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Au château d’Arsac, l’art et le vin sont une même culture

L’homme qui mesurait les nuages de Jan Fabre.

par Béatrice Brasseur


Retrouver cet article en intégralité dans En Magnum #35. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Un château au toit de verre, un chai bleu et une quarantaine de sculptures contemporaines monumentales « enracinées » dans les vignes. Arsac, c’est l’histoire d’un vignoble singulier, pionnier à plus d’un titre grâce à son propriétaire, Philippe Raoux, décédé en octobre 2023. Issu d’une illustre famille de négociants pied-noir d’Algérie (les Sénéclauze), il décide à 33 ans, en 1986, de tracer sa propre voie en devenant vigneron et acquiert ce qui fut le plus important domaine du Médoc au début du XXe siècle, dont il ne restait presque rien. Il replante 108 hectares (qui produisent aujourd’hui 600 000 bouteilles dans les trois couleurs) dont la moitié est reclassée en appellation margaux au bout de vingt ans d’arguties juridiques et administratives – du jamais vu, l’autre demeurant en haut-médoc. Le classement de son margaux en cru bourgeois exceptionnel en 2020 est une consécration supplémentaire pour la propriété. Innovateur infatigable, Philippe Raoux demande aux winemakers les plus cotés de la planète de venir créer leur cuvée personnelle (et confidentielle) à Arsac. Il lance aussi à partir de quatre hectares de sauvignon la cuvée Céline, une décennie avant le retour en force des blancs de Bordeaux.

Une œuvre de Nikki de Saint Phalle dans le « jardin des sculptures ».

« Ne fais jamais ce que tu sais faire »
Sa formule provocatrice est celle d’un esprit curieux et entreprenant. L’art rattrape Philippe Raoux. Autant que le vin, c’est une source vive de questionnement et d’émerveillement. Dès l’été 1989, les chais d’Arsac accueillent des œuvres de Robert Indiana, Karel Appel, Vasarely, etc., confiées par la fondation Peter Stuyvesant. Philippe Raoux y voit le moyen de communiquer sur son château renaissant. L’expo s’intitule Aventure dans l’Art. Titre prémonitoire. Les cinq années suivantes, Raoux organise lui-même de nouvelles expos, Viallat, Buraglio, Pagès, Supports/Surfaces, entre autres, mais il se satisfait de moins en moins de voir repartir les œuvres prêtées. L’art a conquis son cœur et va recomposer l’ADN d’Arsac. À partir de 1994, les résultats des efforts faits à la vigne lui permettent de consacrer chaque année un franc par pied et rapidement 100 000 euros à l’acquisition de nouvelles œuvres. Son « jardin des sculptures » compte aujourd’hui une quarantaine d’œuvres (Niki de Saint Phalle, Bernar Venet, Jean-Michel Folon, Mark di Suvero, Jean-Pierre Raynaud, César, Arne Quinze, Jan Fabre, etc.) admirées par quinze mille visiteurs chaque année.

L’œuvre Skywatcher de Rotraut Klein-Moquay.

Les œuvres « parlent » du lieu
Skywatcher de Rotraut Klein-Moquay et L’homme qui mesurait les nuages de Jan Fabre évoquent l’inquiétude de l’humain face aux éléments. Le Pot rouge de Jean-Pierre Raynaud exprime le côté jardinier de la viticulture. L’Arbre du vent, immense sculpture mobile de Susumu Shingu, s’anime au souffle d’éole comme la canopée. Symbolique, La Diagonale de Bernar Venet, une poutre en acier de huit tonnes barrant la façade de la chartreuse du XVIIe, révolutionne l’image et le concept même du « château bordelais », invité à évoluer sans cesse. Dans le chai, une fresque d’après un dessin de Folon représente des oiseaux s’envolant hors d’un verre : une allégorie du raisin qui, transformé en vin, s’en va dans le monde régaler les amateurs. Philippe Raoux vivait en dialogue constant avec l’art. Son regard évoluait et jamais une œuvre ne l’avait déçu. La singularité d’Arsac lui a valu d‘être trois fois lauréat des trophées Best of Wine Tourism. Arsac est une aventure entrepreneuriale, viticole et artistique unique. Elle est aussi pérenne et accessible à tous.

