Ils font du vin malgré tout

Édouard Kosremelli et Fabrice Guiberteau mènent Château Kefraya vers l’excellence obligatoire. Pas simple dans une région à l’instabilité chronique.

Au Liban, nous souhaitons bénéficier du savoir-faire d’un œnologue français. Le pays n’a plus cette expertise depuis très longtemps », explique Édouard Kosremelli, directeur général de Château Kefraya depuis 2013. Les Libanais sont curieux et regardent ce que font les Français et se posent surtout la question : pourquoi le font-ils ?
Le Français Fabrice Guiberteau, lui, en est à sa vingt-cinquième vinification et ce long parcours est un atout pour la cave libanaise. Il est directeur technique et œnologue de Kefraya depuis onze ans. Pour Édouard Kosremelli, « plus on comprend le pourquoi de ce qui se fait ailleurs, plus on pourra se poser les bonnes questions et tirer profit de ces interrogations. On ne peut pas reproduire à l’identique les méthodes utilisées en France, mais il faudra les adapter aux spécificités du terroir et du climat libanais. »

Un parcours du combattant
L’arrivée au Liban de Fabrice Guiberteau est un concours de circonstances. Après Saint-Émilion, Cognac, cinq ans et demi au Maroc et une connaissance approfondie de la viticulture en climat aride, une opportunité à Kefraya est arrivée. En juillet 2006, Fabrice passe son entretien d’embauche par vidéo-conférence alors qu’Israël bombarde les infrastructures libanaises, y compris l’unique aéroport international basé à Beyrouth. Il reçoit donc les prélèvements de maturité par mail. « Le 16 août, dès que le cessez-le-feu a été mis en place, j’ai pris l’avion de Bordeaux à Paris, puis de Paris à Amman, en Jordanie, puis d’Amman à Damas, en Syrie. Rentrer au Liban par la route était l’unique moyen. J’ai donc fait cinq heures de route, dont trois à l’arrêt au poste-frontière de Kah dans la Bekaa. Je suis arrivé à Kefraya le 19 août à une heure et demie du matin au milieu de voitures calcinées et de démineurs en action. » Deux jours plus tard, il commence sa première vendange au Liban. Depuis son arrivée, tout a changé. Au début, il ne prend pas de risques. Petit à petit, il apprend à connaître le vignoble parcelle par parcelle et se rend rapidement compte que la situation de Kefraya est privilégiée.
Le domaine est situé dans la plaine de la Bekaa au pied du mont Liban et en face de l’Anti-Liban, deux chaînes de montagnes. Le vignoble, véritable mosaïque de terroirs, se situe entre 970 et 1 100 mètres d’altitude et bénéficie d’un grand écart de température entre le jour et la nuit, accompagné d’un ensoleillement important. Cette altitude permet d’éliminer la plupart des maladies liées à la vigne.
Aujourd’hui, une vraie sélection parcellaire est faite en amont. Les vins sont entonnés après une fermentation assurée en grande partie par des levures indigènes. La vinification se fait en barriques verticales. Le directeur technique fait partie des plus mauvais clients de produits œnologiques commercialisés au Liban : « À Kefraya, j’oublie ce que j’ai fait ailleurs et j’observe ma situation actuelle avec un domaine, un parcellaire, des terroirs, une climatologie, une approche et une signature. Je dois m’imprégner de l’ensemble de ces éléments et des paramètres qui les accompagnent. Cette approche, je la construis avec mon équipe au fur et à mesure », souligne Fabrice Guiberteau. Il y a désormais un style Kefraya, qui s’est imposé au fil des ans, incarné par des vins méditerranéens fins et agréables.

Daesh à 19 kilomètres
Pour Édouard Kosremelli, « grâce à l’expertise française, on peut faire du bon vin au Liban malgré tous les obstacles. » Aujourd’hui, le plus préoccupant est la montée de l’extrémisme musulman dans la région avec l’implantation de Daesh en Irak et en Syrie, à 19 kilomètres de Kefraya. « Il ne faut pas oublier qu’on fait du vin dans un pays majoritairement musulman et que le vin c’est “haram”, interdit par la religion, chez certains musulmans », confie l’œnologue.
À plusieurs reprises, des groupes armés basés non loin de Kefraya ont fait allégeance à Daesh. Ils sont depuis neutralisés par l’armée. Lors des quelques incursions de combattants de l’État Islamique dans la Bekaa, des villageois ont dit aux employés de Kefraya que « si Daesh venait jusqu’ici, ils n’avaient qu’à dire qu’ils faisaient du jus de raisin. » Fabrice Guiberteau dort toujours avec un œil à moitié ouvert et se tient sur ses gardes. Il y a comme une tolérance de façade, même chez les musulmans modérés. « On sent qu’il y a des choses qui coulent sous les cendres. De temps en temps, le plus souvent en période de vendanges, des gens parlent. C’est dit sous forme de plaisanteries, mais avec un côté vrai », précise le directeur technique (au même moment, un drone militaire survole le vignoble).
La présence d’un million et demi de réfugiés syriens au Liban, dont les deux tiers installés dans la plaine de la Bekaa, alimente ce climat de peur. La ville de Jeb Jennine, située à proximité de Kefraya, est passée de 8 000 habitants avant la crise syrienne à 20 000 aujourd’hui après l’arrivée des réfugiés. La situation est critique, ce qui oblige les habitants à rester vigilants.

L’export, une garantie
Malgré la situation instable du Liban, la vie reprend ses droits, comme après la guerre civile. « Nous poursuivons cette phase d’apprentissage, de reconstruction, de régulation et de structuration du secteur vinicole libanais. Le marché national donne de plus en plus de place au vin au détriment de l’arak (alcool à base d’anis, ndlr), jusqu’ici boisson nationale », souligne Édouard Kosremelli. La multiplication des caves, une quarantaine aujourd’hui alors qu’elles n’étaient que six il y a vingt ans, offre une diversité de choix aux consommateurs qui s’intéressent de plus en plus au vin.
Mais la consommation nationale reste limitée et la production aussi, avec environ huit millions de bouteilles. « Les vignerons se tournent donc de plus en plus vers l’export. C’est le cas de Kefraya qui est distribué en France par Sodimo sur le marché “libanais” et par Barrère & Capdevielle et Monoprix pour le reste du marché national », précise Émile Majdalani, le directeur commercial. Kefraya vend plus de 60 % de sa production à l’export grâce à la bonne réputation de ses vins et des vins libanais en général. Une vraie garantie et une stabilité financière face à un marché libanais très incertain.

Légende photo : Édouard Kosremelli (à gauche) et Fabrice Guiberteau devant les ruines du temple de Bacchus, au cœur du site Romain de Baalbek dans la plaine de la Bekaa.

 

Château Kefraya en 4 dates :
1950
Création du vignoble par Michel de Bustros

1979
Lancement
de la première cuvée

1983
Début des exportations vers la France

2009
Rénovation de la cave, l’ère de la précision commence

Si vous tombez sur l’un ou l’autre de ces vins, n’hésitez pas
Château Kefraya, rouge 2012, 28 euros
Les Arcanes, rouge 2013, 14,50 euros
Les Bretèches, rouge 2014, 9,90 euros

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