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Pichon Baron, le temple du grand vin


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Le château Pichon-Longueville Baron est un joyau parmi les propriétés vitivinicoles de la compagnie AXA Millésimes, acquis en 1987 auprès de la famille Bouteiller qui l’avait elle-même porté au plus haut niveau du Médoc. Le cru naît au milieu du XVIIe siècle puis subit en 1850 une division en deux moitiés, toutes deux classées second cru de la Gironde en 1855. La moitié héritée par le fils aîné, le baron Raoul, se situe sur l’ancien hameau de Saint-Lambert, aujourd’hui intégré à la commune de Pauillac, dans sa limite sud. Le sol est constitué de graves profondes, sablo-caillouteuses avec de nombreuses poches argileuses comme chez ses plus proches voisins, les châteaux Latour de l’autre côté de la route départementale, Léoville Las Cases sur les deux côtés de la route, et Léoville Poyferré sur son côté. Ce vaste secteur a toujours donné des grands vins, très réguliers, dotés d’une complexité aromatique unique, en raison du microclimat de l’estuaire qui régule les températures entre jour et nuit.
La propriété couvre 75 hectares avec comme encépagement actuel 68 % de cabernet-sauvignon, 28 % de merlot, 5 % de cabernet franc et 1 % de petit verdot. Elle produit aujourd’hui trois vins. Le grand vin, actuellement très marqué par le cabernet-sauvignon (85 % ou davantage), est issu des vieilles vignes du cœur de terroir, qui regardent les enclos de Latour et Léoville Las Cases. Les deux autres vins sont Les Tourelles de Longueville, à dominante de merlot, et Les Griffons de Pichon Baron, depuis 2012, où cabernets et merlots s’équilibrent.
Dans son histoire récente, le château a connu trois vinificateurs. Daniel Llose, à partir de 1987, choisi par Jean-Michel Cazes, vinifiait aussi Lynch-Bages. Il aimait les vins virils, généreux, issus de beaux rendements, mais impeccablement construits. Ses successeurs Jean-René Matignon et, depuis trois ans, Pierre Montégut, en plein accord avec leur directeur Christian Seely, ont fait évoluer le vin vers plus de classicisme médocain, en relation avec une viticulture encore plus respectueuse et un outil de travail permettant des vinifications parcellaires plus précises. Ils ont aussi bénéficié de l’évolution du climat qui conduit les raisins à une maturité plus accomplie. Je tiens ici à saluer la mémoire de Jean Bouteiller, l’ancien propriétaire, qui fut au début des années 1950 le premier à faire appel aux conseils d’Émile Peynaud et, donc, à l’œnologie moderne. Ses meilleurs millésimes comme 1953, 1959 et 1962 (son dernier, je crois) nous éblouissent comme les plus formellement parfaits de l’appellation pauillac. Les 2018, 2019, 2020 et 2022 seront de la même lignée.

La dégustation

2021
Grande fraîcheur aromatique, corps équilibré et boisé intégré, son étonnante élégance tactile confirme les progrès continus de la propriété dans la recherche du fondu immédiat du tannin.
96/100

2020
Nez classique sur le tabac, haute maturité du raisin, corps complet, pureté d’expression exemplaire, grand vin de grand avenir.
97/100

2019
À ce stade, c’est le vin le plus harmonieux et le plus complexe jamais produit par le château, avec une suavité sans mollesse dans la texture, une fraîcheur de cabernet-sauvignon mûr, un boisé harmonieux, donnant au terroir
sa force et son originalité.
98/100

2018
Le soleil du millésime se sent immédiatement avec des nuances un peu plus brutales de tabac que dans le 2019 et un caractère moins domestiqué par l’élevage. Grande matière, mais il faudra que l’âge le dompte.
96/100

 

