L’IA va-t-elle sauver le vin ?

L’intelligence artificielle peut-elle aider les producteurs à être plus performants ? Tous les postes sont concernés, de la vigne au verre en passant les bureaux. Notre enquête fait le tour de vignobles qui ont les pieds dans la terre et la tête dans les algorithmes

Christophe a une problématique de rapatriement des raisins jusqu’à sa cave. Il va poser le problème à ChatGPT-5 (version payante). Il décrit ses vignes, l’écartement des ceps, explique clairement l’objectif de son action et les outils qu’il possède (cagettes, remorque) et demande plusieurs options comprenant l’aspect pratique et physique ainsi que les coûts engendrés. La réponse arrive en quelques secondes. Il y a des choses auxquelles il n’avait pas pensé et il va pouvoir appliquer tout de suite l’une de ces options. Au même moment, vie de vigneron oblige, il doit penser à vendre son vin. Il souhaite développer son marché aux États-Unis. ChatGPT-5 va lui pondre, en l’espace de deux minutes, un plan d’action précis allant jusqu’à des contacts d’importateurs qu’il n’avait pas repérés. Bluffant. L’IA trie les articles et les études réalisées à travers le monde, compile et fait sa sauce. À prendre ou à laisser, l’information est là, disponible, livrée par un petit soldat rapide et efficace qui peut faire gagner un temps incroyable, écrire mon article à ma place (en proposant même des intervenants fictifs !) et même faire gagner des procès. C’est le cas de Jean-Claude Mas qui a, lors d’un litige sur les TCA, gagné contre les experts adverses. Propriétaire des domaines Paul Mas (25 millions de bouteilles produites par an dans le Languedoc), il explique : « Tous les labos disent qu’en-dessous de trois nanogrammes, le TCA n’est pas détectable : c’est faux ! Ce n’est pas détectable en tant que goût de moisi, mais ça l’est dans le fait d’altérer ou d’éteindre le goût du vin. Le TCA affecte toujours le vin d’une manière ou d’une autre et dégrade sa qualité originelle. Nous avons pu le démontrer à travers cent pages d’études, de recherche et développement au Japon et en Californie, résumées dans un rapport de deux pages très digeste pour les juges. » Son avocat n’y connaissant rien en TCA, il lui a apporté l’expérience et la documentation. Tout ce travail a été fait en collaboration avec l’IA : « Si j’avais dû le faire moi-même, je n’aurais jamais pu. C’est un travail de Romain ! »

