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Xavier Vignon : « Le cahier des charges est une vraie chance »

Photo Charlotte Enfer

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Châteauneuf-du-pape est-elle une appellation d’avenir ?
Il y a trente ans, c’était l’appellation la plus qualitative du Rhône méridional. Aujourd’hui, c’est la plus délicate à exploiter. Les quartiers situés au sud de l’appellation sont très sensibles à la sécheresse tout en devenant meilleurs les années humides. Le plateau de Mont-Redon est au contraire souvent inondé, mais il résiste bien à la chaleur et les vignes qui y sont plantées gagnent en qualité avec le réchauffement. Le vrai avantage de cette appellation, ce sont ses galets roulés qui préservent la chaleur emmagasinée pendant la journée. Cette constance permet d’avoir des tannins fins et beaucoup de fruit. Les galets permettent aussi une bonne rétention de l’eau accumulée par l’argile en-dessous, là où le calcaire le ferait sécher immédiatement.

Châteauneuf sait aussi s’adapter grâce à ses cépages.
Le cahier des charges de l’appellation permet d’en utiliser treize, sans être restrictif quant à la formule d’assemblage. On a l’opportunité d’aller chercher du terret noir, du vaccarèse, de la counoise ou du muscardin qui sont de vieux cépages plus résistants aux fortes chaleurs, oubliés ces dernières années et pourtant admis dans le cahier des charges. C’est une vraie chance que n’ont pas les vignerons corses, par exemple, contraints de sortir des appellations pour revenir aux cépages autochtones.

L’année 2024 est particulière. Il a beaucoup plu avec une chaleur modérée. Est-ce une amélioration par rapport aux derniers millésimes très chauds et secs ?
Avoir eu beaucoup d’eau est une bonne chose pour nous. Les sols ont été réapprovisionnés pour les prochaines années. C’est peut-être la région viticole qui en a le plus bénéficié, car elle est aussi la plus précoce. D’après les premiers tests, on revient sur un millésime à peu près « normal », tel qu’on pouvait en produire il y a vingt ans. La contrepartie de cette humidité, c’est qu’elle attire les maladies, notamment le mildiou. On constate aussi que le raisin est plus tardif que les autres années, il va falloir le prendre en compte pour les vendanges. En tout cas, on n’a jamais vu la région si verte pendant l’été.

La situation vinicole dans le Rhône méridional a-t-elle beaucoup changé par rapport à vos débuts ?
Quand je suis arrivé, les vins du Rhône avaient très mauvaise réputation. On peinait à faire des vins qualitatifs, les mûrissements étaient tardifs, on manquait de sucre et d’alcool, la chaptalisation était répandue. Aujourd’hui, c’est l’inverse. On essaye de réduire ces taux, qui ont considérablement augmenté en raison du réchauffement climatique, dans un contexte où l’on vendange déjà deux à trois semaines plus tôt. Les combats d’hier sont devenus les problèmes d’aujourd’hui. Les températures augmentent à une vitesse fulgurante depuis une quinzaine d’années et le Rhône méridional est forcément une des régions viticoles les plus exposées à la sécheresse.

Certains terroirs deviennent plus qualitatifs. Sont-ils à privilégier pour l’avenir ?
Je m’intéresse de plus en plus aux appellations ventoux et beaumes-de-venise. On associe cette dernière au muscat et à ses sables alors qu’elle a les terroirs les plus diversifiés de la région. On y trouve une trentaine de sols différents, parmi lesquels les plus qualitatifs, comme des éboulis calcaires identiques à ceux de Gigondas. Les sables ont par ailleurs une bonne capacité de rétention, j’y ai planté du picpoul, du vaccarèse et de la counoise avec de jolis résultats. Mais les AOC beaumes-de-venise et ventoux ont surtout ce sol merveilleux, issu du Trias, concentré de tous ces terroirs en un. Ni trop sec, ni trop humide, il garde la fraîcheur tout en donnant du corps, c’est vraiment l’idéal pour le vin. Si j’étais une vigne, je voudrais vivre sur du trias. Ces appellations ont enfin des parcelles très élevées, jusqu’à 600 mètres d’altitude. J’ai acquis treize hectares en ventoux en avril 2023 et j’en suis très satisfait.

Quelles sont les solutions concrètes au vignoble pour amortir les effets du réchauffement climatique ?
À l’époque où l’on cherchait à éviter l’acidité, le palissage s’est développé dans la région, car il permettait aux feuilles de se développer davantage et aux raisins de gagner en sucre, et donc en alcool. Avec les contraintes d’aujourd’hui, il vaut mieux revenir au gobelet, même s’il nécessite un travail manuel. Il faut aussi privilégier les expositions nord et est pour éviter l’excès d’ensoleillement. L’altitude est également une solution. Elle favorise les écarts de température et donc la création de tannins et le maintien de l’acidité. On fuyait les sols peu drainés hier, ils sont désormais devenus très intéressants car ils ont une meilleure rétention d’eau. Le mistral est aussi un atout car il préserve le raisin quand il est mûr, il permet à l’eau de s’évaporer en concentrant ses sels minéraux, un autre contrepoids pour le sucre.

Et en cave ?
Le premier enjeu est la date de récolte. Il faut viser le moment optimal pour avoir le bon taux d’acidité. Les vendanges dans le Rhône sont délicates car le mûrissement des raisins est très hétérogène avec les différents cépages, terroirs, altitudes et expositions. Elles s’étalent sur deux mois et demi là où d’autres régions les font en deux ou trois semaines. Cela nécessite d’avoir l’œil et une bonne connaissance de ses vignes. Au chai, l’enjeu est plus porté sur les assemblages. Ils vont varier chaque année en fonction de ce que donne la vigne, le but étant de retrouver le même style. La richesse de l’assemblage est qu’elle permet au vigneron d’avoir sa patte. Je me suis essayé à assembler plusieurs millésimes afin d’exploiter les atouts de chacun en palliant les défauts des autres. Certains expriment le terroir, d’autres le climat, parfois c’est le cépage qui ressort. On obtient des vins complexes de cette manière.

Le réchauffement est presque devenu une source d’inspiration pour vous ?
En essayant d’y trouver des solutions scientifiques, mon côté créatif s’exprime. En 2015, j’ai eu l’idée de faire ma première cuvée Almutia, un blanc de noirs en appellation châteauneuf-du-pape. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le cahier des charges précise les cépages, mais pas la couleur du vin. Rien ne m’empêchait donc de garder les premiers jus de mourvèdre pour en faire un vin blanc, afin d’exploiter leur acidité. Plus les années passent, plus le résultat est satisfaisant, on n’obtiendrait jamais un châteauneuf blanc aussi tendu. Cette fraîcheur, on l’a aussi dans une cuvée 100 % viognier en appellation vacqueyras qui provient de parcelles en altitude.

Comment envisagez-vous le vin dans le futur ?
Globalement, la clé, c’est de migrer au nord et en altitude. Je pense qu’il y a une vraie latitude d’adaptation par ces deux vecteurs. Mais à terme, la limite sera le manque d’eau, que l’on ne pourra pallier d’aucune manière. J’aimerais un jour essayer de faire du vin dans un endroit vierge, pourquoi pas la Bretagne, ou même l’étranger. Seule certitude, plus on avance dans le temps, moins les vins que l’on produit vieillissent correctement, car la bonne conservation est liée au PH, l’acidité. Les vins que l’on produisait il y a trente ans étaient imbuvables sur le moment et le devenaient des années après. Ceux que l’on produit aujourd’hui sont bons immédiatement mais ne le seront bientôt plus. J’ai ouvert l’autre jour un châteauneuf-du-pape de 1972 qui était délicieux et qui a encore un potentiel de garde énorme. Un jour, peut-être que l’on ne boira que des vins du XXe siècle.