Bruno Paillard, le grand de Champagne


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Avec son allure élancée et svelte, son sourire charmeur, sa politesse de ton dont on devine rapidement qu’elle ne saurait masquer une volonté et une force de conviction jamais prises en défaut, Bruno Paillard représente à lui seul une certaine idée du champagne. Disert, spirituel, travailleur acharné doté d’une ambition certaine, il a créé sa maison en 1981, à l’âge ou d’autres commencent à peine à réfléchir à leur orientation professionnelle. Il a aussi bâti, dix ans plus tard, un groupe qui n’a cessé de grandir pour être aujourd’hui – avec Lanson, Boizel, Philipponnat, De Venoge, Besserat de Bellefon, Alexandre Bonnet et autre Chanoine Frères – l’un des plus diversifiés et dynamiques de la région. Peu d’acteurs peuvent témoigner avec autant d’implication et d’acuité du développement spectaculaire d’un vin aussi majeur que le champagne.
Si l’histoire de la maison Bruno Paillard a commencé il y a 43 ans, celle de l’homme s’est enracinée bien avant sa naissance sur la terre de Champagne. « Nous sommes une famille de vignerons depuis 1704. Nous avons toujours été essentiellement des vignerons, accessoirement des courtiers. Le grand homme de la famille, c’était mon arrière-grand-père Ulysse, qui était installé à Bouzy. Il y était propriétaire de 45 hectares, sans compter les propriétés qu’il possédait aussi dans la montagne de Reims et jusque dans le secteur des Riceys (dans le département de l’Aube, à 150 kilomètres au sud de Bouzy, NDLR). Il était l’un des rares en ce début de XXe siècle à posséder deux voitures et le téléphone ! » Cet empire part en dot chez chacune des huit filles d’Ulysse. Le grand-père de Bruno fait de même en attribuant une part essentielle du vignoble de Bouzy au fils aîné, qui fonde la maison Pierre Paillard, toujours active.
De vente en succession, le père de Bruno Paillard n’a plus de vignes et a opté pour l’autre métier traditionnel de la dynastie. « J’ai cinq frères et sœurs et je travaille dans l’affaire de courtage familiale fondée par mon père. Ma première vendange de courtier, c’est en 1972, une année pourrie. J’étais apprenti à l’époque. Ça m’a montré des choses qui me déplaisait, j’ai vu de mauvais raisins être achetés trop cher et ne pas aller au bon endroit. J’ai compris plus tard que lorsque vous êtes engagé dans un contrat longue durée, vous êtes obligés d’acheter, même si c’est mauvais. J’ai travaillé avec mon père de janvier 1975 à décembre 1980. Après ces six années complètes, j’ai souhaité faire des vins assez différents de ce qui se faisait à l’époque. »

Bien que sans vignes et sans maison, Bruno Paillard est du sérail. « Je suis né à Reims en 1953. Pendant mon enfance, presque toutes les maisons de Champagne étaient familiales, même si quelques-unes étaient déjà cotées en bourse comme Moët & Chandon ou Piper-Heidsieck. J’ai connu ces familles, dès le lycée, j’ai vu cette période où le champagne était une espèce de capitalisme familial de tradition, période pendant laquelle ces maisons étaient fières de leurs vins, où on en buvait beaucoup à la maison, lors des réceptions, etc. C’était aussi une époque où l’on était trop nombreux à vivre de cette activité. Cette structure capitalistique est difficile parce que le champagne demande des immobilisations considérables. L’entreprise est obligée d’avoir des fonds propres. Elle acquiert une valeur importante du fait de ces fonds propres, mais la rentabilité ne suffit pas à payer autant de monde. Les familles s’éparpillaient pour réussir à payer des actionnaires et des sleeping partners. Le problème était aussi lié au mode d’imposition qui existait à ce moment-là et au coût des transmissions. Ce que j’ai vu m’a un peu traumatisé. J’ai vu beaucoup de ces familles se déchirer entre ceux qui vivaient de l’activité et ceux qui avaient des actions qui ne leur rapportaient rien. Souvent, la solution était de vendre. »

Les racines
Le jeune Bruno Paillard décide vite son destin. Il comprend les limites de son métier de courtier et celles, plus subtiles, des maisons traditionnelles de l’époque. Avec ses premiers salaires, il s’est acheté une voiture de collection. Il la revend pour créer sa propre marque, sans vigne ni approvisionnements en raisin, qui sont alors régis par un contrat malthusien qui n’autorise quasiment pas les créations de maison. Paillard connaît tous les arcanes de cet univers et son ambition est celle d’un artisan. Il réussit à acheter les raisins dont il a envie pour créer un champagne qui va radicalement à l’inverse des tendances du moment : c’est le premier, et à ce jour le seul, à ne produire que des extra bruts. Cette philosophie exigeante va porter ses fruits et le champagne Bruno Paillard va progressivement atteindre une belle réputation auprès des professionnels et des amateurs. D’autant qu’il ne déroge pas à ses principes et limite volontairement les volumes produits tout en allongeant le vieillissement sur lattes. Peu à peu, il acquiert des parcelles de vignes.

