Accueil Blog Page 9

La passion selon Luc


Retrouvez cet article  dans En Magnum #38. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Les contes de fées doivent exister, et l’histoire de Jodie et Luc Morlet le démontre à coup sûr. D’ailleurs, les vins que ce couple franco-américain élabore sur de petites parcelles tant en Napa Valley que dans le comté de Sonoma portent – en français sur l’étiquette – des noms de contes de fée. Ma Douce, Ma Princesse, Joli Cœur, Billet Doux et pas mal d’autres, voici autant de cuvées qui associent au romantisme de leur patronyme une intensité et une profondeur particulièrement épatantes. Au début de l’histoire, il y a une famille champenoise installée à Avenay-Val-d’Or, village vigneron de la montagne de Reims, au nord de Aÿ. Le père de Luc y produit des champagnes et, depuis sa plus tendre enfance, Luc n’a jamais pensé faire autre chose que vigneron. Après de solides études d’œnologie à Reims, de viticulture à Avize et de wine business à Dijon, les hasards familiaux amènent Luc à venir chercher à Orly une jeune américaine qui vient passer quelques semaines en France. La rencontre devient vite un coup de foudre (une cuvée qui n’existe pourtant pas encore dans la gamme actuelle) et Jodie et Luc ne se quitteront plus. De la Champagne, Luc émigre en Médoc (à Dauzac), puis vers la Californie et travaille rapidement dans plusieurs wineries de la Napa comme assistant, puis winemaker principal. Il apprend son métier, peaufine son style et se coule avec délectation dans cet univers fait de success stories et de travail acharné. Quittant le winemaking pour une activité de consultant, en particulier pour la célèbre Peter Michael Winery, Luc crée Morlet Vineyards avec Jodie en 2006. Il définit immédiatement son credo, travailler des petites parcelles soigneusement sélectionnées (il parle de « viticulture manucure »), les vinifier classiquement, avec en particulier un travail d’élevage à la fois ambitieux et hyper séduisant, et développer un artisanat créatif. Les Morlet achètent progressivement des terres, mais en louent également d’autres, dans différents secteurs de la Napa comme de la Sonoma. Les petites parcelles de vignes sont effectivement cultivées comme des jardins et Luc Morlet s’intéresse de près à la façon dont les grands cépages classiques répondent à des terroirs bien différenciés. Sa gamme est ainsi très large, explorant pinots et chardonnays, mais aussi sémillon en Sonoma, cabernet-sauvignon mais aussi franc en Napa. À St. Helena, nous avons parcouru avec Jodie et lui une bonne partie de leur production, sur plusieurs millésimes et en mini verticale pour le dernier chapitre de leur conte de fée californien, la très brillante cuvée Cœur de Vallée.

Le cœur des Morlet
Cœur de Vallée porte bien son nom : la parcelle de dix hectares s’étend à la sortie d’Oakville en longueur de la Highway 29, qui borde le flanc ouest de la Napa Valley, de Napa à Calistoga, jusqu’à la rivière To Kalon Creek, sur le flanc est. Toutes les propriétés historiques de Napa sont voisines et les Morlet ont pris tous les risques pour acquérir ce qui est devenu aussi leur cœur de propriété. Dès le début repérée comme une étoile montante, la cuvée qui en est issue est aujourd’hui consacrée, la seule de la production de Luc et Jodie qui soit distribuée hors des États-Unis par la place de Bordeaux. « Nous avons acquis dix hectares en une seule parcelle. Ce qui est incroyable, c’est que cette terre appartenait autrefois aux héritiers d’un empire de la bière. Ils ont rencontré des difficultés avec cette propriété et ont fini par l’abandonner. Elle est restée en jachère pendant 45 ans, jusqu’à ce que nous la reprenions, ce qui nous a aidés sur deux plans. D’abord, le prix était plus bas, et ensuite, d’un point de vue technique, les populations de nématodes étaient parmi les plus faibles de la région. » Les professionnels européens qui découvrent la Napa sont toujours un peu sceptiques sur la capacité de ce fond de vallée, plat et couvert de sédiments et de poussière volcanique, à produire des vins illustres et chers. On l’est encore plus devant ces vignes si jeunes de cabernet sauvignon et franc. Pourtant, tous les millésimes impressionnent par leur sève. Luc Morlet s’en explique. « Ce sont des sols drainants et peu vigoureux, évitant ainsi le stress excessif que l’on peut rencontrer dans les hauteurs des côtes. Par ailleurs, il ne faut pas non plus tomber dans le piège des sols trop fertiles, qui entraînent dilution et rendements excessifs, privant ainsi les vins de leur expression et de leur personnalité. L’enjeu est donc de trouver le juste milieu. Mais sur d’autres terroirs, je n’ai jamais observé autant d’expressions aussi marquées du millésime que jusqu’à présent. Est-ce que c’est lié au site en lui-même ? Ou bien au fait que ce soient encore de jeunes vignes ? Je ne saurais dire pour l’instant, l’avenir nous le révélera. »