Le plus grand bar à saké de Paris

« Nous proposons au bar tous les sakés disponibles en boutique. Un droit de bouchon de 20 euros par bouteille sera demandé pour une consommation sur place. Et si les gens veulent repartir chez eux avec une autre bouteille que celle consommée sur place, ils bénéficieront d’une réduction de 10 euros sur le prix boutique », précise Liam Yoshida, responsable de la catégorie saké à La Maison du Whisky, à propos de l’offre de ce qui devient le plus grand bar à saké de Paris.

Liam Yoshida, responsable de la catégorie saké à La Maison du Whisky.

La nouvelle carte Golden Promise affiche plus de 111 références de sakés consommables sur place. Pour faciliter le choix des consommateurs, les sakés proposés sur la carte seront triés par catégorie. La quasi-totalité a été sélectionnée au Japon par Youlin Ly, fondateur de La Maison du saké à Paris et détenteur du titre prestigieux de saké samouraï. La sélection regroupera des producteurs emblématiques, comme la maison Masumi, et des petits producteurs comme la maison Aquino. « Une pépite que Youlin Ly a dénichée dans la préfecture de Kyoto et qui fait des sakés d’une grande qualité », souligne Liam Yoshida.

Nouveau saké
La période de l’opération au Golden Promise coïncide avec la sixième édition du Saké Nouveau. Cette grande fête, célébrée au Japon, voit les Japonais, aux mois d’avril et de mai, déguster le saké qui a été fraîchement pressé et non pasteurisé (à la manière du Beaujolais nouveau, NDLR). Au bar, une cuvée inédite est ainsi proposée à partir de six euros le verre et de 15 euros la bouteille. Tout au long de l’événement, des accords mets et sakés sont proposés avec des bouchées signées Ryuichi Utsumi, le chef du restaurant gastronomique ERH, situé au rez-de-chaussée de la boutique. Pour Liam Yoshida, « le but de cet événement est de faire découvrir le saké au plus grand nombre d’où le prix attractif de cette cuvée disponible simultanément dans dix autres établissements et restaurants parisiens au moment de l’apéritif. En le dégustant à table, les consommateurs comprendront que certains accords mets et sakés fonctionnent parfaitement ».

Bar à whisky avant d’être bar à sakés, le Golden Promise possède l’une des collections les plus importantes en Europe de whisky et de whisky japonais, incluant des tirages inédits, presque impossibles à trouver ailleurs, comme un bowmore 1969 embouteillé en 1978. C’est également un bar à cocktails dont la carte « Contraste », préparée par les bartenders du lieu, joue sur des arômes et des goûts opposés en mettant en avant les équilibres entre acidité, amer, sucré et salé.

 

Comprendre le saké
Le saké est un alcool de fermentation et non de distillation, pasteurisé le plus souvent, qui titre entre treize et seize degrés, fait à base d’eau et de riz. Ce n’est pas le riz de table qui est utilisé pour faire du saké. Comme les cépages de cuve pour le vin, certaines variétés de riz ne sont pas destinées à la consommation courante, comme les variétés yamadanishiki ou omachi, par exemple. Il existe ainsi plus de 150 variétés de riz à saké et autant de profils aromatiques différents. Le saké ne passe pas par une phase d’élevage puisqu’il est immédiatement embouteillé après la fermentation et généralement consommé dans l’année qui suit. Il existe quand même de vieux sakés, réunis dans la catégorie des Vintage. Les sakés modernes sont fruités, floraux et aromatiques et peuvent se boire en apéritif ou, comme les vins blancs frais, en accord avec des plats légers. Les sakés traditionnels type « eau » se caractérisent par des arômes cristallins, légers et fins. Les sakés traditionnels type « riz » sont construits sur la richesse, avec des arômes céréaliers et l’expression de l’umami, ce côté savoureux et rond. Les sakés « nature » dont l’expression est un peu plus brute, moins dans la finesse. Ce sont des sakés exubérants et expressifs.