Un moteur invisible
Au-delà des compilations, l’IA fait faire au monde du vin un bond en avant, du pied de vigne jusqu’au palais du consommateur. À la vigne, des capteurs et de l’imagerie multispectrale permettent d’analyser en continu l’humidité du sol, les problèmes sanitaires et la vigueur de la végétation. Là où l’œil humain nécessitait plusieurs heures de contrôle visuel, un algorithme peut analyser des centaines d’hectares en quelques minutes. Le vigneron peut ainsi optimiser les interventions, réduire les intrants et gagner en précision. Des drones autonomes survolent les parcelles, enchaînent des milliers de photos et détectent les zones de stress hydrique, les premiers signes de mildiou ou les pieds manquants. Des tracteurs sans conducteur pilotés par l’IA peuvent réaliser le sarclage, les traitements sanitaires ou la fertilisation. En cave, l’IA intervient via des capteurs connectés, ce qui offre un monitoring en temps réel des fermentations alcoolique et malolactique. Des algorithmes ajustent automatiquement température et remontages selon le profil aromatique désiré. En analysant les moûts, l’IA peut prédire l’évolution des sucres, l’acidité et les arômes et permet d’anticiper les opérations de soutirage ou de sulfitage pour arriver à un résultat stable au niveau microbiologique et qualitatif. Winebot permet de laver les barriques. Au bureau aussi, on peut gagner un temps fou. GrapeTrack par exemple, membre de l’incubateur de start-ups Bernard Magrez, propose une solution clé en main pour être conforme avec les règles européennes en vigueur, liant automatiquement le calcul des valeurs énergétiques du vin par les labos au QR code qui apparaît sur la bouteille.
En Champagne, région innovante et réactive, l’IA réunit autour d’elle des vignerons, des maisons, le centre de recherche en sciences et technologies de l’information et de la communication (Crestic) de l’université de Reims, des start-ups comme Agreenculture (solutions d’automatisation pour les machines agricoles autonomes) et des acteurs forts comme Moët et Chandon. Deux volets sont scrutés : les maladies comme la flavescence dorée grâce à des drones aériens et la qualité des raisins à la réception de la vendange. « On se sert de l’apprentissage supervisé », explique Sébastien Dubuisson, directeur du pôle technique et environnemental du Comité Champagne. « Un homme entraîne la machine, la machine détecte et apprend d’elle-même, l’homme la corrige et, grâce au réseau de neurones, l’IA retient et accumule les informations de plus en plus précises. Les algorithmes s’auto-ajustent. Nous avons quatre ans d’antériorité sur ces techniques qui sont à peine commercialisées. » Concrètement, cela donne le tri optique mis en place par Moët et Chandon, qui a injecté un million d’euros dans des machines réparties dans le vignoble capables de faire la différence entre un bon et un mauvais grain. L’œil humain est remplacé par un œil électronique, plus factuel et régulier, ignorant la fatigue et le jugement aléatoire. Autre application de l’IA, plus proche du vigneron cette fois, la programmation de « chatbots » dans les logiciels pour un accès direct et rapide à l’information. Alimentés par l’IA, ils permettront aux vignerons de mieux choisir leurs porte-greffes, leurs clones et leurs cépages en fonction de leur parcelle, de mieux régler leur pulvérisateur, de mieux utiliser leurs produits phytos dans un contexte social tendu. Prêts dans deux ans, ces chatbots ne remplaceront pas les conseillers en chair et en os. Sébastien Dubuisson ajoute qu’une IA sans connaissances n’est pas intelligente : « Il faut les entraîner ! Plus elles sont entraînées, plus elles sont perfectionnées ». Aujourd’hui, ce sont des livres et des articles que l’IA synthétise. À terme, il y aura de l’IA partout sans que le vigneron ne s’en rende compte. Comme un moteur invisible.

AI comme aide
Qu’en disent les vignerons eux-mêmes ? Hormis les super assistants type ChatGPT, on en est aux balbutiements. D’ailleurs, par quoi commencer ? Coach d’accompagnement en business et stratégie (Orise Management), certifiée « AI for business », professeure à Sciences Po sur le leadership et l’innovation, Luz d’Ans pose le défi de manière générale : « Ce sentiment d’être perdu, tout le monde le vit, tous les dirigeants, quel que soit le domaine, ça se ressent », dit-elle comme pour rassurer. « L’intelligence artificielle doit être au profit de la stratégie et pas l’inverse. Avant même d’évoquer l’IA, on commence par déterminer les points de douleurs, “pain point” en marketing, là où l’entreprise a besoin de s’améliorer. » L’IA n’est donc pas le bouton magique qui va tout sauver, mais une aide qui s’ajoute à une construction de valorisation bien établie. Aurélie Bertin n’est pas encore passée à l’étape robot ni tri optique, trop coûteux. Pour ses deux propriétés, le château Sainte-Roseline et le château des Demoiselles, respectivement 110 et 75 hectares situés en Provence, elle a fait le choix stratégique et judicieux de prendre un conseiller IA « pour aller plus vite et plus loin et apporter un gain de productivité, de temps et de ressources sur tous les services de l’entreprise ». Objectif : remplacer les tâches répétitives et être plus performants. Jan Thienpont, qui gère avec son frère les châteaux Robin et Clos Fontaine, en appellations castillon et francs côtes-de-bordeaux, se considère comme un « vieux briscard » qui se méfie des exosquelettes et déteste la traçabilité, mais il est fasciné par les progrès incessants. « Les prémices de l’IA pour nous, c’est tout ce qui est gestion, administration, recherche d’information, avec ChatGPT qui est le haut de l’iceberg. Dans la commercialisation des vins et la comparaison des prix, les infos jouent dans notre relation avec le négoce. Pour chercher un ou une commerciale, l’annonce est formulée en deux secondes. Une cliente venue d’Asie m’a montré sur son téléphone les petits films qu’elle réalise, c’est phénoménal ! »

