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Que serait la Bourgogne sans le négoce ? Parfois pluriséculaires – Champy a été créé en 1720, Bouchard en 1750, Chanson en 1750, Louis Latour en 1797 –, ces maisons ont été les premières à commercialiser les crus de la région, d’abord en France, puis rapidement à l’étranger. Elles ont ouvert des marchés, fait découvrir les vins et assis la réputation de ceux-ci, à tel point que les bourgognes sont désormais les vins parmi les plus recherchés des amateurs du monde entier. Aujourd’hui encore, le négoce continue de faire la tendance en commercialisant 60 % des vins produits chaque année, selon la fédération des négociants-éleveurs de grande Bourgogne (FNEB).
Mais la donne a sensiblement changé. Entre-temps, les maisons de négoce sont devenues propriétaires de vignes. Elles possèdent même 15 % du vignoble, soit 120 hectares pour Faiveley, 115 hectares pour Louis Jadot, 100 hectares pour Albert Bichot et Joseph Drouhin, 48 hectares pour Louis Latour. Président de la maison familiale du même nom, Frédéric Drouhin précise : « Nous avons très tôt constitué un domaine viticole. Cela avait un double objectif, contrôler notre approvisionnement et améliorer la qualité de nos vins. On s’est ainsi doté d’une cuverie de vinification dès 1920 ». Progressivement, les maisons sont ainsi passées de l’achat de vins finis à l’achat de raisins et de moûts pour les vinifier elles-mêmes.
D’après les données fournies par la FNEB, 51 % des transactions sont d’ailleurs aujourd’hui réalisées en raisins ou en moûts. Ce chiffre atteint 60 % pour les appellations villages, premiers et grands crus. Certaines maisons, comme Édouard Delaunay ou Joseph Drouhin, vont encore plus loin et n’achètent pas, ou plus, de vins finis. Tout ce qui est commercialisé sous leur étiquette a été vinifié et élevé par leurs soins. C’est aussi le cas de la maison Champy, propriété du groupe Advini depuis 2016. « De fortes mutations ont eu lieu au cours des dernières années », estime Dimitri Bazas, son directeur technique et œnologue. « Au départ, l’image du négoce était ternie par le fait que beaucoup des vins qu’il proposait se ressemblaient. Mais l’apparition de l’œnologie moderne à la fin des années 1990 a eu l’effet d’une révolution et les maisons se sont mises à faire très bon. »
Au fil des ans, certains vins de ces maisons sont même devenus des icônes, à l’image des beaunes premiers crus Clos des Mouches de Drouhin, Grèves-Vigne de l’Enfant Jésus de Bouchard et Clos des Fèves de Chanson ou du corton grand cru Château Corton Grancey de Louis Latour. « Désormais, de moins en moins de professionnels regardent le négoce de haut », se réjouit Laurent Delaunay, l’actuel président du bureau interprofessionnel des vins Bourgogne (BIVB) qui a relancé en 2017 la maison Édouard Delaunay, créée par son arrière-grand-père en 1893.
Une convergence des modèles
Alors que le négoce glisse subtilement mais sûrement vers la production, la viticulture commence quant à elle à prendre le chemin inverse. « Le négoce a beaucoup évolué ces quarante dernières années. Il s’est concentré et de nouveaux acteurs sont venus d’autres régions, comme Grands Chais de France ou Castel, pour prendre des parts de marché, quel qu’en soit le prix. Dans le même temps, des vignerons ont développé leur propre activité de négoce », constate Laurent Delaunay.
Si l’on compte aujourd’hui 300 maisons de négoce, 1 200 vignerons sur les 4 500 membres de la confédération des appellations et des vignerons de Bourgogne (CAVB) exercent aussi aujourd’hui une activité de négociant. « On assiste à une convergence des deux modèles », poursuit Laurent Delaunay. Ce qui ne va pas sans déséquilibrer le marché. « Tout cela a entraîné une plus forte concurrence sur les approvisionnements et donc un renchérissement des prix », admet Thomas Seiter, directeur général de la maison Louis Jadot. « Les cours ont augmenté plus vite que la capacité des maisons à augmenter leurs prix. Celui du puligny-montrachet a ainsi triplé en cinq ans. On ne gagne plus sa vie à acheter des raisins en grand cru. »
Éclosent donc, ici ou là, de nouveaux types de négoce, que l’on pourrait qualifier de « boutique », où le vigneron vinifie les raisins comme s’ils étaient issus de son propre vignoble. C’est par exemple le cas de Thibault Liger-Belair qui a créé son activité de négoce en 2004, trois ans après la reprise du domaine. « C’était pour moi l’opportunité de travailler des appellations auxquelles je n’ai pas accès. Et cela me permet aussi d’être moins dépendant des aléas climatiques. Si j’ai une vigne qui se fait ravager par la grêle, j’aurai quand même du vin à vendre sur d’autres appellations. » Thibault Liger-Belair s’occupe des vignes dont il achète les raisins et les vinifie comme les siens.