 

Les adresses où fêter le Saké Nouveau 2024
Sola (12, rue de l’Hôtel Colbert, Paris Ve)
ERH (11, rue Tiquetonne, Paris IIe)
Ake (8, rue Marie et Louise, Paris Xe)
Vecchio (14, rue Crespin du Gast, Paris XIe)
Shabour (19, rue Saint-Sauveur, Paris IIe)
Cheval d’Or (21, rue de la Villette, Paris XIXe)
228 litres (3, rue Victor Massé, 75009 Paris IXe)
Les Enfants du Marché (39, rue de Bretagne, Paris IIIe)
HuThoPi (53, rue de Charenton, Paris XIIe)
La Dame de Pic (20, rue du Louvre, Paris Ier)

La belle étoile de château Faugères


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La large appellation saint-émilion (5 400 hectares) est habilement organisée en différents secteurs. Celui où se trouve le château Faugères, cru classé depuis 2012, est situé à l’extrémité est de l’appellation, dans la commune de Saint-Étienne-de-Lisse, à la frontière avec l’appellation castillon-côtes-de-bordeaux. À cet endroit, le fameux plateau calcaire de Saint-Émilion chute de manière abrupte, proposant ainsi de splendides coteaux orientés vers le sud et l’est. Le vignoble de Faugères – l’un des plus importants de l’appellation avec 42 hectares – est planté à la fois sur ce plateau au sol calcaire et sur des coteaux argilo-calcaires. Le lieu forme ainsi un spectaculaire cirque de vignes, coiffé par l’arête du plateau, tacheté ici et là par quelques bosquets et découpé par des routes peu fréquentées.
Dans cet amphithéâtre, une croupe orientée encore plus directement vers le sud s’élève au milieu des coteaux. Autour de cette butte modeste qui profite d’un microclimat unique, sept hectares de merlot sont isolés du reste du vignoble pour produire le vin de Péby-Faugères. Reconnu cru classé lui aussi depuis 2012, le château Péby-Faugères profite désormais d’infrastructures neuves avec un chai dernier cri et fonctionnel qui regarde l’ensemble des vignobles : celui de Faugères lové dans le cirque, celui de Péby sur son promontoire et celui de Cap de Faugères, propriété de vingt hectares sur les coteaux de l’appellation castillon et point névralgique opérationnel autour duquel s’enroule tout ce « domaine de Faugères ». La chartreuse de Cap de Faugères est située au centre des trois vignobles, eux-mêmes dominés par l’impressionnant chai cathédrale de Faugères signé par l’architecte Mario Botta, où l’on vinifie et élève le grand vin du château et son second, Calice de Faugères.

Le très original chai cathédrale, inévitable dans le paysage, surplombe le vignoble de la propriété.