Touche pas à mon vin !
Pierre-François Colin travaille en bio et biodynamie sur un domaine familial de 29 hectares en AOC coteaux-du-vendômois (Loir-et-Cher). Il a 30 ans et il croit en l’IA. Pour lui, c’est un accompagnateur technique, voire un robot allégeant la lourdeur du mouvement, comme le sécateur électrique. Lui veut « se faire la main pour ne pas être largué », même s’il ne peut s’offrir le matériel dernier cri. « Les grands groupes s’y collent car pour nous, ces machines perfectionnées sont encore trop chères. Le tri optique est déjà inaccessible sans IA, alors avec l’IA intégrée, c’est clairement un frein ! Mais par effet de ruissellement, ces outils vont se démocratiser, je pense qu’on va y avoir accès. Et ça peut aller assez vite. » Fanny Boyer travaille avec son frère au Château Beaubois, un domaine familial de 65 hectares à l’extrême sud de l’appellation costières-de-nîmes, en bio et biodynamie également. Le duo utilise l’IA à différents stades, mais sait distinguer la part d’humain de la part d’IA. Dans le vignoble, une IA vient compléter la station météo qui se gère via une application. « Avant on notait tout sur un carnet, maintenant en un clic, on peut décider quand on part traiter, c’est génial ! » Il y a aussi des capteurs dans les sols pour prédire les risques de maladie, de manque d’eau, mais la vigneronne préfère encore contrôler. C’est en cave qu’elle est réticente. Elle veut faire son vin, seule et avec son œnologue conseil depuis vingt ans, indispensable, un échange où les idées sont confrontées pour arriver à un résultat satisfaisant : « Avec l’IA, on risque de finir tous dans un entonnoir. » Fanny Boyer croit beaucoup plus à l’utilité de l’IA dans la logistique, le transport et la gestion des stocks. Au lieu de stocker vingt mille bouteilles de rosés inutilement, l’IA lui suggère d’en produire moins. C’est énorme. Dans les retours de salons aussi, qu’elle n’a pas toujours le temps de traiter. À la comptabilité, elle utilise Amicompta depuis un an et demi. Il suffit désormais de scanner les factures autrefois rentrées manuellement. La comptable est toujours là, indispensable, mais elle peut se pencher sur d’autres dossiers. Car, par ailleurs, la charge s’alourdit, paperasserie et contrôles se multiplient. « Si l’État pouvait utiliser l’IA, ce serait merveilleux », lance-t-elle ironiquement. Lors des réunions commerciales de leur groupe Vinotribu, Dicte.Ai se charge du résumé de la réunion. En marketing, l’IA aide à la création d’étiquettes, de logos, de fiches techniques, des créations de textes et de contenu, et Leonardo.Ai gère les images (étiquettes et visuels). C’est clair, l’IA la soulage sur bien des points. Mais la vinification reste son domaine, pas touche !