Le chaos et l’éternité

Qu’il s’agisse de nos modes de consommation, de nos habitudes culturelles, de nos moyens d’information, de nos organisations politiques, bref, de nos vies entières, l’époque est aux bouleversements. Le vin n’échappe pas à ce grand chamboule-tout. Une étude récente montrait que la consommation de rouge ne cessait de diminuer au profit des blancs et des rosés. Certains déclinologues professionnels y ont vu « un nouveau signe de la décadence de la France », oubliant que le phénomène était mondial et qu’en matière de blanc, de bulles et de rosé, notre pays ne manque incontestablement pas d’atouts. Plus justement, un consultant en stratégie remarquait récemment que « le vin est la seule industrie en forte décroissance qui refuse les opportunités de l’innovation ». Au rebours de cette tendance générale, nous avons choisi de consacrer une bonne partie de ce numéro à des valeurs éternelles de l’univers du vin : les forêts de chêne, le centenaire d’une famille belge attachante dans un cru mythique de Pomerol, les souvenirs et leçons de vie d’un patriarche génial du Médoc et la saga d’une grande appellation française à la fois historique, traditionnelle et familiale, Châteauneuf-du-Pape. Avons-nous fait ces choix par esprit de contradiction ou par conservatisme exacerbé ? Bien sûr que non. Pour autant, ce sommaire mettant fièrement à l’honneur des valeurs immuables et essentielles du vin n’a pas été imaginé au hasard. Dans ce monde qui flirte sans cesse avec le chaos, nous sommes en effet convaincus de l’essentielle évidence de cette plante, posée entre terre et ciel, veillée et interprétée par une femme ou un homme pour produire un modeste ou grand bonheur aux accents d’éternité. Qu’une bonne partie de l’humanité s’interdise, pour de multiples raisons, de découvrir cette évidence, que le vin soit à la mode ou plus, finalement, cela n’a guère d’importance. Nous qui connaissons la diversité créatrice, culturelle et symbolique du vin, savourons-la longtemps encore, ensemble.

 

 

 

 

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Le Nouveau Bettane+Desseauve 2025, trente ans ensemble

En 1994, il y a exactement trente ans, nous décidions de créer notre premier guide des vins de France. Il existait déjà de tels ouvrages à l’époque, mais aucun ne nous paraissait capable de répondre à des interrogations simples, que nous posaient régulièrement les amateurs de vins que nous rencontrions. Quels sont les meilleurs producteurs de telle ou telle région ? Quels sont les vins les plus intéressants de telle appellation ? Quels sont ceux qui progressent et méritent d’être découverts au plus vite ? Etc. Pour réaliser ce premier guide, nous avions choisi une méthode radicale. Nous nous étions enfermés tous les deux dans un bureau, recensant région par région, appellation par appellation, village par village, tous les producteurs qui nous paraissaient intéressants à suivre et à déguster. Après être parvenus à une première sélection de plusieurs centaines de noms, nous nous engageâmes dans un long parcours de visites, de dégustations puis d’écriture, qui trouva son terme avec le lancement en septembre 1995 du Classement Bettane et Desseauve des vins et domaines de France.
Vous avez entre vos mains, trente ans plus tard, un ouvrage signé des mêmes auteurs (aidés néanmoins d’une formidable équipe de dégustateurs) qui répond peu ou prou aux mêmes questions. Avec cependant une méthode de travail bien différente. En trois décennies, la France du vin a tellement progressé, s’est tellement multipliée qu’il serait vain d’établir une telle pré-liste. Dans chaque village viticole, dans chaque catégorie de producteur, du plus humble au plus puissant, il y a chaque jour de nouveaux talents, de nouveaux projets excitants qu’il faut suivre sans relâche, palais et stylo à l’affût. Nos principes et nos exigences restent les mêmes. La première concerne les notations. Alors que beaucoup de nos confrères se sont lancés dans une invraisemblable inflation de notes élevées, que le moindre site de vente de vins affiche des notes hyperboliques pour des flacons aussitôt oubliés, nous maintenons une rigueur de notation qui correspond à l’idée que nous nous faisons de la hiérarchie viticole : 88 sur 100 caractérise pour nous un bon vin, 90 un très bon et les notes allant de 95 à 100 sont suffisamment rares pour que chacun comprenne qu’il ressentira une émotion exceptionnelle en dégustant ce vin. Nous suivons en second lieu une seule idéologie, celle du grand vin, et celle-ci nous guide quelle que soit l’école œnologique, la tendance viticole ou la mode ayant conduit à son élaboration. Enfin, notre mission consiste à vous révéler le génie propre de chaque vin, de chaque domaine qui le mérite. La civilisation du vin est multiple, ouverte à d’innombrables influences et échanges. C’est précisément cette diversité universelle qui nous est chère et que nous aimons, depuis trente ans, vous faire partager.
Michel Bettane et Thierry Desseauve

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et en librairie à partir du 4 septembre

Afrique du Sud, l’union des possibles

En langue Zulu, cette sculpture en bronze s’intitule Izandla ziyagezana, ce qui veut dire : « Les mains se lavent entre elles » ou encore « En tant qu’un seul peuple, nous devons nous entraider ». L’œuvre du sculpteur sud-africain Anton Smit se trouve dans le domaine de Grande Provence, à Franschhoek, comme une grande partie de son travail. Photos Mathilde Hulot

Retrouvez cet article dans En Magnum #35. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Il y a un quart de siècle, l’Afrique du Sud m’avait laissé un goût amer à deux reprises. En avril 1997, j’avais parcouru les vignobles du Cap pendant un mois et demi avec l’homme que j’allais épouser. Puis à nouveau en 2000, seule avec notre bébé de six mois sous le bras. Jour après jour sur le terrain, je constatais les errances et les difficultés d’une filière viticole qui s’ouvrait sur le monde après des années de boycott dû à l’apartheid. La période qui avait suivi son abolition (1994) avait vu la levée de sanctions et le miracle au pouvoir d’un Nelson Mandela sorti de prison. Mais les montagnes et paysages époustouflants contrastaient avec le mal-être d’une société meurtrie par des années de cruauté et de haine. Partout, cela se ressentait. La méfiance et les préjugés régnaient en maîtres. Les workers, main d’œuvre pas chère logée dans les farms (fermes agricoles), étaient souvent maltraités et mal nourris, payés encore en partie en vin. Ce système de rémunération engendrait des désastres, en particulier la naissance de bébés venant au monde avec l’alcohol fœtus syndrom. Je les voyais ces enfants, dans les vignes et les arrière-cours, amochés par l’alcool.
27 mars 2023. L’amertume s’est transformée en étonnement et la tristesse en espoir. Mes amis coloureds sont tout excités. Ils veulent me faire découvrir un lieu qu’ils chérissent : Root 44. Un énorme complexe sur deux étages situé au sud de Stellenbosch, sur la route de Somerset West (la R44). Au rez-de-chaussée, une centaine de stands (fish and chips, ribs, agneau, sushi, huîtres, pizza, vin, etc.). Au premier étage, des tables immenses où l’on fait la fête en famille, entre amis. Dehors, une pelouse vert pomme s’étend devant un paysage de vignes dominées par le Drakenstein et le Simonsberg. Jamais je n’aurais imaginé qu’un tel lieu puisse exister, où blancs, noirs, coloureds puissent se mêler joyeusement, unis par les plaisirs du ventre. Cette nouvelle génération de coloureds trouve sa place dans la société avec des revenus et des positions que leurs parents, qui ont vécu de plein fouet l’apartheid, n’auraient jamais espéré toucher du doigt un jour. L’Afrique du Sud a bien changé, du moins les Winelands, coin privilégié où le trio vin, vigne et tourisme dynamise l’économie. Place aux initiatives encourageantes, comme celle de Pebbles Project. Depuis 2004, cette organisation à but non lucratif aide la communauté des workers, grâce à des dons, à mieux gérer la santé et l’éducation des enfants. La Winemakers Guild Association, avec son programme de protégés, encourage les winemakers non blancs à tenir les rênes des vinifications, et ça marche. Des envies folles existent, comme de planter des vignes dans les townships du Cap (Township Winery), des équipes fonctionnent en couleurs et en entente (Springfontein, Creation, etc.).