En Napa comme en Sonoma, certaines parcelles sont cultivées comme des jardins.

La dégustation, par Luc Morlet et Thierry Desseauve

Les vins de Sonoma County

Ma Douce 2020, Chardonnay, Fort Ross-Seaview
L. M. : « Le nom est d’abord un hommage à mon épouse, mais il vient aussi de la “douce brise”, une référence à l’influence maritime de la région. En choisissant un vignoble si proche de l’océan, je pensais initialement produire un chardonnay plutôt austère, marqué par des notes iodées ou salines. Cependant, j’ai sous-estimé l’altitude. Situé au-dessus de la couche de brouillard, le vignoble bénéficie de températures plus douces la nuit et tôt le matin, ce qui contraste avec la chaleur plus marquée des terres intérieures. Ainsi, notre chardonnay, cultivé à 400 mètres d’altitude, reste toujours d’une grande délicatesse, sans jamais être austère. Le vignoble est en location et nous travaillons chaque parcelle avec soin, contrôlant chaque étape de la culture. Beaucoup pensent que la seule décision importante est celle des vendanges, mais il y a aussi la fumure, la façon dont on taille, les ébourgeonnages et le travail dans le détail. Le terme anglais “gentle hand” reflète notre approche : une intervention discrète, privilégiant la gravité pour le traitement du vin. Nous utilisons des levures indigènes, même si, au fil du temps, certaines peuvent se sélectionner naturellement dans les chais. Notre objectif est de respecter cette diversité en accompagnant le vin durant les quatorze mois de fermentation et d’élevage, exclusivement en fûts français. »

Un chardonnay d’une grande douceur, sans la moindre trace de mollesse. L’ensemble est élégant, droit, jouant avec subtilité sur des notes florales et des touches de zeste d’orange, relevé en finale par une harmonie saline bienvenue. Gourmand, profond et onctueux, délicat et velouté.
93/100

Coup de Cœur 2020, Chardonnay, Sonoma Coast
L. M. : « Il s’agit d’une sélection de l’ensemble de notre production de chardonnay. Nous avons un autre vignoble, Ma Princesse, qui fournit généralement la majorité des lots, bien que certains proviennent également de Ma Douce. C’est rarement du 50-50, cela varie selon les millésimes. Coup de Cœur se veut une sorte d’idéal. On met moins l’accent sur les expressions du terroir et davantage sur l’expression du millésime. C’est ce que l’on appelle en anglais “seamless”, c’est-à-dire sans couture. C’est un critère qualitatif important lors de la sélection des fûts. L’autre critère, c’est la capacité des vins à vieillir et à devenir encore plus complexes avec le temps. »

Profond, onctueux, brillamment construit, ample et grande fraîcheur. La longueur en bouche associe générosité et onctuosité, avec une superbe persistance aromatique sur le floral et la minéralité.
95/100

