Anselme Selosse et la vérité des raisins
Le jeune journaliste idéaliste que j’étais à la fin des années 1970 se sentait effrayé par l’état de la viticulture champenoise. La vision des coteaux recouverts de déchets urbains était insupportable. J’avais donc demandé à Michel Dovaz, mon maître et ami, grand spécialiste de ce vignoble, s’il connaissait un jeune vigneron sérieux qui cultivait encore ses sols. Sans hésiter, il m’a donné le nom d’Anselme Selosse à Avize. Dès ma première visite, j’ai été séduit par son talent et son désir d’exprimer dans ses vins la vérité de ses raisins. Il venait de prendre la suite de son père Jacques et vinifiait encore dans les vieux foudres qui masquaient la pureté aromatique des vins tranquilles. Je lui ai suggéré d’acheter des barriques bourguignonnes, ce qui lui a valu de se voir refuser l’appellation pour excès de boisé. Véronique Hugel dirigeait alors la section Champagne de l’Inao. Il y a depuis prescription et nous pouvons lui dire qu’Anselme a désobéi et que son vin se dégustait splendidement dix ans plus tard. Entre temps, il était devenu la star montante des récoltants-manipulants et une solide amitié était née, partagée avec son épouse Corinne et Francis Égly, mon autre grande référence. Anselme a su transmettre à son fils Guillaume sa passion et son éthique et redonner sa fierté à toute une génération de vignerons, avec le respect des grandes maisons et de leurs chefs de cave.
Bollinger et le goût original du grand RD
J’ai découvert Bollinger lorsque j’étais élève à l’Académie du vin, l’école de dégustation créée par Steven Spurrier. Ce fut immédiatement un coup de cœur. On pouvait en 1979 acheter pour des sommes modestes dans les magasins Nicolas la magnifique cuvée RD 1959. L’étiquette précisait « dégorgé en 1975 » et je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. Quatre ans depuis le dégorgement, ce n’était pas récent et tous les champagnes, par définition, sont récemment dégorgés. Lors de ma première visite à la maison Bollinger, je trouvais oxydés les RD dégustés. Je ne retrouvais pas la saveur magnifique de mon 1959. Lors de ma seconde visite, j’avais demandé à Guy Adam, le chef de cave de la maison, qui m’avait pris en amitié, de dégorger un 1959 pour le comparer avec ma bouteille de 1959 dégorgée en 1975, huit ans plus tôt. Il n’y eut pas d’hésitation sur la supériorité de ce vieux dégorgé, bien plus jeune et plus complexe en goût. Guy m’avait avoué que lui non plus ne comprenait pas le caractère toujours un peu oxydatif des vins juste après leur dégorgement. Ce fut pour moi le début d’une longue amitié avec les directeurs et les chefs de cave de la maison au cours de laquelle, durant de nombreuses années, j’ai tenté de les persuader de produire au cœur de leur vignoble d’Aÿ (le plus grand terroir de Champagne selon moi) un grand vin de caractère unique. Ils ont quand même mis plus de trente ans à le produire, c’est la cuvée spéciale La Côte aux Enfants. Mieux vaut tard que jamais.