Direction Hermanus, par la route 45 qui mène de Franschhoek à la côte. Les nuages jouent en permanence avec les montagnes.

Une société toujours contrastée
La sommellerie vit une révolution : des centaines de jeunes, toutes ethnies confondues, se forment tous les ans. Certains bénéficient de bourses de donateurs internationaux, comme la fondation Gérard Basset. « Il reste tellement à faire », contrebalance la productrice Carmen Stevens (voir encadré). Les entreprises viticoles ou non se doivent, selon la loi, d’embaucher des noirs et des coloureds. Ce black empowerment, sorte de discrimination positive, a servi une poignée d’hommes politiques qui se sont enrichis et n’ont rien apporté aux gens à qui le concept était destiné. Il a aussi engendré du superficiel. Photos d’équipe mixte trendy ou winemaker noir pour illustrer le prospectus alors qu’il ne touche pas le vin. Même s’ils existent, les mouvements d’intégration sont encore peu nombreux. « C’est une société toujours contrastée », analyse Jean-Vincent Ridon qui a vu éclore cette nouvelle nation. Le Français, meilleur sommelier d’Afrique du Sud 2023 et fondateur de la Sommeliers Academy (voir son portrait p. 66), poursuit : « Le gouvernement n’a pas su éduquer la nouvelle génération. Pour former les futurs sommeliers, les conditions restent difficiles. La scolarisation reste faible et les possibilités de voyage sont limitées. Il n’existe pas de structure professionnelle encadrante, pas de transport public, peu d’internet. C’est aussi ça, l’Afrique du Sud ». Les blancs possèdent les terres depuis le Natives Land Act de 1913 : ils détiennent 87 % des surfaces alors qu’ils sont minoritaires en termes de population (9 %). Le renversement est peu visible. Certains « non blancs » ont pu réaliser leur rêve d’accéder à des propriétés viticoles, soutenus par des aides financières ou humaines, comme Paul Siguqa, Berene Sauls ou les Seven Sisters qui se sont vu octroyer plusieurs hectares en périphérie de Stellenbosch. Mais l’argent reste le nerf de la guerre. Une situation renforcée par une gentrification galopante. Car ici comme ailleurs, le défi est le même : construire un projet durable, financièrement et qualitativement.

Avoir confiance en soi
En vingt-cinq ans, la qualité a bondi, boostée par une nouvelle génération de winemakers. Celle-ci a rapporté de ses voyages en Europe et ailleurs les techniques qui marchent et qui offrent des vins plus modernes (macérations préfermentaires, essais de nouveaux contenants) et surtout, plus de confiance en soi. Découvrons le nouveau visage de ce vignoble post-apartheid qui a eu le temps de se construire. Une demi-heure suffit à se noyer dans les vignes depuis l’aéroport de Cape Town. Les routes sont larges et agréables, rouler à gauche est un jeu d’enfant. Tout le monde parle un anglais parfait – ce qui facilite le séjour – quel que soit son âge, son métier et son ethnie. La ville de Stellenbosch s’affiche toujours comme le cœur du vignoble avec son centre viticole et son université, mais elle accueille désormais 30 000 étudiants du monde entier et s’est donc élargie. Les rues grouillent de restaurants. C’est dans sa périphérie que se trouvent les plus beaux domaines, les plus connus aussi, parmi les plus anciens, les plus prisés, comme Kanonkop, Neil Ellis, Thelema, etc. À l’image de Tokara, domaine créé en 1996, dont les vignobles surgissent, majestueux, sur les pentes du Simonsberg le long de la route R310, presque toutes les caves du Western Cape offrent désormais le trio classique « vin-restaurant-art ». À Franschhoek, « le coin des Français », à trente minutes à peine de Stellenbosch, l’œnotourisme de masse bat son plein. Sur la voie de chemin de fer construite en 1904, le Wine Tram lancé en 2012 rappelle le wine train californien. Il dessert les propriétés qui s’égrènent de part et d’autre de la route R45. Aux historiques se sont ajoutées des caves récentes qui offrent le nec plus ultra. Elles font toutes de « l’outsourcing » : seuls quelques hectares de vignes entourent le lieu de vinification, le chai de vieillissement, la salle de dégustation, et parfois un restaurant. Le domaine Le Lude, par exemple, créé en 2009 par un couple de Sud-Africains fous de la France et de champagne, fait venir ses raisins de Robertson et des régions côtières pour ses méthodes traditionnelles (appelées Cape Classic). Tout est vinifié ici, autour du restaurant L’Orangerie, une table chic et simple au soufflé au fromage mémorable, d’où l’on aperçoit la cuverie derrière des vitres et, sous nos pieds, les stocks de bouteilles couchées. Dans la vallée de Durbanville, près du Cap, une quinzaine de producteurs se sont unis autour du sauvignon blanc, leur fer de lance. Diemersdal, propriété historique de 1698, montre la voie avec des blancs profonds et aromatiques dessinés par la cinquième génération.

Horizons infinis
Les Winelands s’étendent tout autour de la péninsule, sans limite, parfois très loin, avec des producteurs libres de planter – mais aussi de se planter. Une grande liberté qui fait la force du Nouveau Monde. Comme dans le secteur de Walker Bay, au sud du Cap et à deux coups d’aile de l’océan Atlantique, qui se métamorphose depuis 2000. À l’époque, seuls quelques producteurs faisaient parler d’Hermanus. Tim Hamilton Russel, pionnier des pionniers, avait acquis quelques hectares en 1975, à une époque où des quotas de production lui interdisaient de planter des vignes. Depuis, les chardonnays et les pinots noirs du domaine qui porte son nom, les pinotages d’Ashbourne et les sauvignons blancs de Southern Right, les autres propriétés de la famille, sont des valeurs sûres de la Walker Bay et de toute l’Afrique du Sud. Son fils Anthony, deuxième génération, m’avait reçue avec sa première femme et ses filles dans ce superbe domaine aux eucalyptus gigantesques. Désormais soixantenaire, il n’a pris ni kilo ni ride, mais il est affublé de deux crutches (béquilles) après avoir chuté au ski. Entouré d’amis et de clients, il explique autour d’un délicieux repas concocté par Olive, épousée en 2004, et d’un pinot noir de 2005, à point, les changements des dernières décennies. Il regrette que le pinotage, croisement de cinsault et de pinot noir, soit « la seule contribution que son pays ait fait au monde du vin ». Lui, pourtant, n’a eu de cesse de faire bouger les lignes, au moins dans sa région. Il a fondé une école sur le domaine pour veiller à l’éducation des enfants des workers. Il a poussé Berene Sauls, une jeune coloured arrivée chez lui comme fille au pair en 2001, à faire ses propres vins dans son chai (quelques fûts et une rangée d’amphores), voyant en elle un vrai potentiel. Depuis, cette maman de deux ados a acheté un terrain sur sa terre d’origine, à Tesselaarsdal. Plus encore, il est à l’origine de la naissance et de l’expansion de l’appellation d’origine Hemel-en-Aarde (le Ciel et la terre en afrikaans). Dans cette vallée encore sauvage plantée de chardonnay et de pinot noir, une quinzaine de domaines ont vu le jour depuis 2000. Il m’arrive rarement de pleurer en arrivant sur une propriété, je n’ai pas lutté en voyant la beauté de Creation, de son lac dans lequel se reflètent rangs de vignes et montagnes, où les parfums des fynbos, herbes aromatiques et essences diverses vous donnent le sentiment étrange d’être dans un rêve. Carolyn, Sud-Africaine, et Jean-Claude Martin, le vinificateur suisse de Neuchâtel, mariés en 1999, reçoivent ici jusqu’à 60 000 visiteurs par an qui tombent tous sous le charme. Leurs vins sont impressionnants, d’une grande profondeur. Leur ami bourguignon Martin Prieur, petit-fils du vigneron Jacques Prieur à Meursault, s’est aussi laissé séduire avec sa femme Joséphine. Le couple possède désormais six hectares sur ces terres encore fraîchement plantées, bordées de plusieurs centaines d’oliviers et baptisées Clos de la paix.

