Retrouvez cet article dans En Magnum #41. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.
Je reste souvent étonné de la naïveté de nos agronomes devant leur conviction que l’on pourra compenser les effets pervers du réchauffement climatique et des exigences d’une agriculture écologiquement responsable par le recours à toutes les techniques d’hybridation ou même au génie génétique. Dans toute notre histoire, a-t-on gardé le souvenir et la trace, pour la production de vins de qualité, d’une autre variété de vigne que vitis vinifera ? Tous les essais d’hybridation récents faits en France, du Baco au Vidal, ou même à partir de deux vitis vinifera en Suisse, Autriche et Allemagne, n’ont jamais produit de vin mémorable. Le raisin de ces hybrides peut mûrir, mieux résister à certaines maladies (donc avoir moins besoin de traitement) et, avec l’aide d’une œnologie maîtrisée, arriver à donner un vin très buvable. Mais il n’a jamais atteint la finesse et la capacité d’exprimer les nuances d’un lieu de production d’un vitis vinifera pur ou même croisé, dans des conditions encore mystérieuses, comme le cabernet-sauvignon, le petit manseng ou le chardonnay. Quant au pinotage sud-africain, sans doute l’hybride le plus réussi de la planète, ou le mieux adapté aux conditions climatiques de sa production, il ne viendrait à l’esprit de personne de le préférer au pinot noir ou au cinsault à petits grains. Et pourtant on persiste, et pire, on conseille fortement. Il y a certainement une économie ou de l’argent à gagner derrière cet optimisme, mais surtout un déni. On ne veut pas se souvenir que pendant des dizaines de siècles les vitis vinifera ont voyagé et ont fini par s’adapter à leurs nouveaux lieux respectifs et à des changements climatiques considérables.
Nous savons désormais l’influence de certaines éruptions volcaniques ou d’autres causes de refroidissement ou de réchauffement sur la disparition de certains vignobles réputés, et plus encore sur l’histoire humaine, révolutions ou émigrations et colonisations massives. Sur les chartes de dates de vendanges européennes, dont certaines remontent à près de dix siècles, on voit des différences de deux mois ou plus. Or la création de nos appellations contrôlées a figé l’histoire et fait croire que le cépage est constitutif de l’originalité de nos appellations. On peut s’amuser. Que seraient nos vins méditerranéens si les Espagnols avaient interdit la migration de leurs grenaches, mourvèdres ou autres vedettes sudistes ? Et qui sait si ces mêmes grenaches ou mourvèdres ne sont pas nés sur les plateaux d’Anatolie ou de Géorgie avant d’émigrer vers le sud puis de remonter au gré des régimes politiques, comme le grenache en Sardaigne. Plus étonnantes encore, les glissades du savagnin du Jura à l’Espagne en passant par la Champagne et Jurançon. Et qui sait si le Médoc ou la Touraine seraient ce qu’ils sont devenus si leurs cépages n’avaient pas remonté du Piémont pyrénéen où ils sont nés ou re-nés. Quant à notre pinot noir, les moines bourguignons l’ont planté sur les bords du Rhin sans doute avant l’apparition des rieslings. Il est évident que le climat, au sens bourguignon, c’est-à-dire la conjonction entre le sol, la pluie, le vent, le soleil et la lumière, est le socle du goût et de la personnalité de tout vignoble. Cette personnalité, les hommes l’ont rendue plus homogène d’une année sur l’autre, plus régulière en quantité, par un ou plusieurs cépages mieux adaptés, sans jamais exclure de nouvelles expériences, mais parfois en suscitant polémique et injustice, comme pour notre pauvre gamay à petits grains à jamais considéré comme le fils dégénéré du pinot, ou le mépris d’une hiérarchie qui condamne les grands cépages classiques en dehors des lieux où une longue histoire a justifié leur présence.
Le chauvinisme agricole a bon dos. Aucun cépage n’appartient à une région particulière et le meilleur devrait toujours avoir le droit de gagner. Du temps où l’on savait moins de choses mais où l’on observait davantage, les vins n’étaient jamais désignés et encore moins vendus sous un nom de cépage. Le lieu, d’une parcelle et du nom de son propriétaire (ou du surnom que le paysan lui donnait) jusqu’à un village, un fleuve, une île, ou bien un nom générique de type de vigne, comme Malvoisie ou Pineau, suffisait amplement au commerce ou au buveur. Un même cépage a souvent porté des noms différents selon divers lieux, distants parfois de quelques kilomètres. Les Jurassiens qui se sentaient propriétaires exclusifs du trousseau ont appris avec stupéfaction que des milliers d’hectares étaient aussi plantés au Portugal. Quant aux Toscans, ils se perdent dans le dédale des sous-variétés du sangiovese, comme les Piémontais dans ceux de leur nebbiolo. Que dire du mataro et du mourvèdre, du zinfandel et du primitivo, etc. ? Par pitié, messieurs nos grands chercheurs, continuez à chercher et peut-être à trouver la ou les perles rares qui sauveront la viticulture. Mais seulement en cas de catastrophe proche et assurée. Pensez à notre bonheur de continuer à apprécier la diversité qu’une heureuse succession de traditions et de progrès – la tradition étant le progrès d’hier et celui d’aujourd’hui, la tradition de demain –, a maintenue au travers de la planète vitivinicole, sans croire que l’on peut, sans perte de qualité, épargner les efforts et la discipline qui font de l’agriculture, au premier rang de laquelle la viticulture, la mère de toute culture.