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20 ans de Whisky Live

« On est vite dans le super ou l’ultra premium. C’est à l’image de ce que l’on veut créer. Aujourd’hui, si le blend produit en volume et vendu dans les grandes surfaces à son public, il ne reflète pas, pour nous, la réalité de ce qu’est l’art de la distillation », explique Nicolas le Brun, organisateur du salon qui se tiendra ce dernier week-end de septembre à la Grande Halle de la Villette (Paris 19e). Écosse, Irlande, États-Unis, France, whiskys, rhums, sakés, gins, agaves, le salon propose aux amateurs et aux curieux de découvrir des spiritueux travaillés avec soin tout en leur permettant de faire des découvertes. « Une sorte de voyage, qui permet de faire des diagonales entre des marques populaires et connues, comme Aberlour et Glenmorangie, tout en faisant un pas de côté pour retrouver le Single Barrel américain de Jack Daniel’s. Ou encore en découvrant, Holyrood, la dernière distillerie écossaise ».

 

Le plateau de dégustation de l’édition 2023.

Trois nouveautés
Pour cette édition anniversaire, le salon innove avec des tables rondes animées par des spécialistes, notamment à propos des terroirs ou des nouvelles vagues du whisky écossais. Autre nouveauté, la tenue à la tour Eiffel de l’édition française de la cérémonie World Drinks Awards, en avant-première du salon, qui récompensera le savoir-faire et la créativité française en matière de spiritueux. Enfin l’inédit « patio des agaves » met cette année en lumière le dynamisme et l’engouement pour la tequila et du mezcal. Rendez-vous phare du Whisky Live, l’incontournable Cocktail Street restera cette année encore un événement dans l’événement, avec ses espaces food et cocktail. Lancée en 2016, son ambition était de démocratiser le cocktail, longtemps considéré comme un univers « underground ». L’espace permettra aux différentes marques de la catégorie de faire découvrir leurs produits à un public de plus en plus large.
Créé au départ comme un « club », le Whisky Live souhaitait proposer « un rendez-vous un peu plus formel à l’ensemble des adhérents de la Maison du Whisky, l’organisateur du salon », précise Nicolas le Brun. Si ces adhérents étaient initialement des amateurs de whisky, le salon s’est progressivement ouvert à d’autres spiritueux à partir de la dixième édition. L’an dernier, l’événement a réuni plus de 300 exposants et a accueilli environ 50 000 personnes. Les 150 références proposées dans le nouveau catalogue de la Maison du Whisky intitulé « Foundations » seront disponibles à la dégustation sur le salon.

En bref
Whisky Live Paris 2024
20e édition
40 pays représentés
300 distilleries et marques
2 000 références à déguster
350 nouveautés en avant-première

En pratique
Grande Halle de la Villette (75019 Paris)
Pour les particuliers : 28 et 29 septembre de 13h30 à 19h
Pour les professionnels : 30 septembre de 10h à 18h
Réservations sur www.whiskylive.fr/billetterie

Château La Dominique, l’étoile montante

Découverte en vidéo d’un rosé de plaisir, de deux 2019 plein de promesses et d’un 2009 ultra gastronomique. Le château La Dominique à Saint-Émilion a tout pour plaire aux amateurs et aux restaurateurs. Explications dans notre nouvel épisode de classe de maître avec Gwendeline Lucas, la directrice générale des vignobles Fayat, et Thierry Desseauve

Production : Jeroboam
Productrice : Juliette Desseauve
Image : Lucas Chaunay
Montage : Nicolas Guillaume
Motion Design : Maxime Baïle
Musique originale : Arthur L. Jacquin

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération.

La main dans le sac


Retrouvez cet article  dans En Magnum #37. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Je crois savoir que le petit monde du commerce bordelais, indépendamment de la conjoncture franco-française, n’a pas encore pleinement pris conscience de l’ampleur du phénomène de désamour envers ses vins, qu’on résume sous l’expression « bordeaux bashing ». La campagne de vente en primeur 2023 s’achève sans gloire, malgré des baisses non négligeables de prix (devenus raisonnables par rapport à leurs pairs de Bourgogne ou d’ailleurs), des volumes de mise en vente réduits, et surtout, une qualité globale remarquable et – j’ose le dire – incomparable. Tous les jours, au restaurant, chez les cavistes, et dans le comportement et les paroles des amateurs que je rencontre, je vois l’étendue de ce désamour. Par exemple, il y a quelques jours, dans un sympathique restaurant certes bourguignon, bar à vin et cave à vin, je vois des dizaines de caisses de grands bordeaux prestigieux servir de décor. Pas simplement des planches étampées, mais bien des caisses, toutes remplies de vins venus de partout, sauf des crus mentionnés sur les caisses elles-mêmes, évidemment situés à Bordeaux. À la vente, un seul petit vin, de qualité et de réputation sans intérêt, de type « glou glou », conformément à cette mode qui convient encore moins à un vin de bordeaux qu’à tous les autres. Le caviste de ce restaurant sourit de ma surprise et de ma remarque, comme si son choix de décoration allait de soi. Celle-ci n’empêchait d’ailleurs pas une très judicieuse sélection de vins hexagonaux, engagée et responsable. Allez voir toutes les cartes de restaurants branchés, les livres des cavistes tout aussi branchés, les plus compétents comme les plus stupides, vous constaterez une immense sous-représentation des vins de Bordeaux, même pour les plus raisonnables en prix et les plus respectueux en matière de culture de la vigne et de vinification. Il y a dans ce rejet quelque chose qui ressemble à un trait de caractère national que l’on retrouve dans bien d’autres secteurs : cette jubilation à casser le jouet dont on ne veut plus.
Mais la responsabilité depuis tant d’années des producteurs et des distributeurs bordelais est tout aussi immense que leur déni à la penser et à l’avouer. Après tant d’années difficiles entre 1930 et 1985, la place de Bordeaux a gagné beaucoup d’argent à partir du moment où elle a choisi de ne distribuer que les vins à plus forte marge, ceux dont le marché international est le plus demandeur et donc ceux qui lui demandent en retour le moins d’effort. Ce faisant, elle a oublié sa responsabilité envers tous les autres, mais aussi envers l’image de marque de l’origine du vin, noyée sous la fausse magie de l’étiquette « château ». C’est cette fausse magie qui a d’ailleurs conduit la grande distribution à faire le choix de distribuer des centaines de « petits châteaux » de prix à peu près semblables, aussi inconnus les uns que les autres du public, perdu devant les rayons des magasins et la multiplicité des noms. Leur manque de personnalité et même de plaisir dans leur saveur n’a pas alerté pendant trop longtemps les grands acheteurs. Cela se vendait bien auprès d’un public populaire qu’on croyait peu connaisseur. Et quand cela a commencé à moins bien se vendre, c’était trop tard. L’intelligence champenoise qui a su créer des marques de large diffusion sous une même appellation a cruellement manqué au commerce bordelais. Il pouvait pourtant s’appuyer sur le nom de la ville du vin le plus connu au monde. Son erreur la plus grave est, hélas, liée à son mode de fonctionnement qui repose sur la spéculation au sens strict du mot, c’est-à-dire l’anticipation qui permet d’acheter moins cher et en avance ce qui se vendra plus cher et plus tard. C’est en tout cas comme cela que cela fonctionnait. Et que cela doit fonctionner avec les professionnels, les acheteurs en gros, les restaurateurs, les cavistes, les distributeurs, etc.
Le premier qui eut l’idée d’étendre à la clientèle privée ce mode de fonctionnement a été vraiment mal inspiré. Faire croire qu’en achetant le vin très tôt, avant même qu’il soit mis en bouteille, on pouvait le payer moins cher est moralement inadmissible. Cette clientèle de particuliers ne peut pas savoir à quoi le vin ressemble. Et même si elle peut déguster l’esquisse que représente un vin après quelques semaines d’élevage, elle n’a pas la compétence nécessaire pour imaginer sa forme définitive et juger de la concordance entre cet échantillon précoce et ce que sera le vin dans sa bouteille définitive. Elle laisse ce soin à la merci des experts autoproclamés, eux même plus ou moins bien formés pour ce rôle, qui parfois assurent leur succès par la démagogie de leurs jugements et d’une note chiffrée qui fait tourner les têtes en s’approchant trop souvent du mythique 100 sur 100. Dans les faits, le public voit bien qu’il n’est pas toujours gagnant et même de plus en plus souvent perdant, retrouvant parfois cinq ans plus tard dans certains circuits de distribution le vin qu’il a acheté au même prix ou presque en primeur. On imagine sa frustration et sa colère. Il reporte alors sur le système, et logiquement sur le produit, ce que sa naïveté ou son appât du gain l’ont conduit à faire. Avec deux réactions possibles. Soit il cesse d’acheter des vins de Bordeaux, en accusant les producteurs de préférer le commerce à l’agriculture et l’argent à la qualité et la typicité du produit, soit il décide que les marques les plus célèbres sont des moyens de gérer son patrimoine. Il devient alors lui-même grand spéculateur, achète les vins célèbres comme on achèterait des actions d’entreprises performantes, surtout pas pour les boire, même comme lot de consolation, mais pour les revendre et contribuer à nourrir une spéculation qui explique les écarts incompréhensibles de prix entre vins de qualités finalement assez proches.
Des fonds bancaires gèrent même de plus en plus cette spéculation. Elle déshonore le produit agricole le plus artiste et le plus estimable, destiné à être bu. Et elle le fait devenir le support de l’amour propre de riches acheteurs venus de pays leur permettant de multiplier leur niveau de vie, par rapport au nôtre, ou le support de l’inquiétude d’une catégorie sociale qui place en lui un espoir de maintien ou d’augmentation de son statut.