Une équipe multicolore
À une trentaine de minutes d’Hermanus en longeant la côte Atlantique, point d’observation des baleines, le domaine Springfontein dépayse comme nul autre. Tout y est, les vins sont excellents, de fruits et de fraîcheur comme j’en ai rarement bus ici. Johst Weber, un Allemand qui s’est lancé dans l’aventure à la fin des années 1990, a misé sur les cépages sud-africains : le pinotage et le chenel, cépage encore peu connu, croisement de chenin et d’ugni blanc. En bordure d’océan, ce terroir fascinant est fait de sable et de calcaire. L’équipe « multicolore », une trentaine de sprinfgfonteiners comme ils se nomment, est menée par Johst et sa femme, Jeanne Vito, une Française de Chablis dont le père est du Togo. Elle y a même créé (au Togo !) un vignoble pour lui rendre hommage. La table est à tomber, sous l’inspiration d’un chef néérlandais, Edwin Vinke. Une expérience gastronomique unique dans ce pays aux mille saveurs. Plein nord, au-delà des chaînes de Babilonstoring, de Franschhoek et de Paarl, tout au nord du Cap, s’étend le Swartland. Il y a vingt ans, cette région était à peine connue du mondovino. Sous les étendues de blé se cachaient d’innombrables terroirs révélés par de fortes personnalités comme Neil Ellis (le même qu’à Stellenbosch) ou Eben Sadie. Prometteur winemaker de Spice Route à l’époque, une winery consacrée à la syrah, il a lancé en 1999 Sadie Family Wines sur le lieu-dit Paardeberg. Ses épaules de cinquantenaire ont pris de l’étoffe, ses bush vines (en gobelet) se sont contorsionnés, vieux pieds de mourvèdre, de cinsault, de grenache, de carignan dont il tire des merveilles. Pas moins de 37 hectares de cépages méditerranéens, mais aussi de chenin, ont fait sa réputation et celle du vignoble du Swartland, toutes deux savamment mêlées. Il les arpente du matin jusqu’au soir, avec son chien et ses godillots. Avec ces figures de proue, les Sud-Africains ne sont qu’au début de leur formidable aventure. Keep your eyes, nose and mouth open!

8 à suivre

Benguela Cove, le lagon bouillonnant
Dans cet estate impressionnant (pas d’achat extérieur de raisin), l’énergique entrepreneuse Penny Streeter mêle depuis 2013 événementiel, art et restauration dans un cadre moderne. Il faut retenir deux choses : le label WWF de conservation de la nature, un point non négligeable, et la fraîcheur des vins concoctés par le très doué
Johann Fourie dans un cave sortie de terre en 2017.
Où ? Botrivier Lagoon

Klein Goederust, un bijou bien placé
Paul Siguqa s’est installé tout près du centre de Franschhoek. « C’était ça ou rien », explique-t-il pour justifier l’emplacement de cette propriété d’à peine dix hectares qu’il a réussi à s’offrir. Ce fils de worker de la tribu Xhosa a travaillé dur pour créer ce petit bijou où il reçoit avec fierté et le cœur grand ouvert parents et clients autour
de ses vins déjà très élégants. Il prévoit une cave et un hôtel.
Où ? Franschhoek

Paserene et Atlas Swift, un winemaker des terroirs
Que son partenaire soit un riche entrepreneur minier ou sa propre femme Welma, sommelière, les vins de Martin Smith sont justes et bien faits. Pour Paserene, créé en 2013, les vins proviennent de trois régions, Franschhoek, Elgin et Tulbagh. La gamme est large, avec des rouges soignés issus de syrah, de carignan, de mourvèdre, de cabernet-sauvignon. Pour son nouveau projet familial, Atlas Swift, initié en pleine épidémie de Covid, il ne s’agit que de chardonnay de cinq autres provenances : Wellington, Robertson, Franschhoek, Cederberg et Cape South Coast. Une belle étude de terroir en devenir.
Où ? Franschhoek (et autres)

The Township Winery, le rêve communautaire
Graham Knox est Australien mais vit en Afrique du Sud, au Cap, depuis 1975. Il a œuvré tout ce temps au développement de marques de vin et de spiritueux, a écrit plusieurs bouquins de référence sur le sujet. Activiste humanitaire, il a toujours eu à cœur d’aider un maximum de monde à créer des projets, jusque dans les townships en soutenant la winery créée par l’urbaniste Kate Jambela. Lien touchant entre les peuples, Graham Knox soutient, trouve des financements et accompagne jeunes et moins jeunes jusqu’au bout.
Où ? Stellenbosch

Colmant, des bulles belges
Paul Gerber, un ex-prof de maths devenu winemaker, et Jean-Philippe Colmant, un Belge venu se poser en 2002 avec sa femme et leurs cinq enfants, mitonnent leur production d’excellence, 100 % méthode traditionnelle. Ils récoltent les raisins (chardonnay et pinot noir) de dix-sept producteurs sur trente-deux parcelles et sont obsédés par les détails : muselets, collerettes, bouchons, tout doit être parfait. La cave est petite et le nombre de bouteilles raisonnable (60 000).
Où ? Franschhoek

Mullineux, une double expérience
Un couple de winemakers, c’est assez rare. Chris Mullineux, diplômé de l’université de Stellenbosch, affiche un chapelet de bonnes maisons (Trafford, Rustenberg, etc.) et de vignobles français (Côte Rôtie, Bandol, Languedoc et Roussillon) et californiens. Andrea, qui a poussé à San Francisco, est un pur produit de US Davis et a reçu en 2016 le titre d’International Winemaker of the Year du Wine Enthusiast. En 2007, ils ont fait le pari du Swartland et de la richesse de son terroir. La ferme est superbe, encore sauvage, pleine d’oliviers et de vaches. Ils achètent des raisins à quatorze viticulteurs différents.
Où ? Swartland

Boekenhoutskloof, du grand art qui dégage
Cette propriété est un must pour ceux qui veulent du grand. Parmi ses différentes gammes, celle étiquetée The Chocolate Block est saisissante et propose des rouges de syrah, grenache, cinsault et cabernet-sauvignon nés en 2002. Derrière le haut de gamme, on parle de sept millions de bouteilles produites et vendues dans le monde.
Où ? Franschhoek

Carmen Stevens, du don au don
Quand je l’ai rencontrée en 1997, elle était l’une des premières winemakers coloureds des Cape Winelands. Elle officiait pour Distell, l’énorme conglomérat racheté en 2023 par Heineken. Elle avait dû se battre, en tant que coloured, pour intégrer une formation à l’Elsenburg College dont elle est sortie diplômée en 1995. Elle a monté sa boîte, créé sa marque et commercialise son propre vin. Premier millésime, 2014. Ses cuvées sont disponibles dans un bar à vin spécial situé à Stellenbosch : le Wine Arc. Seuls y sont présentés les vins des winemakers noirs et coloureds. Elle s’occupe de milliers d’enfants à travers sa fondation qui assure des repas aux défavorisés.

Le rhum de la terre brûlante

Photos Mathieu Garçon.