Situations concrètes, solutions réelles
Pour un jeune négoce comme Aubert et Mathieu, créé en 2019, l’IA a vite été déterminante. Tout n’a pas été rose, comme ce vin élaboré à partir d’un cahier des charges fourni à l’IA et qui a fait déchanter ses créateurs, Jean-Charles Mathieu et Anthony Aubert. « Ce n’est pas révolutionnaire. Cela reste approximatif et le métier exige encore d’avoir les mains dans le marc. » L’IA donne des banalités et s’avère moins experte que la personne en cave. « Au final, il faut goûter les vins, chose que l’IA ne sait pas faire. » En revanche, elle est forte pour établir une charte graphique. Avec les bons éléments, l’IA crée le contenu : rédiger une fiche produit, trouver un nom, créer une histoire (storytelling), faire un plan marketing, un rétroplanning, etc. « Oui, il y a un vrai apport pour les vignerons concentrés à la vigne et à la cave. » Forts de ces connaissances, ils ont créé Capsule, un concept génial qui consiste à délivrer un message via un QRcode que le destinataire de la bouteille peut découvrir des années après. En Auvergne, Léa Desprat bouillonne d’idées sur son terroir volcanique planté de 150 hectares de vignes. Son aventure avec l’IA a commencé par hasard. Les caves du domaine, visibles toute l’année, sont en effet truffées d’escaliers, un vrai problème pour les personnes âgées ou handicapées. Alors elle a eu l’idée d’un casque de réalité virtuelle qui permet d’être en immersion totale dans la cave, le chai et les vignes sans se déplacer. L’expérience se prolonge dans les salons professionnels, bien loin de l’Auvergne où, assis à son stand de Prowein, l’acheteur peut visiter l’intégralité du domaine. La famille Desprat ne s’est pas arrêtée là. Egalement caviste-marchand de vin, elle a ouvert en avril dernier à Aurillac une nouvelle boutique qui s’adresse aux nouvelles générations (Couleurs Vignes), un lieu très coloré, fun, moderne, dynamique, déclinant des bouteilles classées par type de vin. Ici, pas de casque, mais une tablette ludique qui sert de conseil en cave. Après avoir fait sa sélection, le bot indique où trouver la bouteille dans le magasin. Mais est-ce vraiment ce qu’on appelle de l’IA ?

Encore bien des limites
Aymeric Izard, directeur des domaines d’Exéa (200 hectares à Lézignan-Corbières), utilise l’algorithme Météus depuis 2020, une station météo agricole professionnelle et connectée. Il gagne du temps et les méthodes empiriques deviennent plus précises. Il économise un traitement, un passage, du gazoil, mais selon lui, ce n’est pas de l’IA. « L’IA, c’est la voiture qui conduit toute seule. Elle se nourrit de données puis prend ses décisions de façon complètement autonome. Tous les ans, les paramètres changent et ne correspondent plus. On avait 300 jours de vent par an, maintenant plus que 200. Les données sur lesquelles s’appuient l’IA ne sont plus valables. La prévision est fausse. » Idem en œnologie. « Il faut accumuler de la donnée plus récente, les profils de vin que le consommateur apprécie évoluent aussi. » Il voit beaucoup de blocages. Et de chemin à faire pour un contrôle total de la machine, comme en médecine, beaucoup plus avancée selon lui. Certes, il existe des robots autonomes qui tondent l’herbe, font le travail du sol, comme celui de Pellenc développé avec eux (il est leur représentant languedocien). « Ce n’est pas de l’IA pour autant, car le robot fait ce qu’on lui dit de faire. » Tout ce qui existe aujourd’hui peut vite devenir obsolète. La révolution, personne ne l’avait vue arriver aussi tôt, tout le monde pensait que ce serait dans dix ans. Et cela va beaucoup plus vite que prévu. De nouvelles générations de solutions vont sortir, rendant les outils d’aujourd’hui has been ou au mieux à remettre à jour. Et peut-être un jour, viendra la singularité. Quand l’ordinateur, aide utile et bienveillante, se mettra à penser et à diriger à notre place, ayant gagné toute son autonomie, ce moment où les machines deviendront plus « intelligentes » que les humains et commenceront à s’améliorer elles-mêmes de manière autonome et exponentielle. « Ce point marquerait une rupture irréversible dans l’histoire technologique et humaine », nous dit ChatGPT lui-même. Alan Turing le savait pertinemment, lui qui a posé les bases théoriques de l’IA avec son célèbre test de Turing en 1950, destiné à évaluer si une machine peut « penser ». Cette singularité envisagée pour 2030 ou 2040, est déjà là. À quand au bout des rangs de vignes et à la porte du chai ?

À lire aussi