La France doit-elle produire plus de champagne ou moins de champagne ? La question se pose aujourd’hui avec une grande acuité. Les décisions d’arracher la vigne dans le Bordelais, en Languedoc et en vallée du Rhône face à la crise de déconsommation du vin rouge ne vont pas sans nourrir quelques inquiétudes en Champagne, où les expéditions semblent mal orientées depuis deux ans. Les ventes sont tombées à 271 millions de bouteilles en 2024. Cela représente un recul de 8,3 % sur un an et de 20 % par rapport au record de 340 millions de bouteilles en 2007. Sur les marchés les plus enthousiastes, on voit poindre des commentaires boudeurs, des critiques parfois très sévères d’établissements haut de gamme à New York et une recomposition des cartes au profit d’autres pétillants, voire d’autres alcools.
Le New York Post rapporte les propos de restaurateurs naguère inconditionnels qui n’hésitent pas à dire que le champagne, « c’est très surfait », que certaines grandes maisons, à s’industrialiser, ont plus investi dans le marketing que dans la qualité. Les hausses de prix de 30 % depuis 2022 passent mal. Une situation tout à fait nouvelle alors que le travail de révision de l’aire d’appellation, lancé pour augmenter la production, tire à sa fin. En 2008, lorsque ce chantier a été ouvert, le champagne fait rêver le monde. L’occidentalisation rapide des habitudes de consommation chinoises donne même à craindre une pénurie. La City londonienne célèbre ses gains financiers quotidiennement au champagne. Les Américains en veulent toujours plus. Les ventes explosent et les expéditions atteignent un niveau record au plus fort de l’euphorie mondiale, renforcée par le changement de millénaire. Le raisin est plus précieux que jamais.
L’œuvre pharaonique de révision de l’aire d’appellation est alors initiée sous la houlette de l’Inao avec force experts en tout genre. Des historiens, des géologues, des climatologues, des phytosociologues et autres techniciens. À charge pour eux de sélectionner quarante nouvelles communes de la Marne, Haute-Marne, de l’Aube et de l’Aisne parmi les trois cents candidates au droit de produire du champagne. À la clé pour les heureux bénéficiaires, une multiplication par cent de la valeur de leur terre agricole.
L’objectif est de gagner en qualité tout en augmentant la surface du précieux vignoble afin de relever les défis de conquête des marchés mondiaux. « La délimitation de l’aire d’appellation date d’avant le phylloxera, il y a 130 ans. Elle n’avait jamais été révisée depuis, bien que de profonds changements soient intervenus, dont celui du climat », explique Carole Ly, la directrice générale de l’Inao. Aujourd’hui, alors que cet immense chantier était bientôt terminé, le syndicat général des vignerons en Champagne (SGV) a brusquement décidé de s’opposer à sa poursuite.
Réuni fin février en conseil d’administration, il a voté à 90 % la suspension de l’opération. Si le SGV ne remet pas en cause le travail effectué, il en demande en revanche la suspension tant que la Commission européenne ne revient pas en arrière sur les règles de libre plantation qu’elle a imposées à tous les pays européens dans le cadre de l’organisation commune du marché (OCM) vitivinicole adoptée en 2018. Le négoce militait alors très fort pour une libéralisation totale des plantations de vignes afin de faire pression sur les prix. Après des batailles homériques contre les producteurs, il obtient partiellement gain de cause. L’exécutif européen a imposé partout en Europe de nouvelles plantations, mais dans la limite d’un plafond.
Des intrus dans l’aire
Quelles conséquences pour le vignoble champenois ? Une irruption dans l’aire d’appellation champagne de vignes destinées à produire du vin de table, dits vins sans indication géographique (VSIG), ce que Maxime Toubart, le président du SGV déplore abondamment : « La filière champagne n’a pas eu d’autre choix que d’autoriser chaque année de nouvelles vignes, y compris pour la production de VSIG, dont elle ne connaît ni la localisation, ni la quantité de raisins récoltés. Pas plus d’ailleurs que la destination des vins qui en sont issus ». Une véritable hérésie au regard du fait que les vignerons champenois doivent respecter un cahier des charges très précis quand les VSIG n’ont ni contrainte de cépage ou de pratiques.
