Par Thierry Desseauve
Emmanuel Reynaud nous a quitté ce mardi 25 novembre, à l’âge de 61 ans. L’homme de Rayas et du château des Tours bataillait depuis des mois contre ce qu’il est convenu d’appeler une longue maladie. Tout au long d’une carrière de vigneron qui a commencé tôt, avant la vingtaine, à tailler les vignes des Tours, propriété de son père à Vacqueyras, il aura cultivé avec une sincérité qui paraissait énigmatique à beaucoup d’observateurs une vision singulière et authentique du métier de vigneron. Il commença à vinifier au château des Tours quand la cave fut bâtie et qu’il put sortir de la coopérative à qui son père confiait auparavant ses raisins. On était alors à la fin des années 1980 et le moins qu’on puisse dire est que peu de monde imaginait alors que ces vignes plantées sur un sol de safre, donnant un vin qui selon les préceptes des syndicats viticoles de l’époque manquaient régulièrement « d’intensité colorante » deviendraient un jour des mythes s’arrachant à prix d’or sur les tables chic de Paris ou de New York. Lui faisait son travail d’artisan comme il l’entendait et se fichait bien des refus de labellisation en appellation qui tombaient régulièrement. Emmanuel Reynaud commercialisait déjà ses vins quand il estimait qu’ils étaient prêts, c’est-à-dire plusieurs années après la récolte.
A cette époque, Rayas, mystérieuse merveille enclavée entre deux pinèdes sur une colline sableuse de Châteauneuf, était déjà une légende, dirigée par son oncle Jacques, autre personnage énigmatique et complexe. Aux vendanges 1996, Jacques Reynaud meurt soudainement. La famille, propriétaire de Rayas et du château de Fonsalette, vignes également magiques situées plus au nord, dans le massif d’Uchaux, confie immédiatement la gestion de ces domaines à Emmanuel. Il n’y a pas eu de transmission, Jacques n’a jamais aidé Emmanuel à mettre le pied à l’étrier au château des Tours, comme il le confiait volontiers avec un indéfinissable soupçon de malice, mais les deux hommes partagent une même conception du vin et de ces sols de safres, un sable dense et argileux, commun à Rayas et aux Tours : la finesse, la délicatesse de tanins longuement polis, la subtilité d’un fruit qui a dompté l’oxydation, la persistance aromatique éternelle. Si le dernier millésime de l’ombrageux Jacques, 1995, est légendaire, le vignoble de Rayas, ses très vieilles vignes de grenache et ses très nombreux ceps manquants, est exsangue. Homme de la vigne, Emmanuel va le restructurer immédiatement. Les premiers millésimes sont incompris de la critique internationale, plus avide alors de puissance que de finesse. Je l’ai souvent vu à l’époque, et je ne sais pas si ces critiques, parfois incessantes et toujours injustes, le touchaient : il continuait son chemin, en artisan méticuleux, introverti mais malicieux. Il avait raison.
Alliant à sa pratique vigneronne patiente un mode de commercialisation au goutte à goutte, il a relancé avec une efficacité incroyable la légende de Rayas, de ses cuvées de Pignan ou de son côtes-du-rhône Pialade, de Fonsalette et de sa syrah, des vins du château des Tours, ses vacqueyras (désormais toujours labellisé) et côtes-du-rhône de grenache blanc et de clairette (si savoureux). Les bienheureux qui bénéficient d’une allocation directe de l’un de ces vins savent bien que le profit n’était pas sa préoccupation, à l’inverse de revendeurs qui ont fait de ces propriétés des crus souvent inabordables pour le commun des amateurs. Emmanuel Reynaud, lui, restait le même, attachant et secret artisan de l’excellence.
À sa famille et à ses enfants, Bettane+Desseauve adresse ses condoléances les plus sincères.
Par Antoine Pétrus
Ma rencontre avec Emmanuel Reynaud remonte à un peu plus de vingt ans. J’ai souvent écrit que j’avais goûté chez lui un peu plus d’un demi-millier de bouteilles. Chaque visite fut l’occasion d’aller plus loin dans la compréhension de leur finesse, de leur style, et de m’émerveiller, encore et toujours, de la signature propre à chacune des propriétés sur lesquelles veillait le vigneron de Rayas.
J’ai longtemps pensé, et je le pense encore, que les vins du château Rayas ne se livraient qu’au terme d’un long cheminement : d’abord à travers l’appellation châteauneuf-du-pape, puis au fil d’une hiérarchie entre les domaines de la famille dont l’évidence n’a jamais été acquise. Depuis toujours, j’aime les vins du château de Fonsalette pour leur allure presque nordiste, cet éclat insolent qui les porte même après vingt ans de garde. J’aime aussi les détours, les chemins de traverse empruntés par Emmanuel : la cuvée Pialade, pour sa convivialité et son accès immédiat ; Parisy, ce rosé franc et sincère, dont la capacité à traverser les années n’a jamais cessé de me surprendre. J’ai ouvert un 2012 dans les tout derniers jours de la vie d’Emmanuel : sa constitution et sa force tranquille forçaient l’admiration.
Depuis 1997 et même avant, Emmanuel aura été le socle de toute sa famille, passant d’une propriété à l’autre avec un respect profond pour le travail des générations qui l’avaient précédé. Comme si ces générations avaient tracé la voie, dicté les principes, transmis les savoirs et, finalement, donné les clés permettant d’approcher le mythe et de soulever une part du mystère entourant chacun de ces vins. Un mystère que notre monde du vin cherche trop souvent à dissiper, animé par le désir de tout maîtriser, de tout « connaître » trop vite.
Chaque moment passé avec Emmanuel était un enseignement, un échange intelligent, nuancé, sur la vie. On a parfois jugé son caractère en retrait. Je mesure aujourd’hui le privilège d’avoir pu apprendre autant auprès de lui. Il citait souvent Cocteau : « L’histoire ment, seule la légende dit vrai. » Je ne crois pas me tromper en affirmant que ses vins, eux, n’auront jamais menti.
A sa famille, nous adressons nos plus sincères condoléances.