Exprimer la finesse
Ces trois crus distincts sont la propriété de Silvio Denz. Après avoir réussi dans l’univers de la parfumerie, l’homme d’affaires suisse a constitué progressivement un univers de marques liées à ses passions pour l’art, l’architecture et le vin dans le but affirmé de préserver les savoir-faire et l’artisanat d’exception. Il est ainsi devenu le propriétaire de la cristallerie alsacienne Lalique, de plusieurs hôtels de luxe et de quelques grandes tables (Villa René Lalique), mais aussi d’une importante société de négoce en vins en Suisse. À partir du milieu des années 2000, Denz investit d’abord dans des propriétés de la rive droite de Bordeaux, Faugères (2005) puis Rocheyron (2010), un cru situé sur le plateau calcaire dont il est copropriétaire avec Peter Sisseck. Vint ensuite la rive gauche avec l’acquisition en 2014 du château Lafaurie-Peyraguey à Sauternes, cru classé en 1855.
La gestion de cet ensemble viticole, auquel il faut ajouter une propriété en Toscane, a été confiée à Vincent Cruege, expérimenté directeur d’exploitation aidé par de jeunes directeurs techniques innovants. Les propriétés de Saint-Émilion dont il s’occupe ont bénéficié d’importants investissements pour leur permettre d’exprimer avec encore plus d’évidence les spécificités propres à leur terroir. Tri sévère au vignoble, recherche de rendements limités, travail en cuverie par gravité et réflexions nombreuses sur les élevages ont ainsi permis au vin du château Faugères d’évoluer vers un style plus équilibré. La situation topographique de son vignoble donne naturellement aux raisins, lors des bons millésimes, une maturité aboutie. La contrôler, dans les conditions actuelles du réchauffement climatique et en particulier dans les années d’excès (fortes chaleurs), est devenu un prérequis pour exprimer la fraîcheur et la finesse dont est capable ce terroir bien ventilé. Plus de suivi dans les prises de décision quant aux dates de récolte et aux schémas de cueillette des baies a permis à la propriété de gagner en précision.
Si le vignoble est dominé par une forte proportion de merlot, sa présence tend à se réduire dans les assemblage au profit de davantage de cabernet franc, donnant au vin une allure plus élancée, sans rien perdre de la volupté qui fait sa renommée auprès des amateurs internationaux. Un peu à l’écart de l’agitation du village, la propriété s’organise également, avec ses sœurs voisines, pour accueillir de plus en plus de visiteurs et leur faire découvrir ce secteur méconnu. Une ambition à la hauteur d’un groupe qui brille dans l’univers viticole pour ces réussites en matière d’œnotourisme haut de gamme.

Mathieu Jullien : « Un vin qui n’est pas bu est un vin qui n’existe pas »


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Vins d’Exception est destiné à vendre les vins de quatre domaines, Yquem, Cheval Blanc, le domaine des Lambrays et Colgin Cellars. Ce sont des vins qui se vendent tout seuls, non ?
Il y a des mises en marché plus ou moins réussies, indépendamment de la qualité des vins eux-mêmes. L’idées est d’optimiser leur distribution. Nous nous associons au savoir-faire viticole des propriétés, qui par ailleurs restent dirigées de façon autonome, en leur apportant un savoir-faire commercial. Il ne s’agit pas d’être un intermédiaire supplémentaire, mais de prolonger ce travail d’excellence jusque dans les mains du client.

Ce sont pourtant quatre propriétés aux identités fortes et distinctes.
C’est justement ce qui leur donne leur place au sein de cette entité. Chacune jouit d’une stratégie affutée, sur-mesure et indépendante, contrairement à une logique de portefeuille. Être distribué à travers la place de Bordeaux (Yquem, Cheval Blanc), un réseau d’importateurs (Domaine des Lambrays) ou en vente directe (Colgin Cellars) n’a rien à voir. C’est là que nous apportons des solutions.

Tout se joue donc sur le prix de vente ?
Nous ne sommes pas un véhicule de spéculation. Bien sûr, défendre notre position au sein des plus grands vins du monde passe par le prix. Cependant, il y a une ligne de crête à ne pas franchir et à surveiller en permanence. J’ai grandi avec des vignerons et ce sont des personnes envers qui j’ai le plus grand des respects. La spéculation, c’est le risque que les vins ne soient plus bus. Or un vin qui n’est pas bu est un vin qui n’existe pas.

Concrètement, comment y parvient-on ?
En créant des conditions d’appréciation sur le second marché et en concentrant tous nos efforts sur la consommation, modérée mais éclairée. Si nos efforts mènent à une non-consommation des vins, c’est un contresens total. Nos vins sont faits pour être bus et chaque mise en marché est un nouveau challenge.

Une grande partie de votre carrière s’est faite à Londres. En matière de distribution, les Anglais sont de bons professeurs ?
Ils m’ont appris le business et le pragmatisme. Lorsque je suis arrivé au Royaume-Uni, il y a vingt ans, je pensais, avec l’arrogance de la jeunesse, apprendre le vin aux Anglais. Je me suis pris un tel mur de connaissances que j’ai rapidement décidé de me taire et d’écouter, au point de me présenter comme un Français élevé par les Anglais lors de mon retour en France.

Les fluctuations du marché sont-elles inquiétantes pour les vins que vous vendez ?
Nous sommes l’émetteur du signal. Si nous envoyons le bon message, à chacun de nos intermédiaires d’abord et jusqu’au client final ensuite, nous n’avons pas à avoir peur. Je passe mes semaines à me rendre dans nos propriétés, à échanger avec nos équipes et à rencontrer nos partenaires. L’écrin que nous avons créé leur est destiné, ce sur-mesure fait la différence. Peu sont capables de faire de tels investissements pour le souci du détail, c’est évidemment une grande force.

Quelle est l’ambition de Vins d’Exception ?
Ce serait d’apparaître comme l’écrin où les plus grandes propriétés du monde réalisent leur potentiel. Qu’une famille qui ne puisse plus assumer ses responsabilités au sein d’un domaine majeur se tourne vers nous en pensant faire le meilleur choix, ce serait la reconnaissance de notre profond respect du métier de vigneron et de la singularité de chaque propriété. C’est mon graal.

Et vous seriez prêt à accueillir de nouveaux noms ?
Bien sûr, mais sans en faire un objectif à atteindre. Les propriétés d’excellence sont peu nombreuses, il faut que ce soit cohérent et naturel. On est attentifs. L’idée est d’être prêts si une opportunité se présente. C’est bien plus puissant d’être approché que de déclencher une acquisition, mais il faut faire ses preuves. La confiance ne se décrète pas et se mérite avec des actes. Le job ne fait que commencer.

Photo : Mathieu Garçon

Bordeaux, opération primeurs


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Plombée par un contexte de déconsommation, de repli des marchés historiques (États-Unis et Asie) et par une conjoncture bancaire extrêmement défavorable, la campagne des primeurs destinée à promouvoir et mettre en marché le millésime 2022 a connu de graves difficultés commerciales malgré l’immense qualité du millésime. Inquiétant et collectif, cet échec a plongé le marché des vins de Bordeaux dans une nouvelle crise existentielle. Et dans le camp des propriétés comme dans celui des négociants, on refuse d’en assumer la responsabilité, à un point tel qu’il y aura « un avant et un après 2023 », comme nous le confie anonymement un propriétaire de cru classé à Saint-Émilion. En bref, jamais le système de vente en primeur, historique, n’a semblé aussi proche de l’implosion. Résumons.
La plupart des acteurs concernés par la campagnes des primeurs que nous avons interrogés dans le cadre de notre enquête partagent le même constat d’échec. « Il y a un problème dans le système », résume sous couvert d’anonymat le directeur d’une propriété du Médoc. « La méforme de la campagne pointe du doigt plusieurs anomalies dans la manière dont nous fonctionnons. On nous a reproché, à nous propriétés, une certaine forme de snobisme alors que nous faisons notre possible pour maintenir le lien avec les professionnels qui sont le relais de notre discours. On nous reproche de ne pas nous engager suffisamment vers la voie d’une viticulture plus vertueuse alors que beaucoup de crus ont déjà changé et changeront encore sur ce sujet. Tout cela a un coût. Pour vendre, une propriété doit désormais remplir ces critères, en plus de faire du bon vin, reconnu comme tel par la critique internationale. Le problème, c’est que les négociants qui nous achètent nos vins n’acceptent pas la moindre hausse de prix, même quand elle est légitime au regard des efforts fournis. »

Loi du silence
Sur le papier, la force du système de la place de Bordeaux tient dans le cercle vertueux qu’elle fait naître : un bon vin est acheté au bon prix par le négoce, ce qui doit permettre de dégager des résultats pour le producteur comme pour le négociant qui l’achète et le revend à un distributeur qui l’achète et le revend, etc., jusqu’au consommateur final, heureux de faire une bonne affaire. Ce « ruissellement » repose sur la relation de confiance, contractualisée plus ou moins officiellement, entre les propriétés et les différentes maisons marchandes de la Place. Au cours de la dernière campagne, certains négociants ont reproché aux propriétés les plus prestigieuses une hausse de prix soudaine, abrupte, dans un contexte de taux d’intérêt élevé qui les incitaient à ne pas emprunter auprès des banques pour financer les immobilisations liées au stockage des vins. Le directeur d’une grande maison de négoce précise : « Le prix de sortie d’un vin en primeur est rarement une surprise. Le travail auprès des propriétés se fait toute l’année. Cela consiste à connaître leurs ambitions quant aux vins qu’elles veulent produire au cours des cinq ou dix prochaines années. On est bien conscients que cette ambition concerne aussi le prix ».

Chacun pour soi
Le problème de communication, père de tous les maux selon de nombreuses propriétés au sujet du faible démarrage de la campagne 2023, expose la situation d’une filière commerciale bordelaise où « les non-dits sont nombreux » et où le mimétisme commercial, logique dans un environnement concurrentiel, engendre des effets boule de neige incontrôlables. « On passe du temps à instaurer une relation de confiance et, au dernier moment, le prix annoncé par le vendeur est bien au-dessus de ce à quoi nous nous attendions. Forcément, ça refroidit », insiste le même directeur. À partir de ce premier moment de tension, crus et négoces craignent que l’incendie ne s’étende. « Si un cru très célèbre sort en premier à un prix qui n’était pas attendu, les autres propriétés se sentent obligés de remonter leur prix. Sinon, elles ont l’impression de perdre de l’argent. Et celles qui ne le font pas se sentent lésées », précise un autre directeur dans un cru classé médocain.
En bref, la relation tacite qui vise à gagner de l’argent sur la force des marques et la qualité de distribution de la place de Bordeaux peut exploser à la moindre étincelle. C’est l’autre problème du système actuel. Peu de marques, finalement, ont ce que l’on appelle un vrai marché en primeur. Pour elles, l’opération commerciale est plutôt une opportunité de communication qui permet à leurs vins d’être sous les feux des projecteurs de cette énorme machine de promotion, unique au monde dans le secteurs des vins et des spiritueux. Combien de crus, parmi ceux qui présentent leurs vins aux jugements des critiques et des acheteurs internationaux lors de la « semaine des primeurs » sont-ils réellement distribués par la Place et vendus en primeur à un prix vraiment avantageux ? « Aujourd’hui, il n’y a pas plus de trente marques qui performent. Ce sont celles qui ont réussi par leur propres moyens, avec beaucoup de travail, à développer leur propre notoriété et à créer une vraie désirabilité. Le consommateur veut boire leurs vins et le collectionneur veut y placer son argent. Autrement dit, les marques qui font tourner le système des primeurs sont au fond celles qui en ont le moins besoin. »
D’autres font un constat plus mesuré : « Pour ceux qui ont réussi à entretenir une très forte relation de confiance et qui ne font pas de soubresauts soudains en matière de prix, le système reste un bon outil. En particulier pour les marques dites liquides ». Importante pour décrypter la situation, cette notion de marque liquide concerne des vins peu ou pas spéculatifs pour lesquels la demande est constante, aussi bien pour les vins jeunes que plus vieux et prêts à livrer. « Avec ces marques, les négociants savent qu’ils vont gagner de l’argent et ne pas se retrouver avec du stock sur les bras. » Mais ces marques liquides, dépendantes du contexte macroéconomique, impliquent d’être « travaillées » par la Place sur les marchés historiques, où l’ensemble des crus cherchent à consolider et développer leurs parts, mais aussi sur les marchés de niche captés spécifiquement par chaque négociant. Face à ces complexités, les crus en difficulté reprochent à la place de Bordeaux le développement de son activité de distribution de vins étrangers, même si cette dernière témoigne de la confiance des domaines internationaux, dont quelques-uns parmi les plus cultes, dans le rayonnement et l’efficacité du système bordelais. « C’est une vitrine, certes, mais l’important, c’est de vendre », martèle un propriétaire excédé.

