IGP). « Nous constatons une demande croissante sur les vins en IGP, à tel point que certains de nos adhérents replient en IGP des parcelles qui produisent normalement des AOC », poursuit Philipe Brel.
À ce jeu du downtrading, ce sont les rosés en IGP pays-d’oc qui tirent leur épingle du jeu. Au 31 janvier 2025, les volumes certifiés sont supérieurs de 9 % par rapport à l’année précédente, de quoi se réjouir après une campagne 2023-2024 marquée par un léger repli de 4,5 % dû à une météo maussade. « La consommation de rosé s’est totalement démocratisée en France. Nous avons vu se créer une foultitude de marques et cuvées qui se sont affranchies de la classique offre déclinée en trois couleurs », observe Florence Barthes, directrice de l’interprofession Inter Oc. « C’est ainsi que sont nés les rosés de gammes, essentiellement des vins de marques, comme Roche Mazet, ou de cépages, comme ceux signés Les Jamelles. Mais aussi les rosés piscine pour les vacances, l’été, avec une consommation décomplexée, hors des codes – la cuvée Le Marcel Rural Couture de Paul Mas, par exemple – et les rosés arty qui jouent sur le design chez Foncalieu, Aubert et Mathieu ou Bernard Magrez, avec Mon Secret. Enfin, on trouve les rosés “bobo”, avec un flaconnage élégant, branchés, qui flirtent avec les codes du parfum et du luxe, telles les cuvées Alta d’Anne de Joyeuse ou Côtes des Roses de Gérard Bertrand. Grâce à ces différents concepts, nos rosés sont particulièrement bien positionnés, les deux premiers en grande distribution, les deux autres chez les cavistes et dans l’hôtellerie et la restauration. »
La fin du rosé piscine ?
Ce qui n’empêche pas les producteurs d’adapter rapidement leur offre en fonction des changements d’habitude des consommateurs. « Désormais concurrencé par d’autres types de boissons comme les cocktails, les ready to drink et les sans alcools type kombucha, le rosé glaçon a fait pschitt. Les croisières, par exemple, les ont enlevés de leurs cartes », note Gérard Bertrand, célèbre vigneron qui mise pour sa part à la fois sur les rosés de cépages et sur les hauts de gamme. « Nous avons atteint un plateau en termes de volume, mais pas en ce qui concerne la premiumisation de nos produits. Garrus, Ott, Galoupet et bien entendu Clos du Temple, les amateurs de grands vins peuvent désormais trouver de nombreux rosés iconiques et de garde », poursuit l’homme fort du Languedoc.
Valérie Rousselle estime produire pour sa part environ 10 % de rosés haut de gamme, dont sa cuvée Héritage vendue 39 euros et produite à 3 000 exemplaires. « La barre des 25 ou 30 euros reste toutefois dure à faire passer auprès des consommateurs », confesse la propriétaire du château Roubine. Cette stratégie de montée en gamme semble également réussir à Estandon. « Pendant la crise, la premiumisation continue », confirme Philippe Brel. « La perte de volume est désormais compensée par la hausse des valeurs. » La coopérative a ainsi développé une production sous son propre nom afin de mieux valoriser ses vins. « Nous ne réalisions qu’un million d’euros de chiffre d’affaires en 2008 pour les vins siglés Estandon. Nous avons aujourd’hui atteint les trente millions d’euros. »
Cependant, quel que soit le segment de marché, le rosé doit, comme l’ensemble des vins, faire face à un environnement économique bousculé, notamment à l’export. « Nos grands marchés export étaient en baisse jusqu’en novembre 2023 compte tenu du contexte économique défavorable, entre inflation galopante, perte de pouvoir d’achat et instabilités politiques liées aux conflits au Proche-Orient ou en Ukraine. Après le contrecoup du Covid, nos distributeurs ont surstocké et ont d’abord nettoyé leurs lignes avant de repasser commande », détaille Brice Eymard. « Aux États-Unis, nous devons faire face à forte concurrence des rosés américains, notamment sur le haut de gamme. Ce qui n’empêche pas la Provence de rester leader sur ce segment. Pour l’entrée de gamme, ce sont plutôt les vins italiens et le Languedoc qui nous challengent. » Ces derniers y font également de la résistance. « L’Amérique reste stable, mais devient difficile », constate Gérard Bertrand. « Entre la hausse des taxes de 10 %, en attendant la fin du moratoire de 90 jours sur les droits de douane, et la chute du dollar de 10 % depuis le début de l’année, nos produits se sont mécaniquement renchéris de 20 % pour le consommateur américain. Il va donc falloir revoir nos prix si l’on veut rester compétitif. »
