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La bouteille, bien que sobre, se reconnaît facilement. Le nom est gage de qualité et de confiance. Comment peut-on en arriver là quand on n’a même pas un pied de vigne en sa possession ? Il faut du talent et de l’imagination. Deux qualités dont Bastien Tardieu dispose en grande quantité. Il les tient sans doute de son père, Michel Tardieu, qui a fondé la maison du même nom un peu par hasard en 1994. Michel est passionné de cuisine dès son plus jeune âge, mais la vie l’oriente ailleurs. Son père décède dans un accident de voiture alors qu’il a 19 ans. Sa mère l’emmène chez un caviste d’Aix et achète quelques bouteilles qu’ils dégustent ensemble pour se distraire de leur deuil. Il forme ainsi son palais.
Devenu chauffeur au conseil général, il n’a pas de passion pour cette activité, mais du temps libre pour récupérer des bouteilles auprès des cavistes locaux au gré des courses vers des mairies et créer de premiers liens avec les vignerons. Alors qu’il feuillette un magazine spécialisé, il tombe bouche bée devant une interview de Dominique Laurent, ancien chef pâtissier qui a développé un négoce bourguignon haut de gamme. Il le contacte dans la foulée. Ils ont le même âge, ils deviennent potes. Il apprend auprès de cet ami et parrain pendant environ six ans l’art subtil de la sélection, mais aussi de l’élevage, qui transforme des jus indisciplinés en bons élèves.
Ce sont les prémices de l’œnologie moderne des années 1990, une époque où la chasse aux bactéries et donc aux lies fines est la norme. « Elles sont pourtant la genèse des terroirs », précise Bastien en racontant l’histoire de son père et la naissance du business familial. Puis Michel prend son envol en s’associant à son mentor pour mettre en lumière les terroirs de chez lui, en commençant par cinq appellations : côtes-du-rhône, cornas, côte-rôtie, hermitage, châteauneuf-du-pape.
Les premiers vins, une vingtaine de pièces, sont élevés dans les caves souterraines du château de Lourmarin dès 1996. Le succès vient vite. Les exports dominent, mais pas encore aux États-Unis, du moins pas avant 1997 et cette couverture du Wine Spectator où apparaît le cornas vieilles vignes 1995 de Tardieu-Laurent, élu meilleur vin de Rhône. Le marché éclate. « Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, il voyait les fax défiler », se souvient Bastien, qui prend aujourd’hui la suite du conte de fées familial avec sa sœur Camille, qui dirige les activités commerciales.
Voyager et rentrer chez soi
Né en 1983, Bastien découvre très vite sa vocation. Dès l’enfance, il colle les étiquettes une à une à la main et passe ses étés à travailler à la cave en famille. Ce qui aurait pu en vacciner plus d’un lui plaît plus que tout. Puis, fraîchement diplômé d’un DNO obtenu à Montpellier, le Rhône est à ses pieds, mais le voyage l’appelle. Après quelques stages – notamment au Clos du Caillou puis auprès du regretté Philippe Cambie, qui supervise alors les achats de Tardieu-Laurent – il part pendant trois ans avec sa jeune épouse, elle aussi œnologue, participer aux vendanges et aux vinifications du Nouveau Monde la moitié ensoleillée de l’année.
Ils passent deux ans dans plusieurs domaines australiens. « C’est un pays énorme où l’on peut faire deux vendanges par semestre » et où on lui répète inlassablement no worries (pas d’inquiétude), un cool qui le séduit. La troisième année, ils sont en Nouvelle-Zélande. Dans ces pays de l’autre bout du monde, Bastien acquiert une expérience différente de celle obtenue en France. Et comme il le dit, « la langue pour l’export, c’est très important, je ne comprends pas comment certains peuvent faire autant de commerce extérieur sans aligner deux mots d’anglais ».
L’autre semestre se passe toujours chez lui, à Lourmarin. Lorsqu’il rentre de ses pérégrinations en 2010, Bastien rejoint définitivement Tardieu-Laurent où il continue d’appliquer la formule magique que son père lui transmet et ajoute aux intuitions de ce dernier la compréhension scientifique de l’œnologue. « Ce qui nous transcende, c’est de sélectionner de vieilles vignes au cœur des plus beaux terroirs des appellations. C’est un fil conducteur immuable. Nous trouvons qu’elles expriment au mieux le lieu, par une exploration du sol plus importante. » Qu’entend-on par vieilles ? Au moins quarante ans, plutôt soixante à quatre-vingts et parfois même cent vingt ans pour certains ceps de Saint-Joseph.
À la recherche du vin parfait
Le jeune quadra a aussi en héritage la compréhension subtile des élevages délicats et sur mesure, à la bourguignonne, plus proches de l’affinage que de l’élevage. « Nous sommes intransigeants sur la durée d’élevage. Nous avions l’habitude de tout élever en fût extra-fin pendant deux ans, j’ai vite adopté les foudres qui interviennent désormais la dernière année, pour patiner le vin sans masquer le fruit. » Les fûts remplis des raisins ou des jus acquis chez près de quatre-vingts vignerons partenaires, dont beaucoup de renom, sont annotés de couleurs différentes pour préserver leur anonymat. « Tous les vignerons avec lesquels nous travaillons produisent leur propre vin. Nous avons des liens forts avec eux et sommes mutuellement très attachés à cette collaboration. Nous avons perdu extrêmement peu de partenaires au fil du temps. »
La relation dépasse l’intérêt économique. Lors du délicat millésime 2021, très impactés par le gel et malgré de micro-récoltes, chacun des six vignerons partenaires de Condrieu (et autant de terroirs) a quand même fourni une barrique à Tardieu-Laurent. « Ce type de négoce que mon père a monté dans les années 1990 était faisable à l’époque, il ne l’est plus maintenant. » Il n’y a jamais de contrat, les accords se bouclent en se tapant dans la main. Après les sélections, les vinifications parcellaires et l’élevage, intervient l’assemblage de plusieurs terroirs et artisans, pour engendrer ce que l’on pourrait qualifier de « super vin ». « Les vins du Rhône sont des vins d’assemblage, très peu de leurs terroirs peuvent se suffire à eux-mêmes. Pour nous, l’assemblage est essentiel pour avoir le vin le plus complet et complexe possible. »
La production représente aujourd’hui 300 000 bouteilles. « Nous sommes un micro-négoce. Les quantités, c’est de la dînette ! » plaisante Bastien. La moitié est constituée des deux cuvées de côtes-du-rhône Les Becs fins, en rouge et en blanc. L’autre moitié couvre vingt-huit cuvées, seize appellations et quinze grands crus de la vallée du Rhône. Depuis 2018, un rapprochement s’est effectué avec le groupe EPI de Christopher Descours. L’homme d’affaires, déjà présent localement, connaissait la famille depuis longtemps. « Nous avions à l’idée de faire entrer un investisseur. Nous voulions accéder à un circuit de distribution qualitatif en France et cela a fonctionné. Nous exportions 95 % de notre production contre 70 % aujourd’hui. Cela nous permet aussi de nous développer et de mieux acheter les vins, car c’est devenu la folie dans le nord du Rhône, il y a un cours pour le litre d’hermitage ou de côte-rôtie comme il y a un cours de l’or », conclut malicieusement Bastien.