Famille Perrin, l’union fait la force


Cet article est à retrouver en intégralité dans Le Nouveau Bettane+Desseauve 2025 (page 23). Vous pouvez l’acheter sur notre site ici ou en librairie.


Elle a beau être membre de la prestigieuse association Primum Familiæ Vini, la famille Perrin est une dynastie à part. Sans doute parce que, depuis 1909 et son établissement à Châteauneuf-du-Pape, l’état d’esprit transmis entre ses différentes générations ne s’est jamais éloigné de cette volonté jusqu’au boutiste de produire les plus grands vins de lieu possibles sur le terroir du château de Beaucastel. C’est cette détermination que Jean-Pierre et François, les fils de Jacques Perrin, le grand homme de la famille, ont installée durablement, hissant à force de travail la propriété au sommet de son appellation. Faire de Beaucastel un domaine mythique sans céder aux sirènes du luxe impliquait, et implique toujours, de proposer des vins résolument singuliers, indifférents aux modes, appréciés par les amateurs qui les connaissent, désirables pour ceux qui les découvrent. Il fallait aussi que ce grand vin soit durable, issu de pratiques culturales vertueuses. Elles ont été déployées dès les années 1950 avec une viticulture d’abord bio puis biodynamique dans les années 1970. Et il fallait surtout, pour perdurer, que cette vision sans concession fasse vivre toute une famille. Ce dernier impératif moral a conduit l’entreprise à se diversifier sans se départir de son intransigeant sens de la qualité.
À mesure que le clan s’agrandissait, les Perrin ont ainsi élargi leur champ d’action pour devenir des « spécialistes des vins du Rhône », comme ils aiment à le revendiquer. D’abord en devenant négociant avec la création, à partir de 1970, de la marque de vins de plaisir La Vieille Ferme, aujourd’hui mondialement célèbre et dont le succès, dans toutes les couleurs, ne s’est jamais démenti. Ensuite en faisant l’acquisition de vignobles partout dans la vallée jusqu’à devenir propriétaire de 400 hectares. Les grands vins de Beaucastel ont peu à peu été rejoints par les gigondas du domaine du Clos des Tourelles, mais aussi par des sélections parcellaires et des vins d’assemblage issus de nombreux crus (Cairanne, Rasteau, Vinsobres, etc.). En 2009, la famille s’est associée avec Nicolas Jaboulet et Alexandre Caso pour créer la maison Nicolas Perrin (devenue depuis « Maison & Domaines Les Alexandrins ») afin de proposer une gamme de vins issus du nord du vignoble, de Cornas à Côte-Rôtie en passant par l’Hermitage ou Saint-Joseph. Au début des années 2010, alors que le vin rosé commençait à rencontrer le succès qu’on lui connaît, elle a rejoint le couple star Jolie-Pitt au château de Miraval, en Provence. Ce qu’elle fit aussi en Champagne, à la demande de l’acteur hollywoodien et avec le concours de Rodolphe Peters, pour créer Fleur de Miraval. Avant cela, c’était déjà avec une autre famille que les Perrin avaient créé, dès 1989, le vignoble de Tablas Creek à Paso Robles en Californie.
Cette nouvelle influence mondiale, moins soudaine qu’elle n’y paraît, a coïncidé avec l’arrivée aux responsabilités de Charles, Mathieu et César, les enfants de François, et de Marc, Pierre, Thomas et Cécile, ceux de Jean-Pierre. Ce renfort de taille obligea la famille à repenser son fonctionnement pour donner à chacun un rôle (ou plutôt plusieurs) dans lequel s’épanouir. Si l’entreprise est désormais dirigée par Marc pour faciliter les prises de décision, l’état d’esprit des débuts a été réaffirmé haut et fort : chacun doit savoir tout faire dans une logique d’entraide mutuelle et de partage des compétences, des succès et parfois des échecs. Valeur cardinale des Perrin, cette solidarité est un rempart insubmersible face aux défis de ce siècle, en particulier quant à la manière de travailler dans le respect d’écosystèmes naturels fragiles et menacés. Pour maintenir ce cap dans les tempêtes qui secouent déjà la filière des vins français, la famille a endossé à nouveau ses habits d’éternel bâtisseur avec la construction d’un chai écoresponsable unique au monde, exceptionnel par l’ampleur de son chantier et par son avant-gardisme puisqu’il est conçu exclusivement avec des matériaux biosourcés. Nous voyons là le génie infatigable d’une famille vigneronne qui n’a jamais cessé d’entreprendre et d’innover, avec pour seule validation de son travail le plaisir des amateurs qui se régalent de ses vins, partout dans le monde.

Xavier Vignon : « Le cahier des charges est une vraie chance »

Photo Charlotte Enfer

Retrouvez cet article dans En Magnum #37. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Châteauneuf-du-pape est-elle une appellation d’avenir ?
Il y a trente ans, c’était l’appellation la plus qualitative du Rhône méridional. Aujourd’hui, c’est la plus délicate à exploiter. Les quartiers situés au sud de l’appellation sont très sensibles à la sécheresse tout en devenant meilleurs les années humides. Le plateau de Mont-Redon est au contraire souvent inondé, mais il résiste bien à la chaleur et les vignes qui y sont plantées gagnent en qualité avec le réchauffement. Le vrai avantage de cette appellation, ce sont ses galets roulés qui préservent la chaleur emmagasinée pendant la journée. Cette constance permet d’avoir des tannins fins et beaucoup de fruit. Les galets permettent aussi une bonne rétention de l’eau accumulée par l’argile en-dessous, là où le calcaire le ferait sécher immédiatement.

Châteauneuf sait aussi s’adapter grâce à ses cépages.
Le cahier des charges de l’appellation permet d’en utiliser treize, sans être restrictif quant à la formule d’assemblage. On a l’opportunité d’aller chercher du terret noir, du vaccarèse, de la counoise ou du muscardin qui sont de vieux cépages plus résistants aux fortes chaleurs, oubliés ces dernières années et pourtant admis dans le cahier des charges. C’est une vraie chance que n’ont pas les vignerons corses, par exemple, contraints de sortir des appellations pour revenir aux cépages autochtones.

L’année 2024 est particulière. Il a beaucoup plu avec une chaleur modérée. Est-ce une amélioration par rapport aux derniers millésimes très chauds et secs ?
Avoir eu beaucoup d’eau est une bonne chose pour nous. Les sols ont été réapprovisionnés pour les prochaines années. C’est peut-être la région viticole qui en a le plus bénéficié, car elle est aussi la plus précoce. D’après les premiers tests, on revient sur un millésime à peu près « normal », tel qu’on pouvait en produire il y a vingt ans. La contrepartie de cette humidité, c’est qu’elle attire les maladies, notamment le mildiou. On constate aussi que le raisin est plus tardif que les autres années, il va falloir le prendre en compte pour les vendanges. En tout cas, on n’a jamais vu la région si verte pendant l’été.

La situation vinicole dans le Rhône méridional a-t-elle beaucoup changé par rapport à vos débuts ?
Quand je suis arrivé, les vins du Rhône avaient très mauvaise réputation. On peinait à faire des vins qualitatifs, les mûrissements étaient tardifs, on manquait de sucre et d’alcool, la chaptalisation était répandue. Aujourd’hui, c’est l’inverse. On essaye de réduire ces taux, qui ont considérablement augmenté en raison du réchauffement climatique, dans un contexte où l’on vendange déjà deux à trois semaines plus tôt. Les combats d’hier sont devenus les problèmes d’aujourd’hui. Les températures augmentent à une vitesse fulgurante depuis une quinzaine d’années et le Rhône méridional est forcément une des régions viticoles les plus exposées à la sécheresse.