Michel, Francis et ce garagiste que je n’oublierai pas
J’avais trouvé en Anselme Selosse le vigneron idéal pour suivre la qualité des chardonnays en Champagne. Mais j’avais besoin d’une autre référence pour mon suivi des pinots noirs. Cette fois, en 1985, j’ai eu recours à un renseignement donné par un garagiste de Tours-sur-Marne à qui j’avais demandé s’il connaissait un vigneron de ce secteur qui continuait à cultiver ses vignes. Il m’apprit qu’il en connaissait un, situé sur la route de Trépail, en bout de village, à Ambonnay. J’ai pu vérifier sur place le même jour, en rencontrant Michel Égly, qu’il disait vrai. Le couple de vignerons qu’il formait avec sa femme était modeste, sincère et travailleur. Les vins étaient excellents, avec ce caractère délicatement mielleux après six ou sept ans de vieillissement, véritable caractéristique de ce grand cru. Les dégustateurs du Guide Hachette n’étaient évidemment pas capables de comprendre ce niveau de qualité et très peu de spécialistes connaissaient ce producteur. Une amitié encore plus forte se noua avec la famille quand, trois ans plus tard, Francis, leur fils qui travaillait déjà avec eux, me fit déguster son millésime 1985. Je pris ensuite l’habitude de venir goûter les vins tranquilles à la propriété. Dans le remarquable millésime 1989, une cuve, qui se distinguait par sa force de caractère, marquait trop les assemblages. Je me souvenais de la création par Henri Krug de son fameux Clos du Mesnil, en 1979 et pour les mêmes raisons. La difficulté était que cette cuve provenait d’une vigne de pinot noir. Je réussis à convaincre facilement Francis Égly de la conserver à part et de la vendre comme un blanc de noirs. Le décret d’appellation le permettait, mais pratiquement personne n’en n’élaborait à l’époque. Michel, qui était opposé à la création de cette cuvée, pensait que personne ne comprendrait le sens de « blanc de noirs ». Heureusement, Francis ne l’écouta pas et la sortie de ce vin ne manqua pas de conquérir son importateur américain et le critique américain Robert Parker. Très vite, la cuvée devint culte et entraîna l’extraordinaire mode des blancs de noirs que tous les producteurs de champagne ou presque produisent désormais. Celui de Francis reste toujours une référence, au même titre que son génial coteaux-champenois, mais c’est une autre histoire.
Du repas le plus cher du monde à une merveille de coteaux-champenois
Remontons à la préhistoire. Au début des années 1970, j’étais un jeune adulte et le restaurant à la mode s’appelait Denis. L’endroit avait organisé, à grand renfort de publicité pour le magazine Gault & Millau, le repas le plus cher du monde. Nos duettistes reconnaissaient le génie du chef et dès que j’ai pu avoir un peu d’argent, je suis allé vérifier leur enthousiasme. Je me rappelle encore les deux vins rouges dégustés, un beaune premier cru Bressandes de chez Louis Jadot et un pinot noir de Bouzy de chez Paul Bara. Bouzy était le grand vin rouge à la mode à Paris et celui-ci était réellement délicieux, plus encore que le beaune. Hélas, tous les autres vins de Bouzy dégustés pendant les vingt ans qui ont suivi étaient désastreux, délavés, acidulés et parfois insipides. Je perdais l’espoir de retrouver un grand vin tranquille de Champagne. Un rouge des Riceys, millésime 1975, me le redonna. Aussi, dès le début de mon amitié avec la famille Égly, je n’eus de cesse d’essayer de réaliser ce rêve. Francis, le fils de Michel, le souhaitait aussi. Grâce à la qualité de sa viticulture et avec l’aide de notre ami et complice Dominique Laurent, après trois millésimes consécutifs de recherche et d’améliorations, Francis produisit le grand vin rouge que tous les observateurs considèrent comme un modèle pour la Champagne. Densité et élégance de la matière, beauté du parfum, grande possibilité de vieillissement. Aujourd’hui, tous les producteurs perfectionnistes essaient de retrouver le secret de l’élaboration de grands vins tranquilles de terroir.