L’Europe connaît pour sa part des parcours assez divers. Si la catégorie affiche une légère baisse en Grande-Bretagne, de l’ordre de 3 % en volume, l’Allemagne et les Pays-Bas font montre d’une belle croissance, de respectivement 16 % et 9 %. « Cela s’est fait grâce à une baisse des prix », précise Brice Eymard. « Par exemple, en Allemagne, le prix moyen de la bouteille est passé de 5,20 à 4,60 euros. » En revanche, l’Asie reste toujours aussi rétive au rosé. « En Chine, la couleur rose est considérée comme féminine et vulgaire », poursuit le directeur général des vins de Provence. « En Corée et au Japon, des circuits de distribution se sont mis en place, notamment grâce aux sommeliers. Mais on pâtit encore d’un manque de connaissance de nos produits par les consommateurs locaux. »
Constituer des stocks pour amortir les à-coups
La caractéristique du rosé est d’être vendu et bu dans l’année qui suit sa vendange. Un modèle économique a priori favorable aux producteurs qui n’ont pas de stocks à porter et bénéficient d’une trésorerie immédiate, mais qui montre désormais ses limites, surtout lorsque la consommation n’est pas au rendez-vous. « Tout ce qui n’est pas bu ne se rattrape pas », résume Gérard Bertrand. À tel point que les instances provençales commencent à militer pour un changement de paradigme. « Même si nous ne sommes pas la Champagne, leur modèle de réserve est intéressant et devrait nous inspirer », explique Brice Eymard. « Aujourd’hui, les vignerons sont techniquement capables de conserver un an de stock sans que le vin ne soit altéré. Cela nous permettrait de mieux piloter nos stocks. En 2018-2019, par exemple, nous n’avions pas assez de vin. Aujourd’hui, nous en avons trop. Mettre en réserve une partie de nos rosés constituerait ainsi une sorte d’assurance récolte et permettrait que le volume disponible corresponde au volume consommé. »
Certains opérateurs ont déjà agi en ce sens. Le château La Gordonne, propriété de Paul-François Vranken, propose depuis 2022 une cuvée multi-millésime. Si le propos du domaine est d’offrir aux consommateurs un rosé au goût constant, sur le modèle champenois que Paul-François Vranken connaît comme sa poche, c’est aussi un habile moyen de gérer ses stocks pour en lisser la commercialisation. « Nous disposons également de quelques références de vins non millésimés, ce qui nous permet de conserver une partie de notre production 18 mois », indique Philippe Brel. D’autant que le consommateur ne semble pas plus attaché que cela à la notion de millésime lorsqu’il consomme du rosé.
Une étude, certes ancienne, réalisée par le cabinet Wine Intelligence auprès d’un peu plus de deux mille consommateurs de vins tranquilles, et présentée lors de l’assemblée générale du CIVP de 2016, montrait que le millésime n’entrait qu’au dixième rang des critères d’achat d’un vin rosé. « Cette étude, et d’autres par la suite, prouve que les consommateurs s’attachent d’abord à la couleur du vin », poursuit Brice Eymard. « Certains consommateurs pensent même, à l’instar des vins rouges, que les anciens millésimes sont meilleurs. » De quoi rompre avec le dogme du millésime de l’année, ce que de nombreux producteurs de bandol ont déjà mis en pratique en proposant des rosés plus anciens, à l’image de Pibarnon qui commercialise actuellement son rosé Nuances 2021. Cette philosophie n’est toutefois pas partagée par tout le monde. « Le rosé est un produit qui se caractérise par sa fraîcheur et doit être bu dans sa jeunesse », estime Valérie Rousselle. « Ce qui n’empêche pas désormais certains sommeliers de proposer des cartes de rosés sur plusieurs millésimes, mais ce n’est pas trop mon goût. »
Il n’en reste pas moins que, de l’avis des opérateurs, le rosé est passé en vingt ans d’un produit de mode à un vin à part entière. « Un tiers des vins consommés en France sont des rosés », rappelle Brice Eymard. « Il s’est même installé à l’année sur les tables des amateurs. Avant, nous constations de forts pics de saisonnalité qui ont désormais tendance à s’estomper », observe Florence Barthes. Traversera-t-il pour autant aisément la crise ? « Je reste raisonnablement optimiste », conclut Gérard Bertrand. « Nous devons être imaginatifs, apporter des solutions aux distributeurs et aux revendeurs. Dans le Languedoc, on a ramé pendant trente ans avec nos rosés et on connaît le succès depuis seulement cinq ans. On a donc l’habitude de se retrousser les manches pour avancer. »