Certains terroirs deviennent plus qualitatifs. Sont-ils à privilégier pour l’avenir ?
Je m’intéresse de plus en plus aux appellations ventoux et beaumes-de-venise. On associe cette dernière au muscat et à ses sables alors qu’elle a les terroirs les plus diversifiés de la région. On y trouve une trentaine de sols différents, parmi lesquels les plus qualitatifs, comme des éboulis calcaires identiques à ceux de Gigondas. Les sables ont par ailleurs une bonne capacité de rétention, j’y ai planté du picpoul, du vaccarèse et de la counoise avec de jolis résultats. Mais les AOC beaumes-de-venise et ventoux ont surtout ce sol merveilleux, issu du Trias, concentré de tous ces terroirs en un. Ni trop sec, ni trop humide, il garde la fraîcheur tout en donnant du corps, c’est vraiment l’idéal pour le vin. Si j’étais une vigne, je voudrais vivre sur du trias. Ces appellations ont enfin des parcelles très élevées, jusqu’à 600 mètres d’altitude. J’ai acquis treize hectares en ventoux en avril 2023 et j’en suis très satisfait.

Quelles sont les solutions concrètes au vignoble pour amortir les effets du réchauffement climatique ?
À l’époque où l’on cherchait à éviter l’acidité, le palissage s’est développé dans la région, car il permettait aux feuilles de se développer davantage et aux raisins de gagner en sucre, et donc en alcool. Avec les contraintes d’aujourd’hui, il vaut mieux revenir au gobelet, même s’il nécessite un travail manuel. Il faut aussi privilégier les expositions nord et est pour éviter l’excès d’ensoleillement. L’altitude est également une solution. Elle favorise les écarts de température et donc la création de tannins et le maintien de l’acidité. On fuyait les sols peu drainés hier, ils sont désormais devenus très intéressants car ils ont une meilleure rétention d’eau. Le mistral est aussi un atout car il préserve le raisin quand il est mûr, il permet à l’eau de s’évaporer en concentrant ses sels minéraux, un autre contrepoids pour le sucre.

Et en cave ?
Le premier enjeu est la date de récolte. Il faut viser le moment optimal pour avoir le bon taux d’acidité. Les vendanges dans le Rhône sont délicates car le mûrissement des raisins est très hétérogène avec les différents cépages, terroirs, altitudes et expositions. Elles s’étalent sur deux mois et demi là où d’autres régions les font en deux ou trois semaines. Cela nécessite d’avoir l’œil et une bonne connaissance de ses vignes. Au chai, l’enjeu est plus porté sur les assemblages. Ils vont varier chaque année en fonction de ce que donne la vigne, le but étant de retrouver le même style. La richesse de l’assemblage est qu’elle permet au vigneron d’avoir sa patte. Je me suis essayé à assembler plusieurs millésimes afin d’exploiter les atouts de chacun en palliant les défauts des autres. Certains expriment le terroir, d’autres le climat, parfois c’est le cépage qui ressort. On obtient des vins complexes de cette manière.

Le réchauffement est presque devenu une source d’inspiration pour vous ?
En essayant d’y trouver des solutions scientifiques, mon côté créatif s’exprime. En 2015, j’ai eu l’idée de faire ma première cuvée Almutia, un blanc de noirs en appellation châteauneuf-du-pape. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le cahier des charges précise les cépages, mais pas la couleur du vin. Rien ne m’empêchait donc de garder les premiers jus de mourvèdre pour en faire un vin blanc, afin d’exploiter leur acidité. Plus les années passent, plus le résultat est satisfaisant, on n’obtiendrait jamais un châteauneuf blanc aussi tendu. Cette fraîcheur, on l’a aussi dans une cuvée 100 % viognier en appellation vacqueyras qui provient de parcelles en altitude.

Comment envisagez-vous le vin dans le futur ?
Globalement, la clé, c’est de migrer au nord et en altitude. Je pense qu’il y a une vraie latitude d’adaptation par ces deux vecteurs. Mais à terme, la limite sera le manque d’eau, que l’on ne pourra pallier d’aucune manière. J’aimerais un jour essayer de faire du vin dans un endroit vierge, pourquoi pas la Bretagne, ou même l’étranger. Seule certitude, plus on avance dans le temps, moins les vins que l’on produit vieillissent correctement, car la bonne conservation est liée au PH, l’acidité. Les vins que l’on produisait il y a trente ans étaient imbuvables sur le moment et le devenaient des années après. Ceux que l’on produit aujourd’hui sont bons immédiatement mais ne le seront bientôt plus. J’ai ouvert l’autre jour un châteauneuf-du-pape de 1972 qui était délicieux et qui a encore un potentiel de garde énorme. Un jour, peut-être que l’on ne boira que des vins du XXe siècle.

Le chaos et l’éternité

Qu’il s’agisse de nos modes de consommation, de nos habitudes culturelles, de nos moyens d’information, de nos organisations politiques, bref, de nos vies entières, l’époque est aux bouleversements. Le vin n’échappe pas à ce grand chamboule-tout. Une étude récente montrait que la consommation de rouge ne cessait de diminuer au profit des blancs et des rosés. Certains déclinologues professionnels y ont vu « un nouveau signe de la décadence de la France », oubliant que le phénomène était mondial et qu’en matière de blanc, de bulles et de rosé, notre pays ne manque incontestablement pas d’atouts. Plus justement, un consultant en stratégie remarquait récemment que « le vin est la seule industrie en forte décroissance qui refuse les opportunités de l’innovation ». Au rebours de cette tendance générale, nous avons choisi de consacrer une bonne partie de ce numéro à des valeurs éternelles de l’univers du vin : les forêts de chêne, le centenaire d’une famille belge attachante dans un cru mythique de Pomerol, les souvenirs et leçons de vie d’un patriarche génial du Médoc et la saga d’une grande appellation française à la fois historique, traditionnelle et familiale, Châteauneuf-du-Pape. Avons-nous fait ces choix par esprit de contradiction ou par conservatisme exacerbé ? Bien sûr que non. Pour autant, ce sommaire mettant fièrement à l’honneur des valeurs immuables et essentielles du vin n’a pas été imaginé au hasard. Dans ce monde qui flirte sans cesse avec le chaos, nous sommes en effet convaincus de l’essentielle évidence de cette plante, posée entre terre et ciel, veillée et interprétée par une femme ou un homme pour produire un modeste ou grand bonheur aux accents d’éternité. Qu’une bonne partie de l’humanité s’interdise, pour de multiples raisons, de découvrir cette évidence, que le vin soit à la mode ou plus, finalement, cela n’a guère d’importance. Nous qui connaissons la diversité créatrice, culturelle et symbolique du vin, savourons-la longtemps encore, ensemble.

 

 

 

 

En Magnum 37 est disponible en kiosque et sur notre site ici

Le Nouveau Bettane+Desseauve 2025, trente ans ensemble

En 1994, il y a exactement trente ans, nous décidions de créer notre premier guide des vins de France. Il existait déjà de tels ouvrages à l’époque, mais aucun ne nous paraissait capable de répondre à des interrogations simples, que nous posaient régulièrement les amateurs de vins que nous rencontrions. Quels sont les meilleurs producteurs de telle ou telle région ? Quels sont les vins les plus intéressants de telle appellation ? Quels sont ceux qui progressent et méritent d’être découverts au plus vite ? Etc. Pour réaliser ce premier guide, nous avions choisi une méthode radicale. Nous nous étions enfermés tous les deux dans un bureau, recensant région par région, appellation par appellation, village par village, tous les producteurs qui nous paraissaient intéressants à suivre et à déguster. Après être parvenus à une première sélection de plusieurs centaines de noms, nous nous engageâmes dans un long parcours de visites, de dégustations puis d’écriture, qui trouva son terme avec le lancement en septembre 1995 du Classement Bettane et Desseauve des vins et domaines de France.
Vous avez entre vos mains, trente ans plus tard, un ouvrage signé des mêmes auteurs (aidés néanmoins d’une formidable équipe de dégustateurs) qui répond peu ou prou aux mêmes questions. Avec cependant une méthode de travail bien différente. En trois décennies, la France du vin a tellement progressé, s’est tellement multipliée qu’il serait vain d’établir une telle pré-liste. Dans chaque village viticole, dans chaque catégorie de producteur, du plus humble au plus puissant, il y a chaque jour de nouveaux talents, de nouveaux projets excitants qu’il faut suivre sans relâche, palais et stylo à l’affût. Nos principes et nos exigences restent les mêmes. La première concerne les notations. Alors que beaucoup de nos confrères se sont lancés dans une invraisemblable inflation de notes élevées, que le moindre site de vente de vins affiche des notes hyperboliques pour des flacons aussitôt oubliés, nous maintenons une rigueur de notation qui correspond à l’idée que nous nous faisons de la hiérarchie viticole : 88 sur 100 caractérise pour nous un bon vin, 90 un très bon et les notes allant de 95 à 100 sont suffisamment rares pour que chacun comprenne qu’il ressentira une émotion exceptionnelle en dégustant ce vin. Nous suivons en second lieu une seule idéologie, celle du grand vin, et celle-ci nous guide quelle que soit l’école œnologique, la tendance viticole ou la mode ayant conduit à son élaboration. Enfin, notre mission consiste à vous révéler le génie propre de chaque vin, de chaque domaine qui le mérite. La civilisation du vin est multiple, ouverte à d’innombrables influences et échanges. C’est précisément cette diversité universelle qui nous est chère et que nous aimons, depuis trente ans, vous faire partager.
Michel Bettane et Thierry Desseauve