Et Cristal devint cristal
Cristal est une cuvée de prestige très souvent désarmante, même pour ses élaborateurs. Quand ils la dégustaient jeune, à la fin des années 1990, Jean-Claude Rouzaud et Michel Pansu, son regretté chef de cave disparu cette année, ne la reconnaissaient pas et n’y trouvaient pas la finesse et la pureté de leur assemblage initial. Il leur fallait sept ou huit ans après dégorgement pour les retrouver. Jean-Claude Rouzaud, œnologue lui-même, et Michel Pansu divergeaient sur la façon de doser la cuvée. Jean-Claude préférait utiliser pour le dosage un vin de réserve longtemps vieilli sous foudre. Michel choisissait un vin plus jeune, souvent du même millésime, estimant qu’il s’intégrait immédiatement et avec plus de facilité. Très intelligemment, Jean-Claude eut l’idée de convoquer un petit groupe d’amis de la maison lors du dosage du cristal 1990. Il leur demanda de déguster différentes propositions à l’aveugle et d’indiquer leur préférence. J’ai eu l’honneur et le plaisir de participer à cette dégustation. Naturellement, Jean-Claude et une partie des dégustateurs eurent une légère préférence pour le dosage traditionnel. De mon côté, avec quelques autres, je préférais nettement le dosage proposé par Michel Pansu et son équipe, dont commençait à faire partie un certain Jean-Baptiste Lécaillon qui dirige aujourd’hui si brillamment toutes les propriétés de la maison. Jean-Claude s’inclina et accepta la proposition faite avec le vin du même millésime. Depuis, la cuvée a gagné un ou deux ans supplémentaires de vieillissement avant dégorgement. Le vignoble qui la produit est encore mieux défini, s’appuyant sur les sols les plus crayeux du domaine de la maison. Sa finesse, sa pureté et son caractère cristallin sont devenus encore plus évidents. Lui reste encore à gagner lors du dosage un ou deux grammes de sucre de moins comme les millésimes plus anciens désormais régulièrement remis sur le marché. Et je pourrai mourir heureux pour mes amis de la maison et tous les amateurs de ce vin incomparable.
Au nom de Saint-Thierry
Un 25 décembre, vers l’an 500. Un roi franc salien nommé Clovis se fait baptiser par l’évêque Rémi, suite à sa victoire sur les Alamans, dans l’ancienne cathédrale de Reims. On l’imagine debout dans ce qui ressemblerait à une cuve en bois de vinification remplie à moitié de liquide. Pourquoi pas du vin issu du vignoble le plus proche, à quelques kilomètres de distance, regardant un village nommé Saint-Thierry ? Quand on s’intéresse à la qualité historique des terroirs champenois, on ne comprend pas pourquoi les vignes de ce massif si réputé autrefois n’ont pas vu leur qualité reconnue par la classification commerciale officielle dont se réclament les premiers et grands crus. On se demande aussi pourquoi la légendaire veuve Clicquot avait acquis un superbe clos voisin de l’église de Saint-Thierry. Il y a plus de vingt ans, lors de mes dégustations intensives des champagnes de vignerons champenois, j’avais remarqué la qualité des vins du domaine Chartogne-Taillet, dont la propriétaire dirigeait le syndicat. Les trois beaux cépages chardonnay, pinot meunier, pinot noir, plantés sur les sols sableux de Merfy partageaient tous la même finesse. Alexandre, le fils d’Élisabeth Chartogne, considéré par Anselme Selosse comme son meilleur disciple, lui a brillamment succédé et a mis en valeur avec encore plus de précision la subtilité des différents lieux-dits de sa commune, au cœur du massif de Saint-Thierry, avec une reconnaissance internationale méritée. Restait le mystère du clos de Madame Clicquot. J’avais évoqué avec Dominique Demarville, quand il était chef de cave de la maison, la possibilité de le mettre en valeur et il était parfaitement d’accord pour le faire. J’espère qu’un jour son successeur persuadera sa direction de créer une cuvée spéciale qui serait une redécouverte d’un grand passé oublié, mais issu du patrimoine dont il a la charge.
Billecart-Salmon et le mur de barriques
Depuis les années 1980, trop de Champenois avaient abandonné la vinification en barrique, la remplaçant par des cuves en acier inoxydable. On y contrôlait plus facilement la température et l’hygiène mais, à mon sens, on y perdait en complexité. Il me semblait anormal de réserver à Krug ou Bollinger le monopole de la vinification traditionnelle. Et partout où je passais déguster les vins tranquilles, je faisais du lobbying pour convaincre les chefs de cave de revenir à la vinification sous bois. Sans grand succès, sauf chez quelques vignerons qui me confirmaient dans mes convictions. Quelques maisons avaient quand même conservé des foudres qu’elles destinaient au vieillissement des vins de réserve utilisés pour le dosage, une initiative qui m’a toujours semblé beaucoup plus discutable. L’infatigable Alexandre Bader, qui depuis si longtemps dirige commercialement la maison Billecart-Salmon, m’a heureusement pris au mot et me fit un jour, en souriant, découvrir un véritable mur de barriques dans l’impeccable chai de la maison. S’ajoute désormais une batterie superbe de foudres parfaitement entretenus qui contribuent à l’excellence et à la complexité des vins de la maison. Son exemple sera certainement imité un jour ou l’autre par toutes les grandes maisons, y compris Dom Pérignon, comme mon petit doigt me le suggère.
Renaissance de Cramant
Tout dégustateur voulant comprendre le vin de Champagne se doit de déguster quelques semaines après leur vinification les vins tranquilles qui seront la base des assemblages propres à leurs cuvées. À chaque fois que je dégustais les vins tranquilles des grandes maisons, j’étais impressionné par l’élégance, la délicatesse et la subtilité des vins du secteur de Cramant. Mais chaque fois que je dégustais un champagne issu de ce secteur, à l’exception des vins de Diebolt-Valois et de Lilbert, j’étais fort déçu par rapport à leurs pairs d’Avize, de Vertus ou du Mesnil-sur-Oger. J’avais aussi la chance de déguster très souvent les grands vins de mon ami Anselme Selosse. Un heureux hasard m’a permis il y a une dizaine d’années de rencontrer deux vignerons très motivés, habitant Cramant, Gilles Lancelot et Richard Fouquet (Champagne Guiborat). Richard fut le premier à reconsidérer sa viticulture et ses vinifications avec l’appui de Karine, son épouse, remarquable œnologue. En particulier en allongeant ses élevages sur pointe et en adoptant de mettre fin à la fermentation malolactique des vins tranquilles. Il obtient ainsi des vins d’une confondante cristallinité, en particulier sa sublime cuvée « De Caurés à Mont-Aigü ». Depuis quelques années, Gilles Lancelot a lui aussi magnifiquement affiné son étonnante cuvée Marie et sa bien nommée cuvée Table Ronde, son épouse cordon bleu étant née Perceval. Son fils l’ayant rejoint, ils ont créé un délicat champagne rosé astucieusement appelé La Dame du Lac. Les bulles sont légères, le goût exquis et ces vins font honneur à leur village.
La création des Cintres
Mes vingt-deux ans passés à la direction de La Revue du vin de France ont suivi le sillage tracé par son fondateur, Raymond Baudoin, qui avait persuadé un membre de la famille Collard, au début des années 1950, de commercialiser le vin qu’il produisait sur le magnifique coteau des Goisses sous le nom de Clos des Goisses, pour imiter les clos célèbres de Bourgogne et leur avantage commercial de monopole. J’ai évidemment suivi les différents millésimes de cette cuvée que Raymond Baudouin avait inscrite sur la carte des vins de grands restaurants étoilés, sous l’égide de l’Académie du vin de France dont il était l’un des fondateurs. Tout naturellement, lorsque Charles Philipponnat a repris la direction de la maison qui porte le nom de son grand-père, j’étais présent au moment des vendanges pour goûter les vins tranquilles. L’amitié immédiate qui est née entre nous me permit de discuter librement du style de cette cuvée Clos des Goisses et du caractère unique et magnifique de son vin. Une seule chose me gênait un peu. Sur ce coteau incomparable, pinot noir et chardonnay sont marqués par leur terroir, mais je pensais qu’une cuvée de pur pinot noir serait capable de rivaliser avec celle que mon ami Francis Égly produisait depuis quelques années à Ambonnay, avec peut-être encore plus de minéralité. La mode des grands blancs de noirs étant désormais bien installée en Champagne, Charles n’a pas eu trop de mal à sélectionner quelques barriques de pinot noir issu du secteur le plus éloquent du coteau pour ce cépage. Ainsi est née la merveilleuse et rare cuvée Les Cintres. J’espère que d’autres lieux-dits exceptionnels en tant que grands terroirs de pinot noir produiront eux aussi leur blanc de noirs. Je crois savoir que quelques-uns sont en préparation.