Crise de confiance
Les négociants, dont tout dépend, se retrouvent sur le banc des accusés. On leur reproche d’accepter « le petit jeu » des propriétés dont les vins se vendent « tout seuls » et de ne pas encourager les efforts d’une partie des crus qui veulent simplement que leurs vins soit reconnus à leur juste valeur. Pour la place de Bordeaux, cela implique de refuser une hausse de prix parfois insignifiante – moins d’un euro pour certains vins. Après tout, pourquoi un acheter un vin qui ne va pas se vendre ? Pour les propriétés, quelles sont les alternatives ? Mettre en place un système de vente direct, « sortir des primeurs », mettre en place son propre réseau de distribution ?
La réussite de certaines marques plébiscitées par les consommateurs a montré que d’autres voies étaient possibles. Cela implique de se priver de la force de promotion propre au système. « On aurait pu faire une campagne incroyable avec le millésime 2022. Au lieu de cela, chacun a joué son propre jeu. Le système perd de son intérêt puisque le vin ne prend pas plus de valeur entre le moment où il est acheté en primeur et le moment où il est vendu en bouteille. » Parfois, il en perd. Malgré tout, beaucoup de crus croient toujours que le système des primeurs reste capable de faire rayonner les vins de Bordeaux et de donner aux consommateurs la possibilité de faire des affaires, sa première vocation. Mais le phénomène de défiance semble tout de même atteindre un point de non-retour : « En moyenne, pour les grands crus de Saint-Émilion, ce qui a été vendu en primeur lors de la campagne représente 20 % des volumes ». Dans le camp du négoce, on ne se réjouit évidemment pas de la situation. Un tiers des maisons historiques de la Place sont confrontées à des difficultés structurelles. Pour certaines, la liquidation semble inévitable. Pour d’autres, la solution réside dans la diversification des activités et la reprise en main de la filière en aval, ce qui passe par une maîtrise de la distribution, chez les cavistes par exemple. Enfin, pour les plus solides financièrement et les plus prestigieuses, l’avenir repose sur une sélectivité encore plus resserrée des marques « à porter ».

Portes de sortie
Accepter que l’on puisse baisser ou monter son prix, d’une année sur l’autre, en fonction de la qualité du produit rappelle à tous que le vin n’est pas une valeur marchande comme les autres. Son prix suit un cours qui n’est pas défini seulement par l’offre et la demande. Un propriétaire précise, lucide : « Les prix auraient dû baisser en 2021. Au contraire, certaines propriétés sont restées dans la lignée des 2019 et des 2020 alors que le millésime n’était pas la hauteur. Comment faire en 2022 quand le millésime est encore plus grand ? ». Les investissements consacrés à l’élaboration de vins de lieux ont un coût que les propriétés répercutent légitimement sur le prix de vente, plus dans un souci de positionnement susceptible de traduire leurs ambitions que dans une volonté de s’enrichir sur le dos des négociants qui achèteront « quoi qu’il arrive leur vin, parce c’est comme ça que cela marche ».
Sur ce point, le fossé s’est creusé entre les propriétés. Certaines ne partagent plus les mêmes attentes vis-à-vis d’une partie de la Place qui voit dans les supers crus des valeurs marchandes s’échanger et se revendre sans rien faire. « Millésime chaise longue » pour tout le monde. Sauf que la situation s’enlise pour les crus dits intermédiaires. Par idéologie, par attentisme parfois, par humilité surtout, ces crus veulent « jouer le jeu » des primeurs et vendre un vin accessible, bonne affaire pour le revendeur, bonne affaire pour le consommateur. Une éthique qui ne rapporte pas suffisamment, mais lie certaines marques avec les particuliers qui ont en ont pour leur argent.
Lancée officiellement par Philippe de Rothschild en avril 1983, pour la présentation d’un millésime 1982 devenu mythique depuis, la semaine des dégustations en primeur est rapidement devenue incontournable. Mais le système mis en place depuis des siècles par les marchands de Bordeaux est aujourd’hui le symbole d’un vignoble divisé quant à ses perspectives commerciales et à la voie à suivre en matière de positionnement. Le vin de Bordeaux est fondamentalement protéiforme. « Ensemble, tous singuliers », promet ainsi la nouvelle campagne de communication de son interprofession. Cette identité réaffirmée s’accompagnera, sans doute, de plus de diversité dans son système de commercialisation et de distribution, aussi historique soit-il. Cette révolution ne se fera pas sans fracas.