Coteaux Nobles 2020, Pinot Noir, Fort Ross-Seaview
L. M. : « Coteaux Nobles est un clin d’œil au nom de famille du propriétaire de la parcelle Nobles. L’important, c’est d’obtenir des composés volatils pour allonger le vin, lui donner de la profondeur et faire émerger ces notes aiguës qui, avec le temps, se bonifieront. En tant que vinificateur, je cherche à éviter les arômes trop marqués de fraise, privilégiant plutôt ceux de cerise, de griotte ou même de cerise sauvage. »

Généreux et remarquablement équilibré, longueur profonde et subtile, aux notes florales et à la délicatesse fruitée de griotte, terminant sur une magnifique impression associant intensité et onctuosité. Les pinots noirs de Luc Morlet sont particulièrement séducteurs.
95/100

Joli Cœur 2020, Pinot Noir, Fort Ross-Seaview
L. M. : « Nous faisons tout pour contrôler la température des raisins, c’est pourquoi nous vendangeons la nuit et utilisons des camions réfrigérés. Nos raisins arrivent donc à une température de 10 à 12 degrés, puis nous effectuons un tri minutieux, baie par baie, grappe par grappe. Tout cela se fait en énergie passive, à l’ancienne. Les courbes de fermentation font partie intégrante du millésime. Concernant la fermentation, il y a toujours une phase de latence au départ, qui dure entre quatre et sept jours. Nous commençons à basse température, d’où ce délai. Après cette phase, la fermentation se poursuit pendant quinze jours, suivie de macérations de vingt et un jours, soit environ une semaine de plus que nos amis bourguignons. »

Cette sélection parcellaire des Coteaux Nobles apporte un surcroît de précision sur le plan aromatique, associant à la griotte une superbe minéralité marquée par le graphite, mais aussi sur l’impression en bouche : finesse et longueur, harmonie onctueuse, délicatesse pure, allonge subtile et immense persistance fruitée. Une merveille.
97/100

La Proportion Dorée 2012, Sémillon, Sonoma County
L. M. : « Personnellement, j’adore le sémillon. Il peut sembler un peu discret au début, quand il est jeune, mais c’est lui qui apporte le poids et la texture en milieu de bouche, ce que je recherche. Et bien sûr, il est reconnu pour sa longévité. C’est amusant de voir que c’est devenu tendance aujourd’hui, alors que nous avons commencé à produire nos premiers vins en 2006. »

Dans ce millésime, l’assemblage se compose de sémillon (71 %), sauvignon (28 %) et muscadelle (1 %). Ample en attaque, harmonieux et profond en bouche grâce à une tension fraîche permanente et intense. Belles notes de miel et de cire d’abeille, relevées
par des nuances toniques de zeste d’agrumes.
95/100

Mon Chevalier 2012, Cabernet Sauvignon, Knights Valley
L. M. : « Le premier vignoble que nous avons développé s’appelle Mon Chevalier. Il est basé sur les cinq cépages bordelais, avec une nette majorité de cabernet-sauvignon. Ce vignoble se trouve dans le comté de Sonoma, mais dans sa partie la plus chaude. La plupart du temps, c’est le dernier que nous vendangeons. »

Tonique, la cuvée s’intègre dans la gamme où les autres vins sont plus orientés sur l’onctuosité et la gourmandise. Ici, on retrouve une énergie qui apporte une belle dynamique à l’ensemble. Le vin est droit, épicé, développant un grand fruit expressif avec une longueur acidulée. C’est très original et intense, ultra tonique.
98/100

Les vins de Napa Valley

Morlet Estate 2012, Cabernet Sauvignon, St. Helena
L. M. : « C’est un vin qui combine un style à la fois classique et hédoniste, avec 100 % de cabernet-sauvignon. Ce qui est intéressant, c’est qu’il provient de trois micro-terroirs distincts. Le sol est similaire à celui de Cœur de Vallée, avec une base alluviale recouverte de cendres volcaniques et d’argiles. J’ai appelé ce vin Morlet Estate parce qu’il représente notre maison, là où nous vivons ».

Charmeur et profond, c’est un cabernet-sauvignon riche, aux notes de mûres et de cerises noires. Généreux, intense, fruité, onctueux et profond, il développe un corps remarquablement savoureux, marqué par la fraîcheur du fruit.
96/100

Passionnément 2012, Cabernet Sauvignon, Oakville
L. M. : « Nous avons la liberté de sélectionner les meilleurs fûts parmi nos trois propriétés, puisqu’il s’agit d’un cabernet-sauvignon à 100 %. Bien sûr, il est principalement basé sur le domaine Cœur de Vallée, qui est le plus vaste, mais nous avons également des fûts de Morlet Estate et de Mon Chevalier. Et surtout, je l’ai baptisé Passionnément en hommage à mon épouse. Le maître mot de ce vin, c’est l’harmonie. Il s’agit de créer une union parfaite entre les trois vignobles. Pour moi, c’est l’accomplissement total. »

Parmi les vins de Luc Morlet, peut-être le cabernet-sauvignon le plus typiquement californien, par sa richesse et son élevage flamboyant. Gras et riche, gourmand et hédoniste, il exprime dans toutes ses facettes un fruit intense. Les tannins sont enrobés et la fraîcheur toujours là.
97/100

Force Tranquille 2019, Cabernet Franc, Oakville
L. M. : « La composition des cépages est inverse, 85 % de cabernet franc et 15 % de cabernet-sauvignon. Avec le franc, la fenêtre de vendange n’est pas très large. Il faut rester attentif, car on ne peut pas se permettre de laisser le raisin trop mûrir. Si c’est le cas, c’est terminé. Pour le cabernet-sauvignon, au contraire, si la maturité n’est pas atteinte, cela pose un gros problème, car on obtient des notes de poivron. Il faut donc saisir l’instant parfait, c’est un travail de précision. Force Tranquille possède un côté légèrement sauvage, avec des notes de viande et de cuir frais. »

Le cabernet franc est encore rare en Napa, mais il a produit un vin magnifique, d’une impressionnante perfection tant il associe à un fruité brillant, poivré et finement épicé, une tonicité hors norme. Force qui va, ce vin précis et sauvage développe de manière assez inoubliable vigueur et intensité.
98/100

Cœur de Vallée, Cabernet Sauvignon, Oakville

2018
Le millésime 2018 est plutôt classique, avec beaucoup d’énergie, ce qui correspond bien
à une vigne jeune. On est séduit par l’allonge onctueuse et l’énergie du vin.
95/100

2019
Grand vin profond, structuré par des tannins très soyeux et d’un ensemble vraiment harmonieux. Dès le premier coup de nez, le vin révèle une grande complexité. En bouche,
il y a une impressionnante générosité, une profondeur onctueuse, une allonge séveuse et mûre, riche en expression de fruit.
98/100

2020
Ce millésime, hélas mémorable en Californie pour avoir été celui du grand incendie qui
a failli engloutir les flancs nord de la vallée, a été ici récolté avant les départs de feu.
Il offre une rondeur et une douceur de tannins séduisantes, avec beaucoup d’onctuosité et d’intensité, une richesse enveloppante et une aromatique très persistante.
99/100

2021
Le millésime se distingue par une dimension nouvelle, moins enrobée, plus subtile. La palette aromatique séduit par ses fins épices et sa fraîcheur florale et fruitée.
La longueur est tonique et délicate, l’ensemble ouvre une nouvelle facette,
ultra élégante, du cru.
98/100

 

 

La mort du terroir


Retrouvez cet article  dans En Magnum #38. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Le contexte actuel de déconsommation du vin impliquera peut-être bientôt d’abandonner le concept de terroir, tout au moins de le reléguer au second plan. Rien de plus normal, le consommateur d’aujourd’hui, trop sollicité pour réussir à faire preuve de ténacité dans l’apprentissage d’un savoir accessoire, semble s’être lassé de ressentir la frustration quelque peu humiliante de ne rien comprendre au vin faute d’avoir reçu l’enseignement qui lui permettrait de vivre les émotions qu’on ne cesse de lui promettre. On ne peut pas lui reprocher la demande qu’il formule que tout soit plus simple. Il faut dire qu’en dehors de la sphère privée, et malgré le travail réalisé par quelques formations spécialisées, rares sont les occasions d’acquérir des connaissances sur le vin. Et celles-ci représentent un ensemble de savoirs tellement dense que se lancer dans cette initiation, souvent par ses propres moyens, a de quoi décourager une génération à qui notre société réclame de savoir tout faire dans l’immédiateté de l’urgence. Certes, un travail régulier de dégustation (modérée) finit par former le goût personnel, en le limitant cependant aux frontières de son propre jugement. Mais comprendre ce qui fait la qualité d’un vin par rapport à un autre est une faculté terriblement difficile à acquérir et encore plus à partager.
Cela tient sans doute au fait que la recherche de la qualité, voie choisie par la plupart des producteurs de vin au cours des cinquante dernières années, s’est structurée autour de la notion de terroir, concept passionnant mais particulièrement abscons pour celui à qui on ne l’a pas expliqué. À mesure que la qualité des vins s’améliorait en France comme dans le monde, aidée par le développement des connaissances agronomiques et œnologiques, se revendiquer d’un terroir spécifique et inégalable est devenu pour les producteurs un gage de reconnaissance du bien-fondé de leurs pratiques. Cette reconnaissance, d’abord par les vignerons eux-mêmes, puis de manière légale via l’institut national des appellations d’origine, a contribué à donner aux consommateurs une grille d’évaluation du vin de qualité sur laquelle se fonder pour émettre jugement gustatif, plus argumenté que le binaire j’aime-j’aime pas. Pour citer l’œnologue et biologiste Jacques Puisais, ce vin que j’apprécie a-t-il la « gueule de l’endroit » ? En respecte-t-il la géologie, la topographie, le climat ? Et le vigneron, que fait-il pour sa terre, pour sa vigne ? Et dans sa cave, est-il fidèle à ce terroir ? Autant de questions qui ont permis, petit à petit, d’établir un référentiel de choses à faire permettant à l’amateur de s’y retrouver et de hiérarchiser son goût du vin.
Ainsi, de manière grandiose, l’avènement du concept du terroir a permis au vin de devenir un produit culturel encore plus fort tout en donnant à ceux qui s’y intéressaient de près des clefs de lecture neuves pour le comprendre et se l’approprier. Mais le recours de plus en plus systématique à ce concept de terroir a aussi eu pour effet de creuser un fossé entre ceux à qui il fut enseigné et ceux qu’on préféra laisser dans l’ignorance, en particulier les classes moyennes ou défavorisées, en particulier les femmes. Cette culture du vin de terroir contribua aussi à créer et à imposer une barrière de la langue, dressée par un vocabulaire technique, voire scientifique dans certains pays anglo-saxons, difficile à dompter. L’émergence d’une culture savante du vin a permis à l’humanité, en l’espace d’un siècle, d’améliorer l’élaboration d’une boisson qu’elle consomme depuis des millénaires jusqu’à la maîtrise qu’on lui connaît aujourd’hui. Mais en même temps, et de manière assez soudaine, cette même culture savante a rationalisé le plaisir que l’humanité recherche depuis qu’elle consomme du vin. Au regard de l’état de la consommation de vin dans le monde, certains regretteront l’intellectualisation de ce plaisir. Je préfère penser que la construction d’une culture solide préserve la civilisation de la vigne et du vin plutôt qu’elle ne la détruit.
La tentation de déconstruire cette culture, considérée par certains comme un frein à la consommation, est sans doute l’un des sujets les plus préoccupants pour la filière internationale du vin. Hélas, il y a fort à parier que l’absence de pédagogie autour du vin, imposée par des politiques de santé publique rigides dans un monde où l’agilité est une qualité reine, mène cette filière sur un terrain glissant et dangereux. Certains s’y aventurent d’ailleurs déjà en suivant la forme de contre-culture proposée par le mouvement des vins nature pour lesquels, souvent, une décision humaine lors de la vinification relègue au second plan le goût et la culture propres à chaque terroir. Ou encore en suivant la piste proposée par les vins sans alcool, négation absolue du vin de terroir par définition. Cette « déconstruction culturelle » aura peut-être le mérite de laisser la possibilité aux futurs consommateurs d’interpréter le vin comme bon leur semble, avec leurs mots, leurs expériences du goût, leurs attentes en matière d’émotion. Sans craindre d’ignorer s’il est ou non représentatif de son terroir, mais avec une tolérance regrettable vis-à-vis de certains défauts gustatifs.
Il y a vraisemblablement plus de résultats à attendre en menant dès à présent un travail colossal de pédagogie – et non de promotion ou d’incitation à la consommation, comme certains confusionnistes aiment à le faire croire – avec le concours des collectivités locales, par l’intermédiaire de structures associatives ou entrepreneuriales, afin d’enseigner cette culture de la vigne et du vin qui se transmet entre les Hommes depuis la nuit des temps.

La naissance de l’unique

Photo : Leif Carlsson

Retrouvez cet article dans En Magnum #38. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Dans le monde du vin de qualité, deux philosophies s’affrontent ou se complètent selon les époques. Celle de l’expression d’un lieu-dit précis, comme en Bourgogne, ou bien celle de l’assemblage de plusieurs lieux-dits, cépages, comme à Bordeaux ou même de plusieurs millésimes, comme en Champagne. Pour des raisons qu’il faudra un jour expliquer, le modèle bourguignon passe aujourd’hui pour le plus authentique auprès d’une nouvelle génération d’amateurs ou de prescripteurs. On en voit les effets auprès de nombreux jeunes producteurs champenois indépendants qui multiplient les cuvées dites parcellaires pour le plus grand plaisir des sommeliers et des prescripteurs de leur génération. Mais, un peu à contre-courant, j’aimerais ici rappeler pourquoi le vin de Champagne n’y a pas grand-chose à gagner et beaucoup à perdre. Depuis la naissance de sa forme actuelle, née dès la fin du XVIIIe siècle d’une seconde fermentation en bouteille, il a profité d’une longue tradition agricole qui compensait une maturation difficile du raisin en jouant sur la diversité de plusieurs cépages, au cycle végétatif décalé. On évitait ainsi les risques de gel précoce par les petits décalages entre les pinots noirs ou meuniers, les chardonnays, les mesliers, les arbanes, les pinots blancs et le jadis fameux fromenteau, aujourd’hui mystérieusement disparu. L’allongement du temps d’élevage sur pointe, rendu obligatoire par la seconde fermentation, a vite donné l’idée d’assembler deux ou plusieurs millésimes complémentaires par leur acidité, leur caractère aromatique, leur teneur naturelle en sucre, pour homogénéiser d’une année sur l’autre la qualité du vin et le style recherché par le producteur. Et quand le succès commercial planétaire a largement alimenté l’augmentation des volumes à vendre, l’assemblage de nombreuses provenances a non seulement répondu heureusement à ce besoin, mais a produit des vins encore plus complexes et nuancés, tous expressions d’un sol unique malgré ses micro-diversités, avec un caractère minéral et élancé parfait pour satisfaire la soif comme la table.

Les limites de la multiplicité
L’intelligence commerciale et le bon sens avaient donné naissance à un vin qui définissait lui-même sa spécificité, et était perçu comme tel. La multiplicité inévitable des marques et de leurs styles, la variabilité tout aussi inévitable des qualités, des prix, des talents, n’ont rien abîmé de l’unité donnée par une appellation d’origine commune. Je connais bien des vignobles qui regrettent aujourd’hui d’avoir manqué cette opportunité dans les années 1930 et de s’être complus dans la multiplication des noms d’appellation. Au rebours, la tentation inverse de multiplier les cuvées parcellaires se heurte d’abord au fait que peu de parcelles peuvent donner d’un an sur l’autre un vin complet. La nature est tout sauf démocratique et tous les producteurs savent que, même dans les villages les plus prestigieux, classés grand cru ou premier cru, il y a de telles différences de sol, d’exposition, d’âge des vignes et de qualités que rares sont les parcelles dignes d’être individualisées. Inversement, même des villages moins reconnus peuvent posséder des parcelles très qualitatives qui justifieraient d’être vinifiées individuellement. Mais dans chacun de ces cas, les volumes produits sont forcément minimes et l’accès à ce type de vin limité par leur rareté et les prix élevés et spéculatifs qu’elle entraîne. Ajoutons que pour le produit « champagne », le producteur individuel et indépendant est considéré par le public, tout comme les maisons, comme une marque. La multiplicité des marques, et des cuvées, comme l’entretien de leur notoriété, parfois fort courte – le héros du jour étant rarement le héros de toujours – conduisent inévitablement au zapping des consommateurs et des distributeurs. Seul le prix devient un critère de sélection, ce qui favorise les petits prix et la médiocrité standardisée des vins.
Au contraire, l’assemblage nourrit d’abord la créativité chez l’assembleur, qui peut affirmer sa vision et son style, puis l’adaptabilité de son vin aux désirs parfois contradictoires des différents publics. Le souhait d’un vin léger et apéritif, ou plus corsé et gastronomique, tantôt adapté aux produits de la mer, ou à ceux de la terre. Le recours aux différents cépages et la multiplicité des origines, la diversité selon les cuvées des techniques de pressurage, de vinification, des formes et des durées d’élevage, la modulation du dosage, tout aboutit à augmenter la séduction du produit en tenant compte des évolutions des goûts et de la consommation, sans rien changer aux fondamentaux qui le rendent unique. Enfin, la survie de la qualité et de l’attractivité de tous nos vins dépendra aussi de leur faculté de s’adapter aux profonds changements climatiques que nous connaissons. Un peu partout on cherche à diversifier les encépagements traditionnels que l’on juge de plus en plus inadaptés. On recherche des variétés plus résistantes à des périodes plus pluvieuses, plus chaudes, plus violentes et plus décalées. On les recherche dans le patrimoine mondial de la famille noble des vitis vinifera. On essaie des hybridations qui rendraient les raisins moins sensibles aux ravages des diverses maladies et dangers qui diminuent le volume des récoltes et la qualité finale du raisin. On cherche à modifier les densités de plantation, les palissages et les tailles. On entre ainsi dans l’inconnu en matière de maintien de l’expression des terroirs et de la saveur finale des vins issus de ces changements, de leur réputation mondiale, de la réaction d’un public qui aura perdu ses marques et, hélas, ses habitudes de consommation. L’assemblage des millésimes deviendrait au contraire une façon encore plus adroite et indispensable de construire avec le minimum de changement un vin équilibré en alcool, en acidité, tout en maintenant sa capacité, particulièrement pour le champagne, à se complexifier considérablement avec le temps, d’abord sur ses lies, au sein de la bouteille individuelle où il a fermenté dans les caves champenoises, puis après dégorgement, dans les caves des consommateurs. Rappelons que les Champenois sont les derniers à commercialiser des vins âgés de dix ans ou plus, qui sont l’honneur de leurs vignes d’origine et du savoir-faire de ceux qui en maintiennent la production.