En 1982, il n’y a pas eu que le match France-Allemagne


Brève –et personnelle– histoire contemporaine du vin de France


 

Chapitre deux, où il est question de Bordeaux, de Jean-Michel Cazes, du millésime 1982 et de Michel Bettane

 

Certains précurseurs avaient compris, avant tout le monde, la nécessité de moderniser et de repenser cet univers si routinier. Je voudrais citer ici l’un des grands hommes de cette révolution, Jean-Michel Cazes qui, dès la fin des années soixante-dix dans son Château Lynch Bages à Pauillac, traça les grandes lignes de ce qui fit le succès des vins de Bordeaux au cours des trois décennies qui suivirent. Jeune cadre de la multinationale IBM, Jean-Michel était revenu dans la propriété familiale un peu contre son gré, à la demande expresse de son père et de son grand-père. Parlant parfaitement anglais, initié aux techniques de marketing, bon vivant, il fit de son Lynch-Bages un vin savoureux, profond, tôt prêt à boire, régulier d’un millésime à l’autre, car toujours produit à partir de raisins bien mûrs et élevés dans de bonnes barriques de chêne. Il se transforma en ambassadeur de la marque pour parcourir le monde et faire déguster son vin à d’innombrables prescripteurs célèbres ou non, plutôt que d’attendre le client dans son château.
Cet exemple fit des émules à Bordeaux. Si, au cours de l’été 1982, je faisais mon service militaire dans une caserne de l’est de la France, Michel Bettane, qui m’a ensuite souvent raconté cette période, passa lui l’été au cœur du Médoc, rencontrant un à un de jeunes vignerons qui s’enthousiasmaient d’un climat idéal, ensoleillé et sec, juste entrecoupé de rapides orages qui permettaient à la vigne de ne jamais souffrir du manque d’eau. Le mois de septembre, celui des vendanges, se déroula avec des conditions climatiques tout aussi idéales. Certains châteaux, pour éviter tout risque de pluies d’équinoxe, autour du 20 septembre, se précipitèrent pour récolter les raisins, avant qu’ils atteignent la maturité idéale.

A l’époque, beaucoup de vignerons pensaient qu’une bonne acidité était indispensable à la capacité de garde d’un vin. On récoltait donc tôt des raisins pas très mûrs mais avec une forte acidité. Le résultat donnait invariablement des vins aux tanins verts et âpres, manquant de chair et de plaisir, mais les spécialistes nous disaient « attendez-le une bonne dizaine d’années, il va se faire… » (2). Beaucoup d’autres attendirent, et récoltèrent des raisins bien mûrs, mais d’une acidité beaucoup plus basse qu’habituellement. Quand Bettane revint déguster les vins tout juste vinifiés, il s’enthousiasma immédiatement pour ces jus savoureux et gourmands, aux arômes de fruits rouges éclatant de santé et reçu en retour les critiques de nombreux courtiers, négociants ou spécialistes français et surtout britanniques qui étaient persuadés, du haut de leur expérience du métier, que ces vins à basse acidité ne tiendraient pas. Michel tint bon et en parla à un jeune critique américain, né comme lui dans l’Etat du Maryland, Robert Parker. Tous deux expliquèrent avec fougue leur avis dans les revues confidentielles dans lesquels ils écrivaient, mais si les cavistes Français de l’époque se souciaient peu de l’avis d’un jeune inconnu parisien (comme tous les français, même les plus ignares, ils pensaient tout savoir du vin), quelques-uns aux USA suivirent l’avis de Parker et gagnèrent grâce à lui beaucoup d’argent, tant ce millésime était bon. Il est toujours en pleine forme aujourd’hui et je souhaite à tous nos lecteurs d’avoir la chance de déguster un jour Latour 1982.

(2)Quelques années plus tard, j’ai eu l’occasion de comprendre à quel point cette phrase était fausse : j’avais acheté des cornas 1983 d’un producteur à l’époque réputé – Voge – dont on m’avait précisément dit « ne les ouvrez pas avant dix ans ». Au bout de deux ans, impatient, je débouche une bouteille : une syrah raide et végétale, avec un goût de bourgeon de cassis prononcé. J’oublie les vins. Dix ans plus tard, je retente ma chance : toujours raide, végétal, seul le cassis avait été remplacé par un arôme animal puissant. Je n’ai jamais pu finir la caisse. Et depuis, Voge et son successeur ont beaucoup progressé.
Crédits photo d’ouverture : AFP

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