La Havane se réveille. Depuis le sixième étage d’un hôtel pour touristes chanceux, on aperçoit les abris de fortune posés sur les toits de certains vieux palais. Leurs façades sont décrépies. Leurs fenêtres, aux derniers étages, murées. On voit d’en haut ce qui est invisible d’en bas. Dans les rues de la capitale, les touristes sont tenus à l’écart de la pauvreté. Tout est fait pour. De belles automobiles anciennes et rutilantes paradent, prises en photos à chaque coin de rue, devant les façades somptueuses des bâtisses baroques et néo-classiques qui bordent les avenues du centre historique. Les serveurs des grandes institutions cubaines portent fièrement leurs complets immaculés. Les musiciens souriants reprennent sans relâche les classiques de Buena Vista Social Club. Et si l’on croise des enfants qui nous tirent par la manche, c’est pour réclamer des bonbons. On en serait presque attendri.
Ici, on ne se plaint pas en public. Chaque jour, des voix nouvelles s’élèvent contre la dictature et cette infantilisation de la population. La nouvelle génération d’actifs veut consommer, être libre. Elle ne supporte plus la livre et demie de porc, les haricots et le riz qu’on lui distribue chaque mois. Les étals des rares magasins sont vides. Les files de gens qui attendent cette aide alimentaire sont découpées de manière à ce que l’on finisse par penser que ces petits groupes de gens attendent le bus. Sauf qu’il n’y a pas de bus à La Havane. Pas plus que de yaourts. Les médicaments sont rares. Même celles et ceux qui travaillent – guides touristiques, chauffeurs ou instituteurs, etc. – peinent à se nourrir correctement et à trouver des produits de première nécessité. « Cela fait plus de six mois que je n’ai pas mangé de produits frais. Je n’en trouve nulle part. Ici, il n’y a pas de supermarchés ou d’épiceries. Il n’y a rien », nous confie l’un d’entre eux à l’oreille.

De belles automobiles anciennes et rutilantes paradent, prises en photos à chaque coin de rue, devant les façades somptueuses
des bâtisses baroques et néo-classiques qui bordent les avenues du centre historique.

Le contraste
À une trentaine de kilomètres seulement de la capitale, les champs de canne à sucre sont le décor verdoyant des lieux d’agrotourisme, récemment ouverts. La qualité de vie a changé. Elle se mesure à table. Fruits, légumes, lait et pain frais, volailles rôties et même desserts. Un miracle qui se reproduit chez Annabelle et son mari Alfredo qui tiennent la finca Tungasuk, une ferme et un restaurant cachés au milieu des palmiers et des cannes à sucre, à l’ouest de la Havane. D’origine nicaraguayenne, la jeune cheffe formée à Paris sert une cuisine délicate et savoureuse, exclusivement issue des produits et animaux de sa ferme. « Pendant le Covid, les habitants de la Havane mouraient de faim. Nous avons proposé aux autorités de vendre à bas coûts des paniers de légumes, du pain et du lait pour leur venir en aide. On ne nous laissait pas entrer dans la ville, nous devions déposer nos paniers au péage. Et comme personne ne venait les chercher, tout pourrissait et le lait tournait. C’était désolant de voir ça et de savoir qu’à quelques kilomètres, le peuple manquait de tout. »

Les cubains
Désolant, c’est bien le mot qui nous vient à la bouche quand on aperçoit dans les ruelles les façades en ruines ou les balcons effondrés. Et pourtant, malgré l’air ambiant, poussiéreux et lourd que l’on respire dans la capitale, les privations et la répression sourde des contestations, les Cubains conservent leur sourire et leur chaleureux sens de l’accueil. Ainsi qu’un plaisir inégalé pour la danse, la musique et la fête, surtout si c’est accompagné de ce qui fait leur fierté nationale : un verre de rhum Havana Club. Depuis des siècles, grâce à la qualité de sa canne à sucre, Cuba s’est fait une place de roi dans l’histoire du rhum. Dans les années 1920, la prohibition aux Etats-Unis fait de l’île le refuge des Américains amateurs de mojito ou de cuba libre. La rencontre entre Havana Club et Pernod-Ricard, en 1993, donne un nouvel élan à la marque cubaine, notamment par son développement à l’échelle internationale, grâce au solide réseau de distribution du groupe français. Depuis, Havana Club est devenue la troisième marque de rhum la plus vendue dans le monde, disponible dans plus de 120 pays. En dépit de ce succès, ce nouveau géant international est resté le rhum des Cubains. Sur l’île, son logo est partout. Symbole du soleil qui brille et de la chaleur des habitants, il se décline en tee-shirts, en stickers collés sur les fenêtres, les pare-brises et même sur de vieux scooters entièrement siglés. « Cette marque appartient d’abord et avant tout aux Cubains. Ici, on n’enverra jamais un avocat ou un juriste vérifier que ce qui est fait par les Cubains avec le logo Havana Club est conforme avec les accords passés avec le groupe », insiste un membre de l’équipe Pernod-Ricard. Bref, le produit fait la fierté et la renommée du pays. Sans doute au moins autant que de celles et ceux qui le fabriquent.

L’émotion
Dire que les Cubains portent aux nues leurs maîtres rhumiers est un doux euphémisme. Dans cette société de tous les extrêmes, ces maestros sont considérés comme des demi-dieux. Leur métier est même reconnu par l’Unesco depuis 2022 en tant que patrimoine culturel immatériel de l’humanité. D’ailleurs, à l’évocation de José Navarro (1942-2020), premier maître du rhum Havana Club, l’émotion prend le dessus chez nos interlocuteurs. Considéré comme le père du rhum cubain moderne, il lui a donné ses lettres de noblesse. On lui doit, entre autres, le rhum phare Havana Club 7 Años (et son processus unique de vieillissement continu) qu’il décrivait comme l’essence même du rhum cubain. « L’héritage de Don Navarro est important pour tous les Cubains. C’était quelqu’un d’exceptionnel. Il était brillant, avait un charisme fou tout en étant d’une simplicité extrême. Don Navarro nous a transmis ce qu’il avait appris. Notamment que le secret du rhum cubain, c’est la discipline. Avec les autres maestros, nous préservons et conservons son héritage en le transmettant aujourd’hui », explique Salomé Alemán Carriazo, première maestra del ron cubano de l’histoire. Elle poursuit : « Le rhum cubain fait partie des fondations de la culture et de la nation cubaine. Le défendre, c’est défendre Cuba ».

L’emblème
En 2007, Havana Club International est devenu le propriétaire exclusif d’une distillerie à San José de las Lajas, à 40 kilomètres de La Havane. Ce qui est unique à Cuba. C’est là que se retrouvent les maîtres rhumiers pour élaborer leurs créations et conserver l’excellence et le leadership du rhum cubain. Ces quatre mousquetaires, auxquels on peut ajouter l’aspirante (c’est-à-dire la maestra en devenir), forment la plus importante équipe de l’île. Aujourd’hui, nul doute qu’Havana Club est la marque de rhum cubain par excellence et son ambassadeur mondial. Ainsi, le rhum blanc emblématique Original Añejo 3 Años est, à Cuba comme à l’étranger, le produit de référence pour les classiques cubains, mojito, daiquiri, qui sont parmi les cocktails les plus consommés au monde. Sous l’impulsion de Don Navarro, Havana Club est aussi devenu le pionnier de l’extra-vieillissement (extra añejo, équivalent du XO pour les autres spiritueux). Un vieillissement naturel d’ailleurs « accéléré » du fait des spécificités du terroir cubain. Ici, la part des anges est plus importante qu’ailleurs. Partout dans le monde, le rhum est de plus en plus apprécié et considéré très souvent comme une alternative haut de gamme aux prestigieux spiritueux bruns tels que le whisky écossais et le cognac. Cette année, Havana Club International fête ses 30 ans et lance le tout premier millésime de rhum cubain : Havana Club 2007. C’est la première référence de la marque produite exclusivement dans sa distillerie, symbole de ses valeurs d’innovation et d’excellence.