À raison de dix ares plantés par an pendant dix ans, les quantités de VSIG provenant de la libéralisation de la plantation sont certes dérisoires. Mais pour les producteurs de champagne, le problème n’est pas là. C’est une affaire de principe. « Nous avons toujours été hostiles à la mixité. Il en va de notre image. Nous ne savons pas ce que deviennent les raisins. C’est la porte ouverte à toutes les fraudes », tempête Maxime Toubart. D’autres voix émanant des maisons de champagne, qui ont souhaité garder l’anonymat, s’expriment dans le même sens. Le risque de détérioration de l’image pouvant découler de la revendication abusive de raisins ou de vins en AOC revient dans tous les commentaires. À cet égard, certains rappellent les efforts colossaux et dispendieux fournis depuis des années par la filière pour empêcher que toutes sortes de breuvages effervescents revendiquent l’appellation dans le monde.
Outre ces « inconvénients », ces plantations ont tout d’un pied dans la porte du système champenois. « Nous avons toujours décidé des volumes à commercialiser en fonction du marché. Cette politique a toujours très bien fonctionné. Il n’est pas question de perdre la maîtrise des ventes. On veut continuer de pouvoir fixer les règles », dit encore Maxime Toubart. Mais alors pourquoi avoir attendu sept ans pour protester ? Sur ce point, force est de constater que les vignerons avaient d’emblée fait connaître leur hostilité à la libéralisation de plantations.
Seulement la Commission européenne est longtemps restée sourde à leurs récriminations. Depuis peu, l’énorme crise qui frappe la viticulture européenne a fait naître des réflexions nouvelles dans la sphère bruxelloise, si bien que les comités ad hoc ont accepté de rouvrir le dossier OCM vin dès l’an dernier. Soit deux ans en avance sur le calendrier des discussions concernant la prochaine réforme de la politique agricole commune (PAC). Un groupe de haut niveau a été formé en juillet 2024, qui s’est réuni à plusieurs reprises, pour trouver rapidement des solutions à la crise de déconsommation du vin. Il a formulé diverses préconisations, dont l’une a tout particulièrement retenu l’attention de la Champagne. Elle revient en arrière sur la liberté de plantation en instaurant « un système de gestion plus flexible » afin de « moduler le potentiel de production ». Et prévoit, selon l’Inao, de ramener à zéro les propositions de nouvelles plantations délivrées chaque année. Les vignerons champenois veulent que cela soit inscrit dans la prochaine OCM.
Espoir côté UE
Le paquet de mesures présenté le 28 mars par le commissaire européen à l’Agriculture, Christophe Hansen, introduit certes plus de souplesse dans l’arrachage et dans la replantation, mais le dispositif est « insuffisamment explicite » en ce qui les concerne. « La Commission propose de ramener à zéro les obligations de plantations nouvelles, mais ne précise pas que ce changement concerne aussi les vignobles qui ne sont pas en crise. Nous voulons que cela soit écrit », commente le SGV. En Champagne, l’inquiétude d’un mitage de l’aire d’appellation est réelle. Les vignerons vont donc continuer de pousser leur dossier afin de lever toute ambiguïté dans le texte que la Commission va transmettre au Parlement européen. Les discussions ont peu de chances d’aboutir avant le début 2026. Dans le meilleur des cas, à la fin de l’année en cours.
Pour la filière, il est impératif de tenir compte de l’évolution du contexte. « Les experts ont entamé le travail de révision de l’aire d’appellation quand nous souhaitions accroître les volumes. Ce n’est plus le but. Nous sommes passés à une stratégie de valorisation et nous voulons avant tout sécuriser l’aire juridiquement par des décisions techniques. Il y a des parcelles aberrantes dans certains secteurs », observe Maxime Toubart. De son côté l’Inao tempère ces propos. Et se veut rassurant. « La révision de l’aire d’appellation va exclure des zones et en faire entrer d’autres. Tout cela ne va pas nécessairement aboutir à une augmentation des volumes de production », explique sa directrice générale.
Quoi qu’il en soit, le jour où le SGV validera les travaux menés, une consultation publique est prévue. « Toute personne qui contestera les résultats pourra demander à ce que sa parcelle soit réétudiée. C’est seulement à l’issue de cette procédure que sera votée la nouvelle aire », précise Carole Ly. Compte tenu des enjeux financiers, une terre qui peut produire des raisins destinés à devenir du champagne valant cent fois une terre agricole, il y a fort à parier que les contestations affluent. « Il y a vingt mille producteurs en Champagne. Vu la perte de valeur encourue par un hectare qui serait déclassé, il peut y en avoir des milliers de protestations. »