Désormais, ses huit hectares en propriété sont complétés par dix hectares d’apports. C’est aussi par nécessité que Jean-Guillaume et Jean-Philippe Bret ont lancé leur structure de négoce. « Lorsque nous avons repris le domaine de la Soufrandière en 2001 (situé à Vinzelles, dans le sud du Mâconnais, ndlr), nous n’avions que six hectares, une taille insuffisante pour mon frère et moi. Dès l’année suivante, nous avons créé Les Bret Brothers sur le modèle du négoce de Jean-Marie Guffens, chez qui nous avions travaillé entre 1995 et 1996 », explique Jean-Philippe. Là, les deux frères ne s’occupent pas de la vigne, mais achètent les raisins sur pied. Ils ne travaillent toutefois qu’avec des gens qui partagent leur philosophie et, depuis 2018, tous les vins de négoce sont certifiés bio.
Un devoir d’exemplarité
Le bio est d’ailleurs une voie que de très nombreuses maisons de négoce ont prise, certaines depuis bien longtemps, comme le rappelle Frédéric Drouhin : « Notre vignoble est certifié bio depuis 1988 ». C’est aussi le cas de la maison Champy qui s’est lancé dans la biodynamie en 2005, de la maison Joseph Faiveley, certifiée en juillet 2025 à l’occasion de ses 200 ans ou de Louis Jadot qui a engagé sa certification en 2021. « Le négoce doit être moteur dans ces démarches, montrer l’exemple et convaincre ses partenaires de s’engager pour le bio », plaide Thomas Seiter.
La conversion au bio des six domaines d’Albert Bichot a commencé il y a vingt ans ans pour aboutir à une certification de l’ensemble en 2024. Ce n’est d’ailleurs pas la seule action initiée par la maison. « Nos étiquettes sont désormais en coton biodégradable et recyclable, nos colles sont issues de maïs et d’amidon, nos cartons d’emballage sont produits pour leur très grande majorité avec des matière recyclées, de même que nos bouteilles », détaille Albéric Bichot. Sans parler du fait que la maison beaunoise commence à tester l’expédition de ses vins outre-Atlantique par cargos à voile avec l’entreprise Grain de Sail. « Le négoce fait partie des pionniers en matière de décarbonation, par exemple sur l’allègement du poids des bouteilles », souligne Laurent Delaunay.
Outre l’arrêt des expéditions par avion, qui a permis de réduire son empreinte carbone de 30 %, la maison Drouhin teste en effet l’utilisation de bouteilles encore plus légères. « En 2008, nous étions passé de 560 à 520 grammes par bouteille. Nous avons désormais pour objectif d’utiliser des flacons de 420 grammes pour tous nos vins, y compris nos grands crus », se félicite Frédéric Drouhin. Reste un dernier défi à relever, celui de l’accueil des amateurs pour leur faire découvrir le vignoble et les lieux où sont élaborés et élevés les vins qui les font tant rêver. Après avoir longtemps accusé un certain retard, notamment au regard de ce que développent depuis longtemps leurs voisins champenois, les grandes maisons de négoce ont compris l’intérêt de proposer une offre œnotouristique de qualité. « C’est pour nous une façon de diversifier nos activités et contrer la baisse de consommation », confie avec lucidité Frédéric Drouhin. « Il y a quinze ans, nous avons créé une visite immersive pour découvrir notre histoire familiale. »
La maison cherche désormais à occuper le créneau du haut de gamme. « Nous avons ouvert deux lieux incroyables en 2024 avec des partenaires. Le premier, baptisé Maison 1896, est un hôtel avec une offre de restauration gastronomique d’inspiration vietnamienne située en plein centre historique de Beaune, dans les anciens locaux de La Poste. Pour le second, nous avons rénové avec l’aide d’Étienne de Montille la folie située au milieu des vignes du Clos Vougeot et qui est proposée à la location pour un déjeuner, un dîner ou une nuit. » Certaines maisons ne proposent pas encore d’offres de visite. Un manque qu’il faudra sans doute vite combler si le négoce veut continuer à donner le bon exemple.