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Lorsqu’il évoque la robe des vins qu’il n’oubliera jamais, Jacques Devauges prend soin de décrire à la perfection celle de ces pinots noirs hors du temps, à la transparence rosée, entre vieux rose et reflets de thé. Bourguignon d’origine, il fut très tôt mis au parfum des grands crus par un père archéologue et une mère « dans le théâtre » qui l’initièrent aux joies des chambertins de chez Rousseau, des musignys du domaine Comte Georges de Vogüé et des montrachets des Comtes Lafon. « Cela a compté dans ce que je fais aujourd’hui », dit-il avec émotion.
Mais ce n’est pas par la grande porte qu’il intègre le milieu. « En tant que jeune bachelier, j’ai fait les vendanges à Pommard et j’ai été touché par ce monde-là. Je me souviens tout particulièrement d’un trajet en tracteur avec le propriétaire, après avoir ramassé les baies d’un premier cru Les Rugiens. Il avait cette étincelle dans les yeux, qui traduisait cette fierté de les rapporter à la cuverie, et je me suis dit : quel métier extraordinaire. » Son diplôme d’œnologue en poche, il s’exile durant deux ans pour vivre son rêve californien dans une vallée de la Napa dont l’approche « scientifique et décomplexée » lui fait pousser des ailes. « J’ai aimé sortir du cadre traditionnel, ne plus sentir le poids de l’histoire et découvrir des cépages que je ne connaissais pas tels que le zinfandel. »
À son retour en Bourgogne en 2001, il intègre le domaine de la Vougeraie, qui fonctionne alors « en mode start-up », se passionne pour la biodynamie aux côtés de l’inénarrable québécois Pascal Marchand avant de mettre un pied dans le négoce avec l’alchimiste des climats Frédéric Magnien. « Vinifier l’ensemble des terroirs de la côte de Nuits m’a ouvert un champ de possibles incroyable, avec une vision bien plus large qu’en se limitant à un seul domaine », reconnaît-il. Cet enthousiasme lui permet de tenir jusqu’en 2010, moment où il commence à se sentir quelque peu à l’étroit dans son costume d’assistant. Sa carrière connaît alors une heureuse accélération lorsque Christian Seely, président d’Axa Millésimes, lui donne carte blanche au domaine de l’Arlot.
Quelques années plus tard, le régisseur du Clos de Tart, Sylvain Pitiot, lui propose de prendre la relève. « Lors du rachat par François Pinault en 2018, je me suis dit que ce serait une bonne idée d’aller voir ailleurs », glisse-t-il avec diplomatie. « De manière complètement fortuite, j’ai appris qu’ils cherchaient quelqu’un pour s’occuper du domaine Clos des Lambrays. » Là, auprès de gens « ayant une idée assez précise de l’excellence », il se sent enfin libre de mettre en œuvre un projet d’ensemble qu’il scinde méthodiquement en trois temps : passé, présent, futur. Une approche qui apparaît de prime abord un poil scolaire, voire délibérément hors sol, et pourtant. « Afin de bien comprendre, il faut savoir regarder en arrière. Je compare souvent un domaine à ces mobiles que l’on suspend au-dessus du lit des enfants. Si l’on bouge un élément, tout le reste en est impacté. On réalise alors que rien n’a été fait au hasard. »
En spéléologue temporel, il se plonge dans les archives d’une cave où reposent certains millésimes datant des Années folles et constate que les plus remarquables s’avèrent paradoxalement avoir été les plus difficiles. « 1918 et 1938 sont des vins extraordinaires. Il y a cette fragilité, cette matière étirée, fluide, éthérée, cette aromatique bouleversante. » Un éclat qu’il associe au fait qu’avant la Deuxième Guerre mondiale, tout le monde était en bio sans même le savoir. « Les rendements étaient plus faibles, les vendanges nécessairement entières en l’absence d’égrappoir et l’on se limitait à une seule cuvée. Ce sont des contraintes qui peuvent nous inspirer aujourd’hui, afin de produire des vins qui résistent au passage du temps. »
Nous y voilà. Dans ce fameux présent où la technique a remplacé le bon sens paysan, cette intuition à laquelle Jacques Devauges tente de redonner une véritable signification : passage en bio dès 2019, biodynamie à partir de 2020. « Un changement majeur pour le domaine, surtout lorsque l’on sait que nos vignes sont plantées en perpendiculaire et non dans le sens de la pente. Techniquement, la mécanisation est très difficile car nous aurions besoin de machines qui n’existent tout simplement pas. » Et pour complexifier les choses encore davantage, il adopte une approche centrée sur la singularité de chacune des onze parcelles qui composent la propriété, travaillées de manière distincte en fonction de son seul ressenti et d’un sens de l’écoute de chaque instant. « C’est à nous de nous adapter, de les comprendre, afin de les faire résonner du mieux possible et d’obtenir pour chaque cuvée un vin à la fois pur et net. J’ai confiance, il suffit d’y croire vraiment, et de garder en tête qu’en définitive, le terroir est plus fort que nous. »
À chaque étape de son raisonnement, on sent poindre chez Jacques Devauges l’enthousiasme de ceux qui voient l’avenir comme on joue à la marelle, sous la supervision plus ou moins bienveillante d’une nature n’ayant pas attendu son arrivée pour se montrer capable de mille et un caprices. « Il est de notre responsabilité d’être observateur, de faire preuve d’inventivité, afin d’imaginer une viticulture différente. L’avantage étant que nous ne sommes pas seuls, la vigne elle-même s’adapte : les millésimes 2003 et 2020, années d’une chaleur presque californienne, dévoilent aujourd’hui une fraîcheur extraordinaire. J’en viens à penser que les vins ne sont jamais dominés par le millésime, même sur les blancs. »
Mais s’il est un homme de terrain, il ne peut dissocier le vin de sa partie plus impalpable, capable de lui évoquer en simultané des fragments d’histoire, d’art et d’architecture aux côtés de souvenirs de voyages et de rencontres qui n’auraient pu advenir en son absence. « Chaque jour étant différent, il renouvelle les moments de joie, de partage. J’ai la chance de sillonner le monde, de me retrouver dans des endroits aux côtés de gens que je n’ai jamais vus pour passer ensemble des moments uniques. Il n’y a que le vin pour créer ça. » Et que l’on ne vienne pas le soupçonner d’être faussement ingénu : « Les grands crus de Bourgogne sont critiqués pour leur prix, mais ils ne représentent que 1,5 % de la production. Ils sont rares, donc forcément chers, mais la spéculation est en train de retomber et je m’en félicite, car nous sommes tous dans le même bateau. J’assiste aujourd’hui à un bouillonnement extraordinaire, où chacun doit trouver sa place. Il faut réussir à conserver cette pluralité ».
Loin de céder aux sirènes de ceux qui prédisent à la Bourgogne une inéluctable chute, il continue de la considérer comme « une région toujours plus diverse, attirante, désirable. En somme, le fruit d’un petit miracle ».