Les racines
Si un musée Havana Club permet de se plonger dans les racines de la culture et de comprendre les processus de fabrication du rhum, on vivra cette culture encore plus intensément en allant s’asseoir au comptoir d’El Floridita. Le bar le plus célèbre de la Havane était aussi le préféré d’Hemingway qui venait y boire le meilleur daiquiri frozen de la ville. Inventé en 1931 par Constantino Ribailaigua Vert, alors propriétaire de l’établissement, ce cocktail a fait la réputation de ce bar resté depuis l’un des plus prestigieux au monde. Neuf versions du célèbre daiquiri y sont à la carte, ainsi que les cuba libre et mojito, tous à base de rhum Havana Club. S’il est assez facile (bien que coûteux) de boire de bons cocktails à la Havane, y déjeuner ou y dîner correctement est plus compliqué. Dans la capitale, les restaurants sont le plus souvent décevants, parfois carrément mauvais, et sont en tout cas toujours trop chers pour les Cubains qui n’y entrent qu’en de rares occasions. Le prix moyen d’un plat y est équivalent au salaire mensuel. Les habitants de la Havane se tournent plutôt vers les restaurants d’Etat, où l’on peut dîner copieusement à deux pour moins de 10 euros, ce qui n’est pas rien non plus.

« Avec les autres maestros, nous préservons et conservons son héritage en le transmettant aujourd’hui », explique Salomé Alemán Carriazo, première maestra del ron cubano de l’histoire.
Elle poursuit : « Le rhum cubain fait partie des fondations de la culture
et de la nation cubaine. Le défendre, c’est défendre Cuba ».

La jeunesse
S’il ne fallait retenir qu’une adresse pour dîner, ce serait celle d’Hubert et de sa casa particulare (table chez l’habitant). Elle s’appelle Esperanza, comme celle qui lui a légué la maison dans laquelle il reçoit ses clients. Dans la salle à manger, au milieu de la vie et des souvenirs d’Hubert et d’Esperanza, on découvre une cuisine traditionnelle cubaine faite avec soin et générosité, à l’image du maître de maison qui passe de table en table et fait même un brin de conversation en français. Enfin, nul doute que la meilleure chose à faire est de se rendre à la FAC (fabrica de arte cubano), galerie d’art et boîte de nuit installée dans une ancienne usine d’huile de cuisson. Dans cet incubateur et tremplin pour jeunes artistes cubains, on s’arrête au bar, on commande un cocktail (évidemment) et puis on flâne. On tombe sur une performance, on commence un parcours d’exposition et là, on débouche sur une piste de danse. Quelques mouvements d’épaules plus tard, on reprend sa visite comme si l’on avait toujours fait ainsi. C’est aussi ça, La Havane.
1. Esperanza, 105 calle 16, La Habana

Les rêves d’un géant

« L’Inde est aujourd’hui le pays le plus grand et le plus peuplé du monde. Il propose donc beaucoup d’opportunités. La consommation de vin par habitant est très faible. L’équivalent d’une cuillère à soupe par personne et par an. La majorité de la population ne boit pas. C’est encore un pays relativement pauvre et le vin est un produit cher. Mais la classe moyenne se développe très rapidement et si l’on considère que seuls 10 % des Indiens consomment du vin, cela représente un verre par personne et par an. La marge de croissance est donc énorme. Le vin entre dans les esprits. Celui de Sula, par exemple, est présent dans les émissions indiennes de télévision, diffusées sur Amazon ou Netflix. Les personnages des films de Bollywood en boivent. Les gens commencent à apprendre et à l’apprécier. Cela se fait naturellement. » Le constat de Karan Vasani, chief winemaker de Sula Vineyards est sans appel. L’Inde, pays immense, est un eldorado en puissance. Pourtant, au regard de la taille du sous-continent, on peut s’étonner que la péninsule n’en soit qu’aux prémices de son histoire viticole.

Sula est le leader du vin indien avec 60 % de parts de marché. La marque a su développer une offre œnotouristique très aboutie.

Balbutiements
Tout a sans doute commencé dans les années 1980 avec la détermination d’un homme, Kanwal Grover. Né en 1925, le père du vin indien est à l’époque à la tête d’industries de technologies de pointe qui le mènent souvent en France. Hédoniste, il profite de notre gastronomie et découvre le vin. La passion naît, et avec elle avec l’envie d’en produire chez lui, dans son pays. Il plante une trentaine de cépages près de Bangalore, dans le sud. Les premières vignes donnent des résultats décevants. Pour ne pas dire désastreux. Sans jamais s’avouer vaincu, Kanwal Grover décide un jour de partir en France pour mieux comprendre les choses. Il rencontre Michel Rolland, la star des œnologues. Très sceptique quant au projet, le consultant est peu tenté par l’aventure. Grover ne se décourage pas. Il le persuade que l’Inde a besoin de son expertise. « Un jour, Yvette, mon assistante de l’époque me confirme qu’un Indien a pris rendez-vous dans mes bureaux de Libourne », raconte Michel Rolland. « La surprise laisse place à l’étonnement quand je vois entrer un homme charmant à l’éducation toute britannique avec ce quelque chose en plus d’intelligence et de culture. Il veut faire du vin en Inde. Il a commencé, mais ce n’est pas bon. Il réclame mon aide. Je refuse par manque de temps. Six mois plus tard, il me rappelle et me propose de le rejoindre à Paris pour goûter des échantillons. On se retrouve dans un grand hôtel à déguster et cracher dans la baignoire. » La ténacité de Kanwal Grover paie. Elle va bientôt laisser place à une vraie amitié. Rolland accepte l’aventure. « Que pouvait-on imaginer faire comme vin sous ce climat tropical, sur ces terres argileuses dures comme du béton une fois la mousson passée ? On a gratté, remué la terre entre les rangs. Pour contrer l’absence de repos végétatif, on a prétaillé et retaillé. Aujourd’hui, les vins sont devenus corrects et je suis fier d’avoir relevé ce challenge. J’ai laissé la place à mon associé Julien Viaud qui continue à conseiller Grover Zampa. »

A Vallonné, un gardien veille sur les vignes toutes les nuits car les vols de raisins ne sont pas rares.

La naissance d’un vignoble
Le vignoble indien se développe dans deux régions, le Karnataka au sud et le Maharashtra, à l’est de Bombay. Autour de Nashik, capitale de cette province, plusieurs domaines sont créés. En 1994, Rajeev Samant, un visionnaire, donne naissance au vignoble de Sula. Il a fait ses études à Stanford avant d’être embauché chez Oracle en Californie. Au début des années 1990, il décide de rentrer chez lui et s’installe dans sa famille à côté de Nashik, région alors réputée pour la production du raisin de table. Il y voit la possibilité d’y planter des cépages de cuve et fait appel à l’Indiana Jones du vin américain, Kerry Damskey, devenu son ami et son mentor. Pionnier à Nashik, Rajeev Samant l’est aussi dans les innovations qu’il met en place pour parfaire la quantité comme la qualité de ses vins, pour laquelle il a une vision. Elle se traduit par une connaissance du terroir approfondie, une obsession de la préservation de l’environnement et une implication forte dans les actions locales et sociétales. Pourquoi Nashik ? L’essentiel des conditions y est réuni. Il y a un lac et de l’eau, indispensable pour irriguer. Situé sur un plateau entouré de montagnes, le climat y est frais, surtout la nuit. Certes, la mousson est importante aux mois de juillet et d’août, mais il y a du soleil. Le cycle de la vigne est différent sous ce climat tropical. Ici, pas de dormance les longs mois d’hiver. La vigne engendre deux cycles par an et deux tailles. Avec la taille arrière, le vigneron entretient le vignoble. Avec la taille avant, il optimise le fruit. La longévité des ceps est deux fois moins importante qu’en France. Vite épuisés par ces deux cycles et le stress hydrique, ils ne produisent que pendant quinze à vingt ans. Les raisins sont récoltés en février et mars. Les grappes mûrissent pendant l’hiver et sont vendangées avant l’été.