Alice Paillard est la directrice de la maison Bruno Paillard depuis 2018.

La maison dirigée aujourd’hui par sa fille Alice peut s’enorgueillir de 26 hectares de vignes situées sur des crus ultra représentatifs du cœur de la Champagne. Entre autres, Oger, Mesnil-sur-Oger, Avize, Cramant pour les chardonnays, Verzy, Verzenay, Mailly, Bouzy, Ambonnay pour les pinots noirs, Damery ou Festigny pour les meuniers. Les Riceys, au nom des racines familiales, complète un patrimoine brillant. Bruno Paillard satisfait ainsi une facette de sa personnalité : son sens aigu de l’esthétisme, sa volonté de créer un champagne artiste. Il perçoit bien qu’il n’assouvit pas l’autre dimension qui l’habite intérieurement. C’est un entrepreneur. Et dans cette Champagne de la fin des années 1980, les cartes sont en train d’être redistribuées. À coups de fusion et d’acquisitions, mais aussi de ventes, la Champagne moderne est en train de se construire. Dans sa petite citadelle, Bruno Paillard assiste au rapprochement de Moët et Clicquot, pour ce qui va devenir une part du géant du luxe LVMH, mais aussi au rachat par ce même groupe de Pommery et Lanson, suivi de la revente presque immédiate de cette dernière (délestée de ses 200 hectares de vignoble qui restent dans le giron de LVMH) au groupe Marne et Champagne, jusqu’alors spécialisé dans les champagnes anonymes de grande distribution.
L’un des meilleurs amis de Bruno Paillard, Philippe Baijot, travaille précisément dans ce groupe qui, après la disparition de son fondateur Gaston Burtin, a été repris par une héritière et son mari avec lesquels Baijot est en désaccord complet. Paillard se souvient : « Nous partons en vacances avec nos familles respectives et Philippe m’explique qu’il ne va pas pouvoir travailler avec eux. Je cherche des solutions avec lui. Je ne lui dis pas de venir avec moi, chez Bruno Paillard, parce que ce n’est pas son métier, mais de l’artisanat, avec des champagnes plutôt destinés à la grande restauration. Je ne le vois pas dans ce secteur, il est fait pour être dans le dur, dans l’univers de la grande distribution, dans le monde réel ! » L’idée naît rapidement de créer ensemble une nouvelle entreprise. « Philippe avait des compétences, beaucoup de réseau et d’amitiés dans le vignoble. C’est un type adorable, tout le monde l’aime. Donc, on se débrouille, on met un peu d’argent, je lui donne un petit coup de main pour créer une petite boîte avec moi dont il s’occupera. On avait besoin d’une marque et d’une société de négoce. »
Au début des années 1990, l’organisation de la Champagne a pris un tour plus libéral. On achète du raisin à qui l’on veut, quand on veut. « Évidemment, les prix flambent. Mais ce n’était pas plus mal pour nous de commencer en période de crise, parce il y a du vin sur le marché. Bref, il faut acheter une marque. Le hasard des choses fait que je rachète une boîte qui s’appelle Victor Canard. Elle appartenait à Jean-Pierre Canard, un héritier de Canard-Duchêne, qui avait pris le nom de son grand-père. Cela ne plaisait pas trop à Canard-Duchêne, qui appartenait à l’époque à Veuve Clicquot. Je l’achète. La société fait des pertes et il faut la remettre au carré et régler le procès qui s’engage avec Clicquot, dirigée alors par Joseph Henriot. » Paillard regarde de près le patrimoine de marques détenu par Clicquot. Au fil des décennies, puis des siècles, les grandes maisons ont acquis nombre de marques parfois tombées dans l’oubli.

L’aventure
Il en repère ainsi une, Chanoine Frères, qu’il va proposer d’échanger contre celle qu’il a acquise et qui fait du tort à Canard-Duchêne (aujourd’hui propriété du groupe Thiénot, NDLR). Joseph Henriot récupère et fait disparaître aussitôt Victor Canard tandis que Baijot et Paillard peuvent construire le début de leur aventure entrepreneuriale avec Chanoine Frères. « Chanoine était complètement endormie alors que c’est la plus ancienne marque d’Épernay, fondée en 1730. Elle avait de superbes caves, aujourd’hui intégrées à celles de Moët & Chandon. Il y avait des vins sur le marché, on a trouvé des raisins et on a commencé à faire du champagne. » Peu de temps plus tard, il récupère, pour mille francs, une autre marque oubliée : Tsarine. Baijot en fera, avec un flacon spécifique et beaucoup d’énergie, l’une des success stories des marques qui s’installent sur le secteur très compétitif de la grande distribution.
La crise économique provoquée par la première guerre du Golfe permet à des francs-tireurs comme Paillard et Baijot de tirer leur épingle du jeu. Elle en fragilise beaucoup d’autres. Bruno Paillard, gestionnaire avisé, a la confiance des banques et connaît parfaitement le terrain. Il reçoit beaucoup de dossiers. Celui des champagnes Boizel l’interpelle. Détenue par la famille Roques-Boizel, la maison possède beaucoup de contrats d’approvisionnement, mais pas de vignes, et s’enorgueillit de vendre en direct à des consommateurs fidèles, un savoir-faire que ne maîtrisent pas encore les deux hommes. Plutôt que de racheter purement et simplement Boizel, Paillard propose à sa propriétaire, Evelyne Roques-Boizel, de devenir actionnaire du nouveau groupe ainsi créé. Boizel-Chanoine-Champagne, plus couramment nommé BCC, naît ainsi en 1994. Le respect de l’ADN de la marque, la reprise en main commerciale sur ses marchés, la rigueur de la gestion : les trois principes du groupe vont permettre le redressement de Boizel et marquer le départ d’une saga entrepreneuriale qui ne va pas s’arrêter là.

Le succès
En dix ans, de l’intégration de Boizel au rachat de Lanson, le groupe BCC va passer du championnat régional à la coupe du monde. Sans jamais trahir son principe de respecter d’abord les valeurs des maisons. Quand Philipponnat est acquise en 1997, Paillard propose à Charles Philipponnat de prendre en main la destinée de la maison. Fils d’un chef de cave emblématique – quarante ans durant – de Moët & Chandon, lui-même à l’époque honorable représentant de la « grande maison », Charles accepte cette mission sur la terre de ses ancêtres, présents à Aÿ depuis 1522. Avec talent et exigence, il va s’efforcer de placer Philipponnat au plus haut des grands spécialistes du pinot noir et de ses terroirs magiques de Mareuil et Aÿ. Il en ira de même avec les autres maisons du groupe, acquises avec la maestria d’un fin négociateur, mais gérées en respectant d’abord la créativité et l’indépendance. Il y a dans cet esprit de conquête l’envie non exprimée de reconstituer un empire comparable – mais bien différent – à celui de son arrière-grand-père.
Ainsi, le terroir des Riceys, temple des pinots noirs de l’Aube, ne lui a jamais été indifférent. « Aujourd’hui, je suis présent aux Riceys, d’abord avec la maison Bruno Paillard et désormais avec le groupe Lanson-BCC. Cette acquisition a été une bagarre musclée. À l’époque, Alexandre Bonnet, c’était 45 hectares de vignoble en propriété et 200 hectares de vignes en contrats de raisin. Tous repartaient chez LVMH. Je connaissais Serge Bonnet. Avant que nous ne rachetions Boizel, la maison était en difficulté financière. Bonnet avait un contrat avec eux et il avait refusé de livrer à cause de la situation. Je l’avais rencontré en lui donnant ma caution personnelle qu’il serait payé pour les raisins qu’il livrait. On s’étaient quittés en se serrant la main et je pense qu’il avait été assez impressionné par mon attitude. Il a finalement continué à livrer Boizel jusqu’à l’échéance des contrats, pendant deux ou trois ans. Et à la fin de son contrat, il n’a pas renouvelé. Il souhaitait reprendre la main sur tous les contrats parce qu’il voulait vendre la maison. Et il estimait de façon très intelligente qu’il en tirerait un meilleur prix si les contrats étaient libres. Il avait refait un contrat court avec Moët & Chandon en attendant que cette vente se fasse. Evidemment, cette opportunité nous intéressait. Je suis allé le voir, on a discuté ensemble de ce que valaient les vignes, les stocks, etc. Et je lui ai dit qu’au prix qu’il en demandait, on était acheteur. On a laissé le jeu des enchères se faire. Je ne voulais pas entrer dans le jeu des banques parce que je savais bien ce qui allait se passer. Je me souviens qu’il avait pris rendez-vous le dernier jour du mois pour que personne ne puisse passer derrière moi. Bonnet avait ma parole et j’ai eu une caution bancaire dans la journée. Avec l’acquisition d’Alexandre Bonnet, on a triplé notre surface de vignes. On avait déjà 18 hectares de vignes avec Philipponnat. Et d’un coup, on en avait 45 de plus, qui sont devenus 60 au fur et à mesure que nous avons repris quelques hectares en fermage ici et là. Aujourd’hui, j’ai un grand projet pour Alexandre Bonnet. On a pris la décision de séparer la maison de négoce et le domaine, qui était un récoltant-manipulant avec des vignes. C’est un retour aux sources, Alexandre Bonnet est redevenu l’un des plus importants récoltant-manipulant de Champagne, avec un programme important d’investissement. »
Cette croissance spectaculaire trouve son apogée avec l’acquisition de Lanson, douce revanche pour Philippe Baijot. « En 2003, il nous manquait une grande marque mondiale. Après l’avoir acquise, on y a énormément investi. C’est aujourd’hui une très belle maison à visiter. On a fait des cuveries parcellaires, un chai à foudres et à barriques, renouvelé tout le matériel et réaménagé les locaux. On a racheté des vignes parce que Lanson n’en avait quasiment plus. Aujourd’hui, la maison est propriétaire du plus gros vignoble bio de champagne, certifié Demeter. »

Les combats
Paillard demeure avant tout un amoureux de la Champagne et de sa diversité. Pendant dix-huit ans, il s’est occupé du Comité interprofessionnel de la défense de l’appellation. Quand il y arrive, Saint-Laurent vient d’annoncer en grandes pompes le lancement d’un parfum nommé Champagne. « Certains collègues disaient : “Ce n’est pas grave, c’est prestigieux, c’est français, et puis, il n’y a pas de confusion possible”. Il y avait une sorte de consensus mou. Je me souviens que j’ai été le dernier à parler. J’étais le plus jeune et j’étais scandalisé. Je suis parti dans une plaidoirie en disant qu’il s’agissait de notre identité, que nous devions la défendre, qu’il s’agissait de notre bien commun. Nous en étions dépositaires. Il n’est pas à nous, il appartient à nos enfants et à nos ancêtres. On ne peut pas les laisser prendre ce nom, parce rien ne nous garantit que ça restera français et prestigieux. »
Avec le juriste et à l’époque directeur de l’interprofession Jean-Luc Barbier, Paillard va aller beaucoup plus loin. « Partout sur la planète, c’était du grand n’importe quoi. Tous les pays produisaient des vins mousseux étiquetés champagne. Ce combat a été une espèce de chevauchée fantastique. On a gagné dans quasiment 99 % des cas. On a rétabli la propriété du mot champagne, il est aujourd’hui protégé sur quasiment toute la planète, en dehors des États-Unis, partiellement, et de la Russie. »
Aujourd’hui, Paillard le combattant a enfourché d’autres causes, telle celle de l’agrandissement maintes fois évoqué de l’aire d’appellation, ou plutôt son retour à la situation historique, sans cesse repoussé par un vignoble évidemment peu partageur. Il sait bien que la Champagne du XXIe siècle va continuer à se transformer en profondeur. « D’abord, le climat a beaucoup changé. Je me rappelle qu’on vendangeait le plus souvent en octobre. Certaines années, les vendanges se terminaient à la Toussaint. Aujourd’hui, on n’est même plus étonné de commencer les vendanges au mois d’août. Ensuite, le profil des vins a changé, à cause du climat, mais aussi parce que les vins sont aujourd’hui peu dosés. Dieu sait si j’ai été précurseur. C’est presque devenu la règle. Il n’y a pas une seule maison qui n’ait pas au moins une cuvée extra brut ou une cuvée zéro dosage. C’est une conséquence de l’évolution du goût et du climat. Le climat a rendu cela plus facile. Enfin, les marchés ne sont plus les mêmes. On est passé de 30 % à l’export à 60 ou 65 % désormais. Une maison comme Bruno Paillard, c’est 80 %. D’autres font encore plus. Les acteurs du marché ont eux aussi changé. Et ce n’est pas fini. Il y a des mastodontes qui veulent absolument entrer en Champagne. » Ces mastodontes, il les côtoie sans mal : « Objectivement, LVMH est un grand groupe. Il peut faire peur par la taille, mais c’est bénéfique pour la région. »
Son admiration va plutôt à ceux qu’il appelle « les grands résistants ». Jean-Claude Rouzaud, chez Roederer, et Bernard de Nonancourt, pour Laurent-Perrier, ont fait plus que maintenir la flamme des grandes familles de Champagne. Ils l’ont rallumée et ont transmis le flambeau à leurs enfants.
Comme eux avant lui, il est serein sur l’idée de transmission : « Le groupe ne sera jamais cédé parce que je ne vends pas, je donne. J’ai déjà donné la maison Bruno Paillard à Alice et à ses frères et sœurs. Et ce que je détiens du groupe Lanson-BCC leur est aussi transmis. Chacun a une petite holding familiale en plus de notre holding commune. Les Baijot ont fait pareil et les Boizel sont en train de finir de faire la même chose. Aujourd’hui, c’est la deuxième génération qui détient le groupe. BCC a encore des progrès à faire en matière d’économies, il faut tendre vers un équilibre, mais il peut rester familial. Ce groupe n’aura réussi que s’il dure. J’ai vu tellement de familles se déchirer sur ces sujets. En Champagne, la rentabilité par rapport à la valeur n’est pas terrible. C’est une activité où l’on est obligé d’avoir énormément de capitaux propres. Cela représente de grosses sommes excessivement compliquées à transmettre. »

Son avenir
Bien sûr, le développement du groupe n’est pas terminé et il confie que « s’il y a un dossier avec des grands crus, on est intéressé, comme tout le monde. » Reste aussi tant de choses à faire dans un groupe qui est fier de n’être présent qu’en Champagne. « Je suis heureux de voir la nouvelle génération plus investie que nous ne l’étions sur le sujet de l’écologie du vignoble. Mais on change aussi les choses en termes de bilan carbone. Quand j’ai créé la cave dans laquelle nous sommes, j’ai beaucoup réfléchi à l’isolation afin d’avoir une consommation électrique quasiment nulle. Actuellement, nous sommes en train de créer un nouveau bâtiment pour notre vignoble de la côte des Blancs. On souhaitait qu’il soit à énergie positive, en particulier grâce à son orientation. Il intégrera aussi une centrale productrice d’électricité. »
Au cours des quatre heures de notre entretien, la verve du fringant Bruno Paillard ne s’est pas éteinte. Elle n’a même pas faibli. L’homme a su réunir, dans sa passion pour le champagne, toutes les faces de sa personnalité. Il évoque aujourd’hui son travail sans vanité, mais sans fausse modestie non plus. « Quand je regarde la maison Bruno Paillard plus de quarante ans après sa création, ça reste tout petit. On parle de 400 000 bouteilles, ce n’est rien pour le monde entier. En revanche, c’est 500 étoilés Michelin comme clients et je ne suis pas sûr qu’un autre champagne puisse dire ça. Et c’est un vignoble exceptionnel. Pas tant par sa surface, mais par ses origines. Et nous sommes partis de rien ! » En un demi-siècle, la Champagne a évolué drastiquement. Sans autres moyens que sa vision et son expertise, Bruno Paillard a su s’y tailler une place majeure dans ses deux univers, celui de l’artisanat d’art comme celui du business. Mais avec le recul d’une vie de travail et d’entreprise, il confie qu’il ne croit pas que tout cela l’ait beaucoup transformé. « Au début de cette aventure, je fonçais. J’ai toujours fait les choses un peu à l’ancienne, en donnant ma parole. J’ai réussi beaucoup de choses en serrant la main. J’ai senti que le monde était à portée de main. Bien sûr, on s’est développé rapidement. D’où la nécessité d’aller chercher des financements, de réintégrer les bénéfices et d’être bénéficiaire. Il faut être bénéficiaire. Le profit, ce n’est rien d’autre que le droit de continuer. Ce qui est sûr, c’est qu’on a toujours réinvesti. »
Cet homme, qui a « l’amour de la Champagne au plus profond de [lui] », place la connaissance de ce milieu et le respect des hommes comme principes de travail. Celui qui rechigne à parler de luxe – « qu’on peut vite confondre avec luxure » – situe ailleurs son idée du champagne. « J’ai une vision esthétique de la Champagne. Dans la vie, la beauté des choses a toujours été mon guide. »

Photos Mathieu Garçon

Bordeaux, la bataille recommence


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En 2013, le film documentaire Red Obsession racontait, par la voix profonde de l’acteur Russell Crowe, l’impressionnante conquête du monde réalisée par les grands crus de Bordeaux. Onze ans plus tard, il faut quasiment une loupe pour trouver trace de vins de Bordeaux sur la carte des restaurants branchés de Paris, New York ou Tokyo. En l’espace d’une décennie, Bordeaux semble s’être heurté à une succession de murs et de plafonds de verre. Examinons-les un par un. Le développement de la société de consommation dans les années 1960 et 1970 s’est répercuté spectaculairement dans le monde du vin dans la décennie suivante. En France, l’œnophilie se démocratise dans la foulée de l’intérêt pour la gastronomie tandis que les États-Unis s’ouvrent au marché des grands vins, essentiellement ceux de Bordeaux. Ce mouvement trouve une illustration spectaculaire avec le millésime 1982, considéré comme incapable de bien vieillir par le microcosme professionnel mais enthousiasmant au contraire les jeunes critiques Michel Bettane en France et Robert Parker aux États-Unis. L’intérêt pour les classified growths et autre rising stars se confirme tout au long des années 1990. Il provoque une véritable révolution culturelle des modes de production.
Longtemps enfermés dans une routine médiocre, les producteurs de bordeaux transforment profondément leurs méthodes, à la faveur de l’engagement de toute une filière, mettant en action recherche œnologique, consulting, mais aussi nouveaux investisseurs. Grâce à une place de Bordeaux atomisée mais réactive, le vin se vend sur de nombreux nouveaux marchés. D’abord à des prix accessibles, quand il faut conquérir une bonne partie de l’Europe, mais aussi la France dans ces foires aux vins qui s’imposent à la fois comme un canal de distribution efficace et comme une vitrine spectaculaire pour la notoriété des crus sur le marché hexagonal. À partir des années 1980, c’est la demande américaine qui tire Bordeaux. Elle est certes compliquée à maîtriser, multipliant les cahots dès qu’une crise politique ou économique surgit, méprisant les « petits millésimes » pour s’emballer plus que de raison pour les « années du siècle » (qui heureusement se multiplient). Pour Bordeaux, l’Eldorado américain est une réalité, mais seule une minorité de crus, classés, garage, parkerisés, etc., bénéficie de cette spectaculaire vague.

La nouvelle garde de l’œnologie a su conserver les leçons des grands consultants qui l’ont formée, mais n’hésite pas a affirmer des idées bien différentes de celles qui ont fait la gloire de ses aînés. De gauche à droite et de haut en bas : Julien Viaud (Rolland et Associés), Thomas Duclos (Oenoteam), Axel Marchal, Simon Blanchard (Derenoncourt Consultants), Eric Boissenot.

Les limites de la mondialisation
Pendant ce temps-là, le « petit bordeaux » reste scotché à ses marchés de premier prix. Le train des bordeaux, qui autrefois tirait la grande majorité d’une production départementale pléthorique, se disloque peu à peu. Les grands crus vivent leur vie, sur une autre planète, tandis que le bordeaux sup’ ou celui des côtes crie famine. Cela ne va pas s’arrêter. Au début de ce millénaire, pour les grands, le ciel n’a pas de limite. La planète non plus. Avec les Américains, qui considèrent somme toute qu’un pauillac à 200 euros fera autant d’effet pour épater ses amis qu’un cult wine de la Napa à 400 dollars, l’élite de Bordeaux perd toute sagesse. Les hausses de tarifs spectaculaires des campagnes primeurs se multiplient tandis que surgissent dans presque tous les quartiers de Saint-Émilion ou d’ailleurs d’inédites cuvées de garage aux arômes confiturés, au boisé imposant et à la bouche épaisse et suave jusqu’à l’écœurement.
On peut compléter le paysage du début de siècle avec la bataille d’ego de certains propriétaires, le travail des consultants vu comme une recette miracle pour accéder à la mythique « note Parker » et quelques autres maladresses de comportement, de tarif, de style ou de communication. On comprendra que tout cela ait fini par lasser tout le monde. Le film Mondovino, sorti en 2003, oppose ainsi de manière caricaturale un idéal vigneron largement fantasmé, présent par exemple en Bourgogne ou en Languedoc, humble et d’essence paysanne, à un univers de grands crus bordelais pris dans un tourbillon capitalistique, où des propriétaires richissimes standardisent leur production à coup de recettes miracles (le fameux : « Oxygénez ! oxygénez ! » que lance le consultant Michel Rolland en s’engouffrant dans sa limousine avec chauffeur). Qu’importe que la thèse du réalisateur soit aussi fumeuse qu’idéologiquement téléguidée, le film est plébiscité par la critique et résume l’époque. Celle où toute une région, prisonnière des excès et caricatures de quelques-uns, s’éloigne progressivement de son public.
Les problèmes du commerce
Le problème du vignoble bordelais tient d’abord dans une organisation commerciale qui fut longtemps dédiée à l’ensemble de la production et qui n’est plus aujourd’hui adaptée qu’à quelques-uns. À Bordeaux, depuis plusieurs siècles, des maisons de commerce achètent des vins et les revendent sur des marchés très divers, en France et à l’international. Ce système, qu’on a baptisé « place de Bordeaux », ou autrefois les Chartrons, du nom du quartier de la ville où ces maisons et leurs hangars de stockage s’étaient installés, fut longtemps organisé pour commercialiser toute la production, depuis les vins en vrac dont on faisait des cuvées anonymes qui arrosaient les bistrots jusqu’aux crus classés dont une vieille aristocratie de l’œnophilie prétendait connaître les secrets…
Photo :Julie Rey

Le vin des lieux, le vin des hommes


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Il existe tant de façons d’apprécier un vin. Je me souviens de Hugh Johnson, illustre auteur d’ouvrages sur le sujet, m’expliquant en bon anglais que ce qui fait le vin, c’est le marché. Il suffit aussi de se balader dans les vignobles européens pour comprendre que la notoriété de plusieurs d’entre eux trouve sa justification dans le fait d’avoir été le vin préféré de tel ou tel roi, tsar ou empereur. On pourrait multiplier les exemples qui démontrent à quel point l’œnologie, bien sûr, mais aussi l’économie, l’histoire, la géographie, l’écologie, les sciences éclairent avec acuité le génie des vins. Au sein de Bettane+Desseauve, sans occulter aucun de ces facteurs, nous nous sommes toujours attachés à suivre la définition de ce merveilleux humaniste que fut l’œnologue Jacques Puisais : « Le vin doit avoir la gueule de l’endroit et les tripes de l’homme qui l’a fait ».
Les modes passent, les tendances de marché se renouvellent, les conceptions œnologiques évoluent : l’histoire contemporaine des vins de Bordeaux, que nous rappelons dans le dossier de ce numéro, témoigne de ces évolutions parfois cruelles et jamais prévisibles. Mais les sereines croupes de graves du Médoc demeurent, comme la spectaculaire brisure calcaire qui, de Libourne à Castillon, définit la côte qui marque l’entrée dans l’univers magique des grands vins de la rive droite. Les terroirs girondins, ceux-là et beaucoup d’autres, sont là pour des millénaires et impriment depuis des siècles la personnalité des vins qui y sont produits. Face à cette immuabilité, il y a la vie, les bouleversements d’une époque et les envies de nouvelles générations. Pour y répondre, seuls les femmes et les hommes qui font le vin ont les clés. Ce sont eux que nous suivons, interrogeons, challengeons parfois. Certains engagent des réflexions et des initiatives pour bousculer un sentiment de déclin ou de routine. Ce sont ces femmes et ces hommes engagés dans leur métier et dans leurs convictions que nous avons rencontrés avec fierté pour vous transmettre leur vision, leurs idées et leur flamme dans ce trente-cinquième numéro de En Magnum.