Château Batailley 1881-2010, l'incroyable verticale

Un beau plateau graveleux entre Pauillac et Saint-Laurent-Médoc a sans doute été le théâtre d’affrontements entre Anglais et Français pendant la guerre de Cent Ans, sur des terres qui n’étaient probablement pas plantées de vignes connues, ce qui a naturellement donné son nom au lieu-dit. Les vignes furent plutôt plantées au XVIIe siècle et ont acquis progressivement après 1800 une notoriété telle que le vignoble fut classé cinquième cru en 1855. Depuis les années 1920, il est intimement lié à la famille Borie, d’origine corrézienne, unie par mariages successifs à une autre famille corrézienne, les Castéjà. Un important patrimoine foncier s’est ainsi ajouté à des activités prospères de négoce, avec en particulier les firmes Borie-Manoux, Joanne et, désormais, Mähler-Besse. Francis Borie achète Ducru-Beaucaillou en 1941, vingt ans après que son père Eugène et son oncle Émile ont acheté Batailley. Jean-Eugène, fils de Francis, achètera Grand-Puy-Lacoste en 1978. Une succession Borie-Castéja entraîne la division de Batailley en deux fractions. La plus grande revient à Émile Castéja et forme le château Batailley actuel et la plus petite, située autour d’une tour surmontée d’une Vierge foulant le diable, sous forme d’aspic, constitue Château Haut-Batailley. Il est dirigé par François-Xavier Borie, le neveu de la propriétaire, Madame des Brest-Borie. Philippe Castéja, président de l’association des crus classés de 1855, a pris le relais de son père Émile à la direction de Batailley et ne cesse de perfectionner une viticulture et une vinification qui étaient déjà de qualité. Notons le rôle majeur du regretté Denis Dubourdieu dans le renouveau de Batailley. Pour montrer la continuité du travail accompli par sa famille, Philippe Castéja (photo) a organisé au printemps, à l’ouverture des primeurs 2015, une dégustation remarquablement ordonnée où il a présenté douze millésimes allant de 2003 à 1881. Le plus ancien, on le verra, était loin d’être le moins éblouissant. Je ne note aucun vin, les millésimes anciens interdisant toute utilisation d’une échelle de notes commune avec les vins récents.

2010
Grande robe, vin complet, puissant, harmonieux, remarquablement vinifié et élevé, au tout début d’une glorieuse carrière. Mais, et c’est le propre des vins de notre temps, bien décanté comme il l’a été, il est loin d’être rugueux ou inapprochable, la maturité du raisin et la finesse de l’extraction donnant à la texture et aux sensations tactiles beaucoup d’attractivité immédiate.

2005
Vin net, certainement élégant et très classique dans ses proportions, mais sans la longueur et la distinction du 2010 ni l’ampleur de texture du 2003. Il renforce le sentiment de sa puissance à l’aération, mais il n’est certainement pas prêt à boire.

2003
Année de canicule, parmi les plus précoces depuis 1855, mais pas vraiment pour le cœur du Médoc qui a vendangé ses cabernets après la mi-septembre et des pluies ayant en partie rééquilibré la qualité des raisins. À Batailley, la chair du vin est celle d’un grand millésime, avec une onctuosité crémeuse vraiment rare, mais le nez, tout en puissance, trahit quand même les effets de la canicule de juillet et août, avec des notes de prune et une pointe de cacao. Mais il n’y a aucune trace de saveur ranciotée indiquant un vieillissement prématuré et la persistance très importante du vin en bouche laisse penser qu’il n’a pas fini de nous étonner.

2000
Un vin droit et strict, mais un peu simple en comparaison avec de nombreux autres millésimes. Quelques nuances rappelant le fer ou le cuivre durcissent le fruit et la fin de bouche. Il donne le sentiment d’une autre époque de vinification.

1982
Année célèbre par son abondance, sa qualité et son incroyable succès commercial, qui a définitivement installé les grands vins de Bordeaux au sommet du marché international tout en propulsant un critique américain jusqu’alors inconnu, Robert Parker, brillant défenseur du millésime, un peu isolé au sein de professionnels qui ont eu le tort mortel de ne pas y croire. La robe est acajou, très caractéristique de vin trentenaire, le nez se développe avec une rare ampleur et harmonie sur des notes très racées de fleur, surgissant d’un arrière-plan plus animal et musqué, très sensuel. Le retour de bouche est très frais, sur le menthol et les infinies nuances qui sont le propre des grands terroirs de graves.

1961
Nez très puissant, mais curieusement marqué « poivron » pour un millésime légendaire réputé mûr et concentré. Une matière certainement riche, mais en fin de bouche un sentiment de relative simplicité. Le bouchon n’est peut-être pas parfait, sans qu’on puisse vraiment définir le défaut. Cela arrive suffisamment souvent avec les vieilles bouteilles pour mettre en garde les amateurs devant les prix extravagants que ces 1961 atteignent aujourd’hui.

1949 (en magnum)
Toute la double magie d’une bouteille parfaite de grand millésime arrivé à glorieuse maturité et d’un grand pauillac : merveilleuse texture, saveur ample, racée, de tabac et de cèdre, parfums irradiant littéralement le verre, longueur incroyable, sentiment de plénitude et de suspension du temps. Le type d’émotion qui vous attache à jamais à ces grands terroirs.

1945
Le vin n’est pas épais ou ultra dense comme cela arrive parfois avec ce millésime (peut-être quand il a été « aidé » par quelques potions pas du tout magiques), avec un soupçon de senteurs de vieille cave (le mystérieux goût de presbytère) et une acidité encore assez pointue, à l’opposé de la divine harmonie du 1949. Mais il y a naturellement d’immenses qualités de complexité dans le soutien du tannin.
1929
Un peu de trouble dans la robe vieil acajou, acidité totale ou sentiment d’acidité bien supérieur à ce à quoi nous sommes habitués, mais qui n’est pas incompatible avec un sentiment de suavité et de moelleux, complètement absent du 1945, de la même famille que le 1949. Vin long, pas vraiment parfait, mais émouvant par ce qu’il nous dit, même de manière approximative, d’un très grand millésime.

1900
On passe volontiers sur quelques petits accrocs volatils au nez que nous ne permettons plus à nos millésimes modernes. Quelle splendeur de sève et quel raffinement de texture et de saveur. Un festival d’épices douces, de notes tertiaires s’enchaînant avec grâce l’une après l’autre, un tannin fondu, une finesse de saveur vraiment mémorable. Ce type de bouteille et d’émotion n’est pas oubliable et permet de comprendre la légende entourant le millésime.

1881
Le millésime n’a apparemment jamais eu de notoriété, appartenant aux années ravagées par le phylloxera. Michael Broadbent, qui a tout bu et tout noté dans son fameux livre de dégustation Vintage Wine, le juge vert, acide et de toute petite qualité. Mais Philippe Castéja, qui connaît la cave paternelle, a plus que bien fait de l’offrir en point d’orgue. La vérité étant dans le verre, le mien, et sans doute celui de mes voisins, ne pouvait que faire fondre de plaisir devant la délicatesse infinie du nez et ses notes florales qui pourraient donner des leçons au plus fin des pinots noirs et la grâce d’une bouche où alcool et tannin sont divinement harmonisés. On a le sentiment que le vin a perdu toute relation avec la terre pour danser dans les airs. Merveilleuse doyenne des Français, cette bouteille est d’autant plus attachante qu’elle se double d’une prodigieuse surprise.

À lire aussi