Trente ans d’essais
Autre différence fondamentale avec les vignobles de l’hémisphère nord, l’irrigation est autorisée dans tout le pays. D’immenses bassins de rétention d’eau parsèment les régions agricoles. À Nashik, par exemple, la pluviométrie est d’environ 800 à 900 millimètres par an. Assez pour pouvoir arroser quand la vigne le réclame. Une vingtaine de cépages ont été plantés dans le vignoble indien : sauvignon blanc, chenin, shiraz (notre syrah), cabernet-sauvignon, chardonnay, riesling, grenache, viognier, tempranillo et zinfandel. Depuis plus de trente ans, les Indiens les testent et les détestent, supprimant ceux qui ne correspondent pas à leurs attentes. Les vignerons se soutiennent les uns les autres, avec une motivation commune qui est celle d’aller dans la bonne direction du succès. Extension des surfaces de culture, recours à une technologie de pointe, apprentissage approfondi de la viticulture, ils partagent volontiers leurs résultats entre eux. Ils vont même jusqu’à créer des lobbys pour obtenir des instances gouvernementales la création de lois pour défendre leur industrie et réformer les systèmes de taxes – chacune des vingt-huit régions est soumise à ses propres règles et les vins y sont donc vendus à des prix différents. À titre d’exemple, une loi récemment promulguée leur permet dorénavant de vendre de l’alcool dans les supermarchés de plus de 100 m2. Des cavistes apparaissent aussi dans toutes les grandes villes. Certes, ils vendent principalement des whiskies, mais la place du vin augmente significativement et régulièrement. Tout comme dans les bars d’hôtels qui proposent maintenant des vins au verre et un choix exhaustif de blancs, rouges, rosés ou effervescents.

Développement durable
Le taux d’humidité est souvent très élevé. Jusqu’à 100 % par endroits. Cultiver en bio est compliqué, voire impossible, comme l’explique Karan Vasani : « Nous ne mettons pas tout et n’importe quoi sur les vignes. On essaie de les garder le plus propre possible. C’est un principe inflexible dicté par notre CEO, Rajeev Samant, qui met le développement durable au cœur de chaque décision ». La démarche se veut globale : « Les consommations d’eau et d’énergie sont optimisées. Les panneaux solaires installés sur nos exploitations répondent à environ 60 % de nos besoins énergétiques. Nous récoltons l’eau de pluie durant la mousson pour ne pas avoir à la puiser dans le lac. Les déchets de cuisine sont retransformés pour produire du biogaz, lui-même utilisé pour cuisiner. Les pépins de raisin produisent une huile pour cuisiner ou pour les massages. Les rafles et autres déchets sont utilisés comme fertilisants. Rien ne se perd, tout se transforme. Nous avons aussi réduit le poids des bouteilles, planté des arbres et utilisons des véhicules électriques. Et nous sommes regardants sur les intrants que nous utilisons, en particulier les sulfites. Nous sommes obligés d’en mettre pour stabiliser les vins mais ne les utilisons qu’avec parcimonie ». La responsabilité sociétale est un enjeu majeur pour ces domaines. Tous font appel à des fermiers pour leur fournir du raisin. Financièrement, ces derniers ont vite compris qu’ils avaient tout intérêt à produire des raisins de cuve plutôt que du raisin de table. Le domaine Sula s’attache aussi à employer au moins une personne par famille issue des communautés locales. Certains fermiers travaillent pour eux depuis plus de vingt ans.

Épices et vins doux
Le pays produit principalement du blanc et du rouge, mais aussi du rosé et des vins pétillants très appréciés à l’apéritif. L’un d’eux, produit par Sula fait d’ailleurs un tabac aux États-Unis. Les vins sont en général fruités et doux. Les Indiens les préfèrent ainsi : ils viennent adoucir la cuisine très épicée. Les vins tanniques sont écartés au profit de vins faciles à boire. « Les vins avec un peu de sucrosité sont la porte d’entrée au vin car ils sont plus faciles à goûter. Mais le sec est de plus en plus apprécié », explique Grégoire Verdin, le directeur marketing et communication de Sula. Les gammes sont donc de plus en plus étendues. Pas moins de trente-neuf étiquettes pour Sula et dix-sept pour York, la propriété voisine acquise par la première il y a deux ans. Pas d’assemblages pour le moment, mais des vins de cépage. Au nom de celui-ci, souvent mentionné sur les étiquettes, s’ajoute des niveaux de qualité. Comme les vins ne sont pas destinés à vieillir de longues années, les bouteilles sont capsulées à vis. Aujourd’hui nouvelle force de l’Inde, sa jeune population affiche une moyenne d’âge de 28 ans (contre 38 ans aux états-Unis et 37 ans en Chine). L’internationalisation, le web et les réseaux sociaux lui ont ouvert grand les yeux sur le monde. C’est elle qui consomme du vin. Comme la classe moyenne, installée dans les grandes villes, qui grandit. Élément festif et marqueur social, le vin est consommé avant les repas. Beaucoup d’écoles enseignent désormais la dégustation et l’histoire du vin. Elles ne désemplissent pas. Les femmes jouent un rôle prédominant dans cette croissance exponentielle. Si boire des alcools forts leur était autrefois interdit, elles peuvent aujourd’hui s’afficher avec un verre de vin. Certaines étiquettes et autres éléments de communications sont d’ailleurs stratégiquement créés pour les attirer.

Les noms du vin indien

Production de plus en plus qualitative, innovation, créativité, moyens financiers très conséquents, marché en progrès, art de vivre, l’Inde a des allures d’eldorado. Certains y ont déjà bâti leur nouveau monde et un succès. C’est le cas des trois producteurs que nous avons rencontrés.

Grover Zampa, les origines
C’est aujourd’hui quatre vignobles dont celui de Nashik, au bord d’un lac avec vue sur les montagnes. Quatre variétés de cépages, dont l’unique tempranillo indien, sont plantées sur des pentes abruptes et 380 tonnes de grappes sont récoltées chaque année avant d’être vinifiées dans des cuves en inox, des œufs ou des barriques en chêne. Les shiraz passent six à huit mois en barriques anciennes afin de leur donner un style français. Plusieurs gammes de blancs, rouges, rosés et pétillants existent aussi pour satisfaire tout le monde. Des collaborations avec des artistes locaux permettent aux étiquettes de se démarquer dans les linéaires. Depuis 2018, la société a changé de main. Un groupe d’investisseurs français en est devenu propriétaire avec des ambitions de qualité et de quantité. L’idée est de doubler la production, cinq millions de bouteilles aujourd’hui, et de développer le fameux art de vivre français autour du vin et de l’œnotourisme. Un hôtel de luxe devrait bientôt voir le jour.

Sula, la locomotive
12 millions de bouteilles par an, 1 134 hectares dont 230 plantés rien qu’en 2023, les chiffres de Sula font tourner la tête. Pas celle des investisseurs séduits par le projet. Sula a été introduit en bourse en décembre 2022. Le domaine s’est donné une mission cruciale : éduquer les Indiens au vin. Par le biais d’une école créée par une ancienne employée, il organise une trentaine de sessions par an de formation au concours WSET à destination des particuliers et des sommeliers. S’ajoute à cette école une force commerciale constamment sur les routes, accompagnée d’ambassadeurs qui vont à la rencontre des acheteurs pour leur apprendre le vin. Rajeev Samant, son fondateur, avait aussi à cœur de développer l’œnotourisme. Il a vu les choses en grand : hôtel magnifique au milieu des vignes, plusieurs restaurants, cours de dégustations, boutiques et visites du domaine, etc. Le Français Grégoire Verdin, directeur marketing et communication de Sula résume en toute franchise : « L’Inde a cette chance de pouvoir casser les codes et la rigidité parfois associée au monde du vin, dans ses choix de terroirs, de méthodes de production, de communication. Nous créons notre propre art de vivre ».