Le Nouveau Bettane+Desseauve 2025
24,90 euros
Disponible sur notre site ici
et en librairie à partir du 4 septembre

Afrique du Sud, l’union des possibles

En langue Zulu, cette sculpture en bronze s’intitule Izandla ziyagezana, ce qui veut dire : « Les mains se lavent entre elles » ou encore « En tant qu’un seul peuple, nous devons nous entraider ». L’œuvre du sculpteur sud-africain Anton Smit se trouve dans le domaine de Grande Provence, à Franschhoek, comme une grande partie de son travail. Photos Mathilde Hulot

Retrouvez cet article dans En Magnum #35. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Il y a un quart de siècle, l’Afrique du Sud m’avait laissé un goût amer à deux reprises. En avril 1997, j’avais parcouru les vignobles du Cap pendant un mois et demi avec l’homme que j’allais épouser. Puis à nouveau en 2000, seule avec notre bébé de six mois sous le bras. Jour après jour sur le terrain, je constatais les errances et les difficultés d’une filière viticole qui s’ouvrait sur le monde après des années de boycott dû à l’apartheid. La période qui avait suivi son abolition (1994) avait vu la levée de sanctions et le miracle au pouvoir d’un Nelson Mandela sorti de prison. Mais les montagnes et paysages époustouflants contrastaient avec le mal-être d’une société meurtrie par des années de cruauté et de haine. Partout, cela se ressentait. La méfiance et les préjugés régnaient en maîtres. Les workers, main d’œuvre pas chère logée dans les farms (fermes agricoles), étaient souvent maltraités et mal nourris, payés encore en partie en vin. Ce système de rémunération engendrait des désastres, en particulier la naissance de bébés venant au monde avec l’alcohol fœtus syndrom. Je les voyais ces enfants, dans les vignes et les arrière-cours, amochés par l’alcool.
27 mars 2023. L’amertume s’est transformée en étonnement et la tristesse en espoir. Mes amis coloureds sont tout excités. Ils veulent me faire découvrir un lieu qu’ils chérissent : Root 44. Un énorme complexe sur deux étages situé au sud de Stellenbosch, sur la route de Somerset West (la R44). Au rez-de-chaussée, une centaine de stands (fish and chips, ribs, agneau, sushi, huîtres, pizza, vin, etc.). Au premier étage, des tables immenses où l’on fait la fête en famille, entre amis. Dehors, une pelouse vert pomme s’étend devant un paysage de vignes dominées par le Drakenstein et le Simonsberg. Jamais je n’aurais imaginé qu’un tel lieu puisse exister, où blancs, noirs, coloureds puissent se mêler joyeusement, unis par les plaisirs du ventre. Cette nouvelle génération de coloureds trouve sa place dans la société avec des revenus et des positions que leurs parents, qui ont vécu de plein fouet l’apartheid, n’auraient jamais espéré toucher du doigt un jour. L’Afrique du Sud a bien changé, du moins les Winelands, coin privilégié où le trio vin, vigne et tourisme dynamise l’économie. Place aux initiatives encourageantes, comme celle de Pebbles Project. Depuis 2004, cette organisation à but non lucratif aide la communauté des workers, grâce à des dons, à mieux gérer la santé et l’éducation des enfants. La Winemakers Guild Association, avec son programme de protégés, encourage les winemakers non blancs à tenir les rênes des vinifications, et ça marche. Des envies folles existent, comme de planter des vignes dans les townships du Cap (Township Winery), des équipes fonctionnent en couleurs et en entente (Springfontein, Creation, etc.).

Direction Hermanus, par la route 45 qui mène de Franschhoek à la côte. Les nuages jouent en permanence avec les montagnes.

Une société toujours contrastée
La sommellerie vit une révolution : des centaines de jeunes, toutes ethnies confondues, se forment tous les ans. Certains bénéficient de bourses de donateurs internationaux, comme la fondation Gérard Basset. « Il reste tellement à faire », contrebalance la productrice Carmen Stevens (voir encadré). Les entreprises viticoles ou non se doivent, selon la loi, d’embaucher des noirs et des coloureds. Ce black empowerment, sorte de discrimination positive, a servi une poignée d’hommes politiques qui se sont enrichis et n’ont rien apporté aux gens à qui le concept était destiné. Il a aussi engendré du superficiel. Photos d’équipe mixte trendy ou winemaker noir pour illustrer le prospectus alors qu’il ne touche pas le vin. Même s’ils existent, les mouvements d’intégration sont encore peu nombreux. « C’est une société toujours contrastée », analyse Jean-Vincent Ridon qui a vu éclore cette nouvelle nation. Le Français, meilleur sommelier d’Afrique du Sud 2023 et fondateur de la Sommeliers Academy (voir son portrait p. 66), poursuit : « Le gouvernement n’a pas su éduquer la nouvelle génération. Pour former les futurs sommeliers, les conditions restent difficiles. La scolarisation reste faible et les possibilités de voyage sont limitées. Il n’existe pas de structure professionnelle encadrante, pas de transport public, peu d’internet. C’est aussi ça, l’Afrique du Sud ». Les blancs possèdent les terres depuis le Natives Land Act de 1913 : ils détiennent 87 % des surfaces alors qu’ils sont minoritaires en termes de population (9 %). Le renversement est peu visible. Certains « non blancs » ont pu réaliser leur rêve d’accéder à des propriétés viticoles, soutenus par des aides financières ou humaines, comme Paul Siguqa, Berene Sauls ou les Seven Sisters qui se sont vu octroyer plusieurs hectares en périphérie de Stellenbosch. Mais l’argent reste le nerf de la guerre. Une situation renforcée par une gentrification galopante. Car ici comme ailleurs, le défi est le même : construire un projet durable, financièrement et qualitativement.

Avoir confiance en soi
En vingt-cinq ans, la qualité a bondi, boostée par une nouvelle génération de winemakers. Celle-ci a rapporté de ses voyages en Europe et ailleurs les techniques qui marchent et qui offrent des vins plus modernes (macérations préfermentaires, essais de nouveaux contenants) et surtout, plus de confiance en soi. Découvrons le nouveau visage de ce vignoble post-apartheid qui a eu le temps de se construire. Une demi-heure suffit à se noyer dans les vignes depuis l’aéroport de Cape Town. Les routes sont larges et agréables, rouler à gauche est un jeu d’enfant. Tout le monde parle un anglais parfait – ce qui facilite le séjour – quel que soit son âge, son métier et son ethnie. La ville de Stellenbosch s’affiche toujours comme le cœur du vignoble avec son centre viticole et son université, mais elle accueille désormais 30 000 étudiants du monde entier et s’est donc élargie. Les rues grouillent de restaurants. C’est dans sa périphérie que se trouvent les plus beaux domaines, les plus connus aussi, parmi les plus anciens, les plus prisés, comme Kanonkop, Neil Ellis, Thelema, etc. À l’image de Tokara, domaine créé en 1996, dont les vignobles surgissent, majestueux, sur les pentes du Simonsberg le long de la route R310, presque toutes les caves du Western Cape offrent désormais le trio classique « vin-restaurant-art ». À Franschhoek, « le coin des Français », à trente minutes à peine de Stellenbosch, l’œnotourisme de masse bat son plein. Sur la voie de chemin de fer construite en 1904, le Wine Tram lancé en 2012 rappelle le wine train californien. Il dessert les propriétés qui s’égrènent de part et d’autre de la route R45. Aux historiques se sont ajoutées des caves récentes qui offrent le nec plus ultra. Elles font toutes de « l’outsourcing » : seuls quelques hectares de vignes entourent le lieu de vinification, le chai de vieillissement, la salle de dégustation, et parfois un restaurant. Le domaine Le Lude, par exemple, créé en 2009 par un couple de Sud-Africains fous de la France et de champagne, fait venir ses raisins de Robertson et des régions côtières pour ses méthodes traditionnelles (appelées Cape Classic). Tout est vinifié ici, autour du restaurant L’Orangerie, une table chic et simple au soufflé au fromage mémorable, d’où l’on aperçoit la cuverie derrière des vitres et, sous nos pieds, les stocks de bouteilles couchées. Dans la vallée de Durbanville, près du Cap, une quinzaine de producteurs se sont unis autour du sauvignon blanc, leur fer de lance. Diemersdal, propriété historique de 1698, montre la voie avec des blancs profonds et aromatiques dessinés par la cinquième génération.

Horizons infinis
Les Winelands s’étendent tout autour de la péninsule, sans limite, parfois très loin, avec des producteurs libres de planter – mais aussi de se planter. Une grande liberté qui fait la force du Nouveau Monde. Comme dans le secteur de Walker Bay, au sud du Cap et à deux coups d’aile de l’océan Atlantique, qui se métamorphose depuis 2000. À l’époque, seuls quelques producteurs faisaient parler d’Hermanus. Tim Hamilton Russel, pionnier des pionniers, avait acquis quelques hectares en 1975, à une époque où des quotas de production lui interdisaient de planter des vignes. Depuis, les chardonnays et les pinots noirs du domaine qui porte son nom, les pinotages d’Ashbourne et les sauvignons blancs de Southern Right, les autres propriétés de la famille, sont des valeurs sûres de la Walker Bay et de toute l’Afrique du Sud. Son fils Anthony, deuxième génération, m’avait reçue avec sa première femme et ses filles dans ce superbe domaine aux eucalyptus gigantesques. Désormais soixantenaire, il n’a pris ni kilo ni ride, mais il est affublé de deux crutches (béquilles) après avoir chuté au ski. Entouré d’amis et de clients, il explique autour d’un délicieux repas concocté par Olive, épousée en 2004, et d’un pinot noir de 2005, à point, les changements des dernières décennies. Il regrette que le pinotage, croisement de cinsault et de pinot noir, soit « la seule contribution que son pays ait fait au monde du vin ». Lui, pourtant, n’a eu de cesse de faire bouger les lignes, au moins dans sa région. Il a fondé une école sur le domaine pour veiller à l’éducation des enfants des workers. Il a poussé Berene Sauls, une jeune coloured arrivée chez lui comme fille au pair en 2001, à faire ses propres vins dans son chai (quelques fûts et une rangée d’amphores), voyant en elle un vrai potentiel. Depuis, cette maman de deux ados a acheté un terrain sur sa terre d’origine, à Tesselaarsdal. Plus encore, il est à l’origine de la naissance et de l’expansion de l’appellation d’origine Hemel-en-Aarde (le Ciel et la terre en afrikaans). Dans cette vallée encore sauvage plantée de chardonnay et de pinot noir, une quinzaine de domaines ont vu le jour depuis 2000. Il m’arrive rarement de pleurer en arrivant sur une propriété, je n’ai pas lutté en voyant la beauté de Creation, de son lac dans lequel se reflètent rangs de vignes et montagnes, où les parfums des fynbos, herbes aromatiques et essences diverses vous donnent le sentiment étrange d’être dans un rêve. Carolyn, Sud-Africaine, et Jean-Claude Martin, le vinificateur suisse de Neuchâtel, mariés en 1999, reçoivent ici jusqu’à 60 000 visiteurs par an qui tombent tous sous le charme. Leurs vins sont impressionnants, d’une grande profondeur. Leur ami bourguignon Martin Prieur, petit-fils du vigneron Jacques Prieur à Meursault, s’est aussi laissé séduire avec sa femme Joséphine. Le couple possède désormais six hectares sur ces terres encore fraîchement plantées, bordées de plusieurs centaines d’oliviers et baptisées Clos de la paix.

Une équipe multicolore
À une trentaine de minutes d’Hermanus en longeant la côte Atlantique, point d’observation des baleines, le domaine Springfontein dépayse comme nul autre. Tout y est, les vins sont excellents, de fruits et de fraîcheur comme j’en ai rarement bus ici. Johst Weber, un Allemand qui s’est lancé dans l’aventure à la fin des années 1990, a misé sur les cépages sud-africains : le pinotage et le chenel, cépage encore peu connu, croisement de chenin et d’ugni blanc. En bordure d’océan, ce terroir fascinant est fait de sable et de calcaire. L’équipe « multicolore », une trentaine de sprinfgfonteiners comme ils se nomment, est menée par Johst et sa femme, Jeanne Vito, une Française de Chablis dont le père est du Togo. Elle y a même créé (au Togo !) un vignoble pour lui rendre hommage. La table est à tomber, sous l’inspiration d’un chef néérlandais, Edwin Vinke. Une expérience gastronomique unique dans ce pays aux mille saveurs. Plein nord, au-delà des chaînes de Babilonstoring, de Franschhoek et de Paarl, tout au nord du Cap, s’étend le Swartland. Il y a vingt ans, cette région était à peine connue du mondovino. Sous les étendues de blé se cachaient d’innombrables terroirs révélés par de fortes personnalités comme Neil Ellis (le même qu’à Stellenbosch) ou Eben Sadie. Prometteur winemaker de Spice Route à l’époque, une winery consacrée à la syrah, il a lancé en 1999 Sadie Family Wines sur le lieu-dit Paardeberg. Ses épaules de cinquantenaire ont pris de l’étoffe, ses bush vines (en gobelet) se sont contorsionnés, vieux pieds de mourvèdre, de cinsault, de grenache, de carignan dont il tire des merveilles. Pas moins de 37 hectares de cépages méditerranéens, mais aussi de chenin, ont fait sa réputation et celle du vignoble du Swartland, toutes deux savamment mêlées. Il les arpente du matin jusqu’au soir, avec son chien et ses godillots. Avec ces figures de proue, les Sud-Africains ne sont qu’au début de leur formidable aventure. Keep your eyes, nose and mouth open!

8 à suivre

Benguela Cove, le lagon bouillonnant
Dans cet estate impressionnant (pas d’achat extérieur de raisin), l’énergique entrepreneuse Penny Streeter mêle depuis 2013 événementiel, art et restauration dans un cadre moderne. Il faut retenir deux choses : le label WWF de conservation de la nature, un point non négligeable, et la fraîcheur des vins concoctés par le très doué
Johann Fourie dans un cave sortie de terre en 2017.
Où ? Botrivier Lagoon

Klein Goederust, un bijou bien placé
Paul Siguqa s’est installé tout près du centre de Franschhoek. « C’était ça ou rien », explique-t-il pour justifier l’emplacement de cette propriété d’à peine dix hectares qu’il a réussi à s’offrir. Ce fils de worker de la tribu Xhosa a travaillé dur pour créer ce petit bijou où il reçoit avec fierté et le cœur grand ouvert parents et clients autour
de ses vins déjà très élégants. Il prévoit une cave et un hôtel.
Où ? Franschhoek

Paserene et Atlas Swift, un winemaker des terroirs
Que son partenaire soit un riche entrepreneur minier ou sa propre femme Welma, sommelière, les vins de Martin Smith sont justes et bien faits. Pour Paserene, créé en 2013, les vins proviennent de trois régions, Franschhoek, Elgin et Tulbagh. La gamme est large, avec des rouges soignés issus de syrah, de carignan, de mourvèdre, de cabernet-sauvignon. Pour son nouveau projet familial, Atlas Swift, initié en pleine épidémie de Covid, il ne s’agit que de chardonnay de cinq autres provenances : Wellington, Robertson, Franschhoek, Cederberg et Cape South Coast. Une belle étude de terroir en devenir.
Où ? Franschhoek (et autres)

The Township Winery, le rêve communautaire
Graham Knox est Australien mais vit en Afrique du Sud, au Cap, depuis 1975. Il a œuvré tout ce temps au développement de marques de vin et de spiritueux, a écrit plusieurs bouquins de référence sur le sujet. Activiste humanitaire, il a toujours eu à cœur d’aider un maximum de monde à créer des projets, jusque dans les townships en soutenant la winery créée par l’urbaniste Kate Jambela. Lien touchant entre les peuples, Graham Knox soutient, trouve des financements et accompagne jeunes et moins jeunes jusqu’au bout.
Où ? Stellenbosch

Colmant, des bulles belges
Paul Gerber, un ex-prof de maths devenu winemaker, et Jean-Philippe Colmant, un Belge venu se poser en 2002 avec sa femme et leurs cinq enfants, mitonnent leur production d’excellence, 100 % méthode traditionnelle. Ils récoltent les raisins (chardonnay et pinot noir) de dix-sept producteurs sur trente-deux parcelles et sont obsédés par les détails : muselets, collerettes, bouchons, tout doit être parfait. La cave est petite et le nombre de bouteilles raisonnable (60 000).
Où ? Franschhoek

Mullineux, une double expérience
Un couple de winemakers, c’est assez rare. Chris Mullineux, diplômé de l’université de Stellenbosch, affiche un chapelet de bonnes maisons (Trafford, Rustenberg, etc.) et de vignobles français (Côte Rôtie, Bandol, Languedoc et Roussillon) et californiens. Andrea, qui a poussé à San Francisco, est un pur produit de US Davis et a reçu en 2016 le titre d’International Winemaker of the Year du Wine Enthusiast. En 2007, ils ont fait le pari du Swartland et de la richesse de son terroir. La ferme est superbe, encore sauvage, pleine d’oliviers et de vaches. Ils achètent des raisins à quatorze viticulteurs différents.
Où ? Swartland

Boekenhoutskloof, du grand art qui dégage
Cette propriété est un must pour ceux qui veulent du grand. Parmi ses différentes gammes, celle étiquetée The Chocolate Block est saisissante et propose des rouges de syrah, grenache, cinsault et cabernet-sauvignon nés en 2002. Derrière le haut de gamme, on parle de sept millions de bouteilles produites et vendues dans le monde.
Où ? Franschhoek

Carmen Stevens, du don au don
Quand je l’ai rencontrée en 1997, elle était l’une des premières winemakers coloureds des Cape Winelands. Elle officiait pour Distell, l’énorme conglomérat racheté en 2023 par Heineken. Elle avait dû se battre, en tant que coloured, pour intégrer une formation à l’Elsenburg College dont elle est sortie diplômée en 1995. Elle a monté sa boîte, créé sa marque et commercialise son propre vin. Premier millésime, 2014. Ses cuvées sont disponibles dans un bar à vin spécial situé à Stellenbosch : le Wine Arc. Seuls y sont présentés les vins des winemakers noirs et coloureds. Elle s’occupe de milliers d’enfants à travers sa fondation qui assure des repas aux défavorisés.

Le rhum de la terre brûlante

Photos Mathieu Garçon.

La Havane se réveille. Depuis le sixième étage d’un hôtel pour touristes chanceux, on aperçoit les abris de fortune posés sur les toits de certains vieux palais. Leurs façades sont décrépies. Leurs fenêtres, aux derniers étages, murées. On voit d’en haut ce qui est invisible d’en bas. Dans les rues de la capitale, les touristes sont tenus à l’écart de la pauvreté. Tout est fait pour. De belles automobiles anciennes et rutilantes paradent, prises en photos à chaque coin de rue, devant les façades somptueuses des bâtisses baroques et néo-classiques qui bordent les avenues du centre historique. Les serveurs des grandes institutions cubaines portent fièrement leurs complets immaculés. Les musiciens souriants reprennent sans relâche les classiques de Buena Vista Social Club. Et si l’on croise des enfants qui nous tirent par la manche, c’est pour réclamer des bonbons. On en serait presque attendri.
Ici, on ne se plaint pas en public. Chaque jour, des voix nouvelles s’élèvent contre la dictature et cette infantilisation de la population. La nouvelle génération d’actifs veut consommer, être libre. Elle ne supporte plus la livre et demie de porc, les haricots et le riz qu’on lui distribue chaque mois. Les étals des rares magasins sont vides. Les files de gens qui attendent cette aide alimentaire sont découpées de manière à ce que l’on finisse par penser que ces petits groupes de gens attendent le bus. Sauf qu’il n’y a pas de bus à La Havane. Pas plus que de yaourts. Les médicaments sont rares. Même celles et ceux qui travaillent – guides touristiques, chauffeurs ou instituteurs, etc. – peinent à se nourrir correctement et à trouver des produits de première nécessité. « Cela fait plus de six mois que je n’ai pas mangé de produits frais. Je n’en trouve nulle part. Ici, il n’y a pas de supermarchés ou d’épiceries. Il n’y a rien », nous confie l’un d’entre eux à l’oreille.

De belles automobiles anciennes et rutilantes paradent, prises en photos à chaque coin de rue, devant les façades somptueuses
des bâtisses baroques et néo-classiques qui bordent les avenues du centre historique.

Le contraste
À une trentaine de kilomètres seulement de la capitale, les champs de canne à sucre sont le décor verdoyant des lieux d’agrotourisme, récemment ouverts. La qualité de vie a changé. Elle se mesure à table. Fruits, légumes, lait et pain frais, volailles rôties et même desserts. Un miracle qui se reproduit chez Annabelle et son mari Alfredo qui tiennent la finca Tungasuk, une ferme et un restaurant cachés au milieu des palmiers et des cannes à sucre, à l’ouest de la Havane. D’origine nicaraguayenne, la jeune cheffe formée à Paris sert une cuisine délicate et savoureuse, exclusivement issue des produits et animaux de sa ferme. « Pendant le Covid, les habitants de la Havane mouraient de faim. Nous avons proposé aux autorités de vendre à bas coûts des paniers de légumes, du pain et du lait pour leur venir en aide. On ne nous laissait pas entrer dans la ville, nous devions déposer nos paniers au péage. Et comme personne ne venait les chercher, tout pourrissait et le lait tournait. C’était désolant de voir ça et de savoir qu’à quelques kilomètres, le peuple manquait de tout. »

Les cubains
Désolant, c’est bien le mot qui nous vient à la bouche quand on aperçoit dans les ruelles les façades en ruines ou les balcons effondrés. Et pourtant, malgré l’air ambiant, poussiéreux et lourd que l’on respire dans la capitale, les privations et la répression sourde des contestations, les Cubains conservent leur sourire et leur chaleureux sens de l’accueil. Ainsi qu’un plaisir inégalé pour la danse, la musique et la fête, surtout si c’est accompagné de ce qui fait leur fierté nationale : un verre de rhum Havana Club. Depuis des siècles, grâce à la qualité de sa canne à sucre, Cuba s’est fait une place de roi dans l’histoire du rhum. Dans les années 1920, la prohibition aux Etats-Unis fait de l’île le refuge des Américains amateurs de mojito ou de cuba libre. La rencontre entre Havana Club et Pernod-Ricard, en 1993, donne un nouvel élan à la marque cubaine, notamment par son développement à l’échelle internationale, grâce au solide réseau de distribution du groupe français. Depuis, Havana Club est devenue la troisième marque de rhum la plus vendue dans le monde, disponible dans plus de 120 pays. En dépit de ce succès, ce nouveau géant international est resté le rhum des Cubains. Sur l’île, son logo est partout. Symbole du soleil qui brille et de la chaleur des habitants, il se décline en tee-shirts, en stickers collés sur les fenêtres, les pare-brises et même sur de vieux scooters entièrement siglés. « Cette marque appartient d’abord et avant tout aux Cubains. Ici, on n’enverra jamais un avocat ou un juriste vérifier que ce qui est fait par les Cubains avec le logo Havana Club est conforme avec les accords passés avec le groupe », insiste un membre de l’équipe Pernod-Ricard. Bref, le produit fait la fierté et la renommée du pays. Sans doute au moins autant que de celles et ceux qui le fabriquent.

L’émotion
Dire que les Cubains portent aux nues leurs maîtres rhumiers est un doux euphémisme. Dans cette société de tous les extrêmes, ces maestros sont considérés comme des demi-dieux. Leur métier est même reconnu par l’Unesco depuis 2022 en tant que patrimoine culturel immatériel de l’humanité. D’ailleurs, à l’évocation de José Navarro (1942-2020), premier maître du rhum Havana Club, l’émotion prend le dessus chez nos interlocuteurs. Considéré comme le père du rhum cubain moderne, il lui a donné ses lettres de noblesse. On lui doit, entre autres, le rhum phare Havana Club 7 Años (et son processus unique de vieillissement continu) qu’il décrivait comme l’essence même du rhum cubain. « L’héritage de Don Navarro est important pour tous les Cubains. C’était quelqu’un d’exceptionnel. Il était brillant, avait un charisme fou tout en étant d’une simplicité extrême. Don Navarro nous a transmis ce qu’il avait appris. Notamment que le secret du rhum cubain, c’est la discipline. Avec les autres maestros, nous préservons et conservons son héritage en le transmettant aujourd’hui », explique Salomé Alemán Carriazo, première maestra del ron cubano de l’histoire. Elle poursuit : « Le rhum cubain fait partie des fondations de la culture et de la nation cubaine. Le défendre, c’est défendre Cuba ».

L’emblème
En 2007, Havana Club International est devenu le propriétaire exclusif d’une distillerie à San José de las Lajas, à 40 kilomètres de La Havane. Ce qui est unique à Cuba. C’est là que se retrouvent les maîtres rhumiers pour élaborer leurs créations et conserver l’excellence et le leadership du rhum cubain. Ces quatre mousquetaires, auxquels on peut ajouter l’aspirante (c’est-à-dire la maestra en devenir), forment la plus importante équipe de l’île. Aujourd’hui, nul doute qu’Havana Club est la marque de rhum cubain par excellence et son ambassadeur mondial. Ainsi, le rhum blanc emblématique Original Añejo 3 Años est, à Cuba comme à l’étranger, le produit de référence pour les classiques cubains, mojito, daiquiri, qui sont parmi les cocktails les plus consommés au monde. Sous l’impulsion de Don Navarro, Havana Club est aussi devenu le pionnier de l’extra-vieillissement (extra añejo, équivalent du XO pour les autres spiritueux). Un vieillissement naturel d’ailleurs « accéléré » du fait des spécificités du terroir cubain. Ici, la part des anges est plus importante qu’ailleurs. Partout dans le monde, le rhum est de plus en plus apprécié et considéré très souvent comme une alternative haut de gamme aux prestigieux spiritueux bruns tels que le whisky écossais et le cognac. Cette année, Havana Club International fête ses 30 ans et lance le tout premier millésime de rhum cubain : Havana Club 2007. C’est la première référence de la marque produite exclusivement dans sa distillerie, symbole de ses valeurs d’innovation et d’excellence.

Les racines
Si un musée Havana Club permet de se plonger dans les racines de la culture et de comprendre les processus de fabrication du rhum, on vivra cette culture encore plus intensément en allant s’asseoir au comptoir d’El Floridita. Le bar le plus célèbre de la Havane était aussi le préféré d’Hemingway qui venait y boire le meilleur daiquiri frozen de la ville. Inventé en 1931 par Constantino Ribailaigua Vert, alors propriétaire de l’établissement, ce cocktail a fait la réputation de ce bar resté depuis l’un des plus prestigieux au monde. Neuf versions du célèbre daiquiri y sont à la carte, ainsi que les cuba libre et mojito, tous à base de rhum Havana Club. S’il est assez facile (bien que coûteux) de boire de bons cocktails à la Havane, y déjeuner ou y dîner correctement est plus compliqué. Dans la capitale, les restaurants sont le plus souvent décevants, parfois carrément mauvais, et sont en tout cas toujours trop chers pour les Cubains qui n’y entrent qu’en de rares occasions. Le prix moyen d’un plat y est équivalent au salaire mensuel. Les habitants de la Havane se tournent plutôt vers les restaurants d’Etat, où l’on peut dîner copieusement à deux pour moins de 10 euros, ce qui n’est pas rien non plus.

« Avec les autres maestros, nous préservons et conservons son héritage en le transmettant aujourd’hui », explique Salomé Alemán Carriazo, première maestra del ron cubano de l’histoire.
Elle poursuit : « Le rhum cubain fait partie des fondations de la culture
et de la nation cubaine. Le défendre, c’est défendre Cuba ».

La jeunesse
S’il ne fallait retenir qu’une adresse pour dîner, ce serait celle d’Hubert et de sa casa particulare (table chez l’habitant). Elle s’appelle Esperanza, comme celle qui lui a légué la maison dans laquelle il reçoit ses clients. Dans la salle à manger, au milieu de la vie et des souvenirs d’Hubert et d’Esperanza, on découvre une cuisine traditionnelle cubaine faite avec soin et générosité, à l’image du maître de maison qui passe de table en table et fait même un brin de conversation en français. Enfin, nul doute que la meilleure chose à faire est de se rendre à la FAC (fabrica de arte cubano), galerie d’art et boîte de nuit installée dans une ancienne usine d’huile de cuisson. Dans cet incubateur et tremplin pour jeunes artistes cubains, on s’arrête au bar, on commande un cocktail (évidemment) et puis on flâne. On tombe sur une performance, on commence un parcours d’exposition et là, on débouche sur une piste de danse. Quelques mouvements d’épaules plus tard, on reprend sa visite comme si l’on avait toujours fait ainsi. C’est aussi ça, La Havane.
1. Esperanza, 105 calle 16, La Habana

Les rêves d’un géant

« L’Inde est aujourd’hui le pays le plus grand et le plus peuplé du monde. Il propose donc beaucoup d’opportunités. La consommation de vin par habitant est très faible. L’équivalent d’une cuillère à soupe par personne et par an. La majorité de la population ne boit pas. C’est encore un pays relativement pauvre et le vin est un produit cher. Mais la classe moyenne se développe très rapidement et si l’on considère que seuls 10 % des Indiens consomment du vin, cela représente un verre par personne et par an. La marge de croissance est donc énorme. Le vin entre dans les esprits. Celui de Sula, par exemple, est présent dans les émissions indiennes de télévision, diffusées sur Amazon ou Netflix. Les personnages des films de Bollywood en boivent. Les gens commencent à apprendre et à l’apprécier. Cela se fait naturellement. » Le constat de Karan Vasani, chief winemaker de Sula Vineyards est sans appel. L’Inde, pays immense, est un eldorado en puissance. Pourtant, au regard de la taille du sous-continent, on peut s’étonner que la péninsule n’en soit qu’aux prémices de son histoire viticole.

Sula est le leader du vin indien avec 60 % de parts de marché. La marque a su développer une offre œnotouristique très aboutie.

Balbutiements
Tout a sans doute commencé dans les années 1980 avec la détermination d’un homme, Kanwal Grover. Né en 1925, le père du vin indien est à l’époque à la tête d’industries de technologies de pointe qui le mènent souvent en France. Hédoniste, il profite de notre gastronomie et découvre le vin. La passion naît, et avec elle avec l’envie d’en produire chez lui, dans son pays. Il plante une trentaine de cépages près de Bangalore, dans le sud. Les premières vignes donnent des résultats décevants. Pour ne pas dire désastreux. Sans jamais s’avouer vaincu, Kanwal Grover décide un jour de partir en France pour mieux comprendre les choses. Il rencontre Michel Rolland, la star des œnologues. Très sceptique quant au projet, le consultant est peu tenté par l’aventure. Grover ne se décourage pas. Il le persuade que l’Inde a besoin de son expertise. « Un jour, Yvette, mon assistante de l’époque me confirme qu’un Indien a pris rendez-vous dans mes bureaux de Libourne », raconte Michel Rolland. « La surprise laisse place à l’étonnement quand je vois entrer un homme charmant à l’éducation toute britannique avec ce quelque chose en plus d’intelligence et de culture. Il veut faire du vin en Inde. Il a commencé, mais ce n’est pas bon. Il réclame mon aide. Je refuse par manque de temps. Six mois plus tard, il me rappelle et me propose de le rejoindre à Paris pour goûter des échantillons. On se retrouve dans un grand hôtel à déguster et cracher dans la baignoire. » La ténacité de Kanwal Grover paie. Elle va bientôt laisser place à une vraie amitié. Rolland accepte l’aventure. « Que pouvait-on imaginer faire comme vin sous ce climat tropical, sur ces terres argileuses dures comme du béton une fois la mousson passée ? On a gratté, remué la terre entre les rangs. Pour contrer l’absence de repos végétatif, on a prétaillé et retaillé. Aujourd’hui, les vins sont devenus corrects et je suis fier d’avoir relevé ce challenge. J’ai laissé la place à mon associé Julien Viaud qui continue à conseiller Grover Zampa. »

A Vallonné, un gardien veille sur les vignes toutes les nuits car les vols de raisins ne sont pas rares.

La naissance d’un vignoble
Le vignoble indien se développe dans deux régions, le Karnataka au sud et le Maharashtra, à l’est de Bombay. Autour de Nashik, capitale de cette province, plusieurs domaines sont créés. En 1994, Rajeev Samant, un visionnaire, donne naissance au vignoble de Sula. Il a fait ses études à Stanford avant d’être embauché chez Oracle en Californie. Au début des années 1990, il décide de rentrer chez lui et s’installe dans sa famille à côté de Nashik, région alors réputée pour la production du raisin de table. Il y voit la possibilité d’y planter des cépages de cuve et fait appel à l’Indiana Jones du vin américain, Kerry Damskey, devenu son ami et son mentor. Pionnier à Nashik, Rajeev Samant l’est aussi dans les innovations qu’il met en place pour parfaire la quantité comme la qualité de ses vins, pour laquelle il a une vision. Elle se traduit par une connaissance du terroir approfondie, une obsession de la préservation de l’environnement et une implication forte dans les actions locales et sociétales. Pourquoi Nashik ? L’essentiel des conditions y est réuni. Il y a un lac et de l’eau, indispensable pour irriguer. Situé sur un plateau entouré de montagnes, le climat y est frais, surtout la nuit. Certes, la mousson est importante aux mois de juillet et d’août, mais il y a du soleil. Le cycle de la vigne est différent sous ce climat tropical. Ici, pas de dormance les longs mois d’hiver. La vigne engendre deux cycles par an et deux tailles. Avec la taille arrière, le vigneron entretient le vignoble. Avec la taille avant, il optimise le fruit. La longévité des ceps est deux fois moins importante qu’en France. Vite épuisés par ces deux cycles et le stress hydrique, ils ne produisent que pendant quinze à vingt ans. Les raisins sont récoltés en février et mars. Les grappes mûrissent pendant l’hiver et sont vendangées avant l’été.

Trente ans d’essais
Autre différence fondamentale avec les vignobles de l’hémisphère nord, l’irrigation est autorisée dans tout le pays. D’immenses bassins de rétention d’eau parsèment les régions agricoles. À Nashik, par exemple, la pluviométrie est d’environ 800 à 900 millimètres par an. Assez pour pouvoir arroser quand la vigne le réclame. Une vingtaine de cépages ont été plantés dans le vignoble indien : sauvignon blanc, chenin, shiraz (notre syrah), cabernet-sauvignon, chardonnay, riesling, grenache, viognier, tempranillo et zinfandel. Depuis plus de trente ans, les Indiens les testent et les détestent, supprimant ceux qui ne correspondent pas à leurs attentes. Les vignerons se soutiennent les uns les autres, avec une motivation commune qui est celle d’aller dans la bonne direction du succès. Extension des surfaces de culture, recours à une technologie de pointe, apprentissage approfondi de la viticulture, ils partagent volontiers leurs résultats entre eux. Ils vont même jusqu’à créer des lobbys pour obtenir des instances gouvernementales la création de lois pour défendre leur industrie et réformer les systèmes de taxes – chacune des vingt-huit régions est soumise à ses propres règles et les vins y sont donc vendus à des prix différents. À titre d’exemple, une loi récemment promulguée leur permet dorénavant de vendre de l’alcool dans les supermarchés de plus de 100 m2. Des cavistes apparaissent aussi dans toutes les grandes villes. Certes, ils vendent principalement des whiskies, mais la place du vin augmente significativement et régulièrement. Tout comme dans les bars d’hôtels qui proposent maintenant des vins au verre et un choix exhaustif de blancs, rouges, rosés ou effervescents.

Développement durable
Le taux d’humidité est souvent très élevé. Jusqu’à 100 % par endroits. Cultiver en bio est compliqué, voire impossible, comme l’explique Karan Vasani : « Nous ne mettons pas tout et n’importe quoi sur les vignes. On essaie de les garder le plus propre possible. C’est un principe inflexible dicté par notre CEO, Rajeev Samant, qui met le développement durable au cœur de chaque décision ». La démarche se veut globale : « Les consommations d’eau et d’énergie sont optimisées. Les panneaux solaires installés sur nos exploitations répondent à environ 60 % de nos besoins énergétiques. Nous récoltons l’eau de pluie durant la mousson pour ne pas avoir à la puiser dans le lac. Les déchets de cuisine sont retransformés pour produire du biogaz, lui-même utilisé pour cuisiner. Les pépins de raisin produisent une huile pour cuisiner ou pour les massages. Les rafles et autres déchets sont utilisés comme fertilisants. Rien ne se perd, tout se transforme. Nous avons aussi réduit le poids des bouteilles, planté des arbres et utilisons des véhicules électriques. Et nous sommes regardants sur les intrants que nous utilisons, en particulier les sulfites. Nous sommes obligés d’en mettre pour stabiliser les vins mais ne les utilisons qu’avec parcimonie ». La responsabilité sociétale est un enjeu majeur pour ces domaines. Tous font appel à des fermiers pour leur fournir du raisin. Financièrement, ces derniers ont vite compris qu’ils avaient tout intérêt à produire des raisins de cuve plutôt que du raisin de table. Le domaine Sula s’attache aussi à employer au moins une personne par famille issue des communautés locales. Certains fermiers travaillent pour eux depuis plus de vingt ans.

Épices et vins doux
Le pays produit principalement du blanc et du rouge, mais aussi du rosé et des vins pétillants très appréciés à l’apéritif. L’un d’eux, produit par Sula fait d’ailleurs un tabac aux États-Unis. Les vins sont en général fruités et doux. Les Indiens les préfèrent ainsi : ils viennent adoucir la cuisine très épicée. Les vins tanniques sont écartés au profit de vins faciles à boire. « Les vins avec un peu de sucrosité sont la porte d’entrée au vin car ils sont plus faciles à goûter. Mais le sec est de plus en plus apprécié », explique Grégoire Verdin, le directeur marketing et communication de Sula. Les gammes sont donc de plus en plus étendues. Pas moins de trente-neuf étiquettes pour Sula et dix-sept pour York, la propriété voisine acquise par la première il y a deux ans. Pas d’assemblages pour le moment, mais des vins de cépage. Au nom de celui-ci, souvent mentionné sur les étiquettes, s’ajoute des niveaux de qualité. Comme les vins ne sont pas destinés à vieillir de longues années, les bouteilles sont capsulées à vis. Aujourd’hui nouvelle force de l’Inde, sa jeune population affiche une moyenne d’âge de 28 ans (contre 38 ans aux états-Unis et 37 ans en Chine). L’internationalisation, le web et les réseaux sociaux lui ont ouvert grand les yeux sur le monde. C’est elle qui consomme du vin. Comme la classe moyenne, installée dans les grandes villes, qui grandit. Élément festif et marqueur social, le vin est consommé avant les repas. Beaucoup d’écoles enseignent désormais la dégustation et l’histoire du vin. Elles ne désemplissent pas. Les femmes jouent un rôle prédominant dans cette croissance exponentielle. Si boire des alcools forts leur était autrefois interdit, elles peuvent aujourd’hui s’afficher avec un verre de vin. Certaines étiquettes et autres éléments de communications sont d’ailleurs stratégiquement créés pour les attirer.

Les noms du vin indien

Production de plus en plus qualitative, innovation, créativité, moyens financiers très conséquents, marché en progrès, art de vivre, l’Inde a des allures d’eldorado. Certains y ont déjà bâti leur nouveau monde et un succès. C’est le cas des trois producteurs que nous avons rencontrés.

Grover Zampa, les origines
C’est aujourd’hui quatre vignobles dont celui de Nashik, au bord d’un lac avec vue sur les montagnes. Quatre variétés de cépages, dont l’unique tempranillo indien, sont plantées sur des pentes abruptes et 380 tonnes de grappes sont récoltées chaque année avant d’être vinifiées dans des cuves en inox, des œufs ou des barriques en chêne. Les shiraz passent six à huit mois en barriques anciennes afin de leur donner un style français. Plusieurs gammes de blancs, rouges, rosés et pétillants existent aussi pour satisfaire tout le monde. Des collaborations avec des artistes locaux permettent aux étiquettes de se démarquer dans les linéaires. Depuis 2018, la société a changé de main. Un groupe d’investisseurs français en est devenu propriétaire avec des ambitions de qualité et de quantité. L’idée est de doubler la production, cinq millions de bouteilles aujourd’hui, et de développer le fameux art de vivre français autour du vin et de l’œnotourisme. Un hôtel de luxe devrait bientôt voir le jour.

Sula, la locomotive
12 millions de bouteilles par an, 1 134 hectares dont 230 plantés rien qu’en 2023, les chiffres de Sula font tourner la tête. Pas celle des investisseurs séduits par le projet. Sula a été introduit en bourse en décembre 2022. Le domaine s’est donné une mission cruciale : éduquer les Indiens au vin. Par le biais d’une école créée par une ancienne employée, il organise une trentaine de sessions par an de formation au concours WSET à destination des particuliers et des sommeliers. S’ajoute à cette école une force commerciale constamment sur les routes, accompagnée d’ambassadeurs qui vont à la rencontre des acheteurs pour leur apprendre le vin. Rajeev Samant, son fondateur, avait aussi à cœur de développer l’œnotourisme. Il a vu les choses en grand : hôtel magnifique au milieu des vignes, plusieurs restaurants, cours de dégustations, boutiques et visites du domaine, etc. Le Français Grégoire Verdin, directeur marketing et communication de Sula résume en toute franchise : « L’Inde a cette chance de pouvoir casser les codes et la rigidité parfois associée au monde du vin, dans ses choix de terroirs, de méthodes de production, de communication. Nous créons notre propre art de vivre ».

Vallonné, l’holistique
Shailendra Pai a fait ses armes dans le business du vin effervescent et a toujours rêvé d’avoir son vignoble. En 2006, il jette son dévolu sur un endroit magnifique au bord de l’eau. Les premières vignes – du sauvignon blanc – y sont plantées en 2007. Deux ans plus tard, il ajoute du merlot et du cabernet-sauvignon. Puis viennent la syrah, le chenin blanc, le riesling et le viognier. Aujourd’hui rejoint par ses deux enfants, il est fier de produire blancs, rouges et rosés sur deux hectares en propre, auxquels s’ajoutent 3,5 hectares en fermage. Vallonné a des ambitions, innover, expérimenter, et produire le petrus local. « Ici, c’est la qualité et le style qui priment. Nous nous adressons aux palais experts. Notre ambition est de rester petits mais d’être les meilleurs », explique le winemaker, Sanket Gawand, qui a fait ses classes en Italie et en France. « Dans nos vignobles 100 % bio, le seul secret d’une bonne vinification est un raisin de bonne qualité. » La fierté du domaine Vallonné, c’est son vin de dessert. Inédite en Inde, la technique du passerillage qui consiste à faire dessécher les grappes au bout d’un fil est utilisée ici depuis quelques années. Pas moins de 150 personnes sont nécessaires pour mener cette opération délicate. La grappe se déshydrate lentement et acquiert ainsi une concentration maximale de ses sucres et de ses arômes, tout en gardant une belle acidité. Les baies sont ensuite pressées et leur jus (rare) est vinifié en barriques. Le domaine en produit 900 bouteilles. Jusqu’ici, il le faisait avec du chenin blanc. Cette année, la syrah est au banc d’essai. Doté d’une vue à couper le souffle, l’endroit accueille un restaurant, quatre chambres et une boutique.