Vallonné, l’holistique
Shailendra Pai a fait ses armes dans le business du vin effervescent et a toujours rêvé d’avoir son vignoble. En 2006, il jette son dévolu sur un endroit magnifique au bord de l’eau. Les premières vignes – du sauvignon blanc – y sont plantées en 2007. Deux ans plus tard, il ajoute du merlot et du cabernet-sauvignon. Puis viennent la syrah, le chenin blanc, le riesling et le viognier. Aujourd’hui rejoint par ses deux enfants, il est fier de produire blancs, rouges et rosés sur deux hectares en propre, auxquels s’ajoutent 3,5 hectares en fermage. Vallonné a des ambitions, innover, expérimenter, et produire le petrus local. « Ici, c’est la qualité et le style qui priment. Nous nous adressons aux palais experts. Notre ambition est de rester petits mais d’être les meilleurs », explique le winemaker, Sanket Gawand, qui a fait ses classes en Italie et en France. « Dans nos vignobles 100 % bio, le seul secret d’une bonne vinification est un raisin de bonne qualité. » La fierté du domaine Vallonné, c’est son vin de dessert. Inédite en Inde, la technique du passerillage qui consiste à faire dessécher les grappes au bout d’un fil est utilisée ici depuis quelques années. Pas moins de 150 personnes sont nécessaires pour mener cette opération délicate. La grappe se déshydrate lentement et acquiert ainsi une concentration maximale de ses sucres et de ses arômes, tout en gardant une belle acidité. Les baies sont ensuite pressées et leur jus (rare) est vinifié en barriques. Le domaine en produit 900 bouteilles. Jusqu’ici, il le faisait avec du chenin blanc. Cette année, la syrah est au banc d’essai. Doté d’une vue à couper le souffle, l’endroit accueille un restaurant, quatre chambres et une boutique.

La revanche du sauvignon


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Chez les Lurton, depuis cinq générations, le sauvignon est une affaire de famille. François a commencé dans le vin avec son frère Jacques, aujourd’hui à la tête de châteaux dans les Graves, à Bordeaux (Couhins-Lurton, La Louvière, Bonnet et Rochemorin). Ensemble, ils ont lancé leur affaire en même temps qu’ils continuaient à travailler chez leur père André, dans ses propriétés dans l’Entre-deux-Mers. François Lurton se souvient : « Nous avons fait beaucoup de recherches sur les vins blancs, en particulier sur le sauvignon, ce qui nous a permis d’acquérir un savoir-faire particulier. Ensuite, nous avons décidé de voyager, pour jouer les flying winemakers ».

Un cépage planétaire
Au début des années 1990, il part faire des vins blancs, partout dans le monde : Uruguay, Argentine, Chili, Afrique du Sud, Espagne, Italie, mais aussi dans les pays de l’Est, en Bulgarie ou en Moldavie. Sans abandonner la France. Au début des années 2000, il est nommé directeur d’une commission du Comité interprofessionnel des vins de Bordeaux (CIVB) pour réfléchir au futur de l’appellation bordeaux. Il est chargé d’établir un cahier des charges avec les membres de la Commission européenne et obtient la disparition de la dénomination vin de table, remplacée désormais par celle de vin de France. « Sans cette notion d’appellation contrôlée, on peut assembler des vins de plusieurs régions, ce qui permet d’obtenir des vins plus complexes et une puissance aromatique supplémentaire. Cela permet aussi produire des bons vins tous les ans. La dénomination vin de France est un outil incroyable qui permet de produire des jolis vins, bien faits, dans lesquels le consommateur se retrouve chaque année. »
François Lurton s’est toujours intéressé aux cépages. « Quand j’étais petit, mon père avait sa propre pépinière au château Bonnet, à Bordeaux. On pouvait faire notre sélection massale. » Son frère et lui ont rapporté des plants particulièrement intéressants d’Australie et les ont replanté et multiplié sur presque 20 hectares.

Plaisir et sommets
« Le sauvignon devait être planté près d’une mer ou d’une rivière », explique-t-il. « L’amplitude thermique est importante pour avoir des raisins mûrs avec une belle acidité. Il faut aussi la combinaison du terroir, du climat et de l’attention qu’il faut donner à ce cépage. Alors, on peut en faire un grand vin. » En Espagne, il a acheté une petite parcelle de vieilles vignes de sauvignon abandonnées qu’il conduit désormais en bio. En utilisant beaucoup de compost, la vigne a retrouvé une vigueur incroyable, nécessaire pour que le plant fournisse des baies très aromatiques. Quant à l’âge des ceps, il conseille de « replanter au bout de vingt-cinq ans pour que la vigne reste vigoureuse ». Le cépage est sensible aux maladies du bois, en particulier l’esca. « Le sauvignon peut atteindre des sommets. Les grands pessac-léognan sont faits avec du sauvignon, les sancerres aussi. » Avec ses équipes, François Lurton a travaillé pour diminuer la quantité de soufre utilisée, mieux contrôler les maturités, développer l’aromatique et apporter des réponses aux problèmes de réduction, fréquents avec le sauvignon.
Il croit beaucoup dans l’assemblage, « la meilleure manière d’obtenir la complexité ». En France, le winemaker achète des raisins qu’il vinifie en suivant le modèle champenois et produit du vin qu’il vend en vin de France. « Cette liberté a permis à la cuvée Les Fumées Blanches de gagner significativement en qualité. C’est aujourd’hui le sauvignon français le plus vendu au monde. »
Enfin, sur le positionnement des vins de sauvignon, il sait aussi qu’ils sont capables de grands écarts : « Certains pouilly-fumé sont vendus 350 euros la bouteille et il y a plein de bons sauvignons de Gascogne disponibles à moins de 10 euros. On peut donc arriver à proposer des vins charmeurs avec un rapport qualité-prix intéressant et, en même temps, des vins qui atteignent des sommets de qualité et de finesse. De temps en temps, quand ils sont rares, certains sont vendus à des prix astronomiques ».

La couleur des sentiments

Photo Fabrice Leseigneur

Les vins blancs représentent la catégorie qui s’est le plus améliorée au cours de ces quarante dernières années. Les progrès de l’œnologie, à commencer par la maîtrise des températures de fermentation qui a mis fin au « bricolage » qui prévalait souvent et à ses conséquences aromatiques, puis ceux de la viticulture et de l’agronomie ont profondément transformé leur production. Cette évolution ne s’est pas faite sans soubresauts, sans caricatures d’une modernité technologique mal comprise, sans erreurs stratégiques ou philosophiques. Dans les années 1990, avec Michel Bettane, nous avions baptisé « vins Timotei » tous ces blancs dont le levurage sélectionné et la fermentation à basse température donnaient systématiquement les mêmes arômes artificiels de pomme verte dont s’enorgueillissait la marque de shampoing. Plus tard, le vieillissement accéléré de bon nombre de grands bourgognes vinifiés en barriques nous a troublés et interrogés. À l’inverse, on peut se demander aujourd’hui si la tension et la minéralité mises en avant par d’autres grands producteurs bourguignons ne procèdent pas du même mirage, inversé cette fois-ci. Ce long cheminement n’est pas terminé. Aussi, plutôt que de recenser les grandes émotions de ma vie professionnelle (beaucoup trop nombreuses et diversifiées), j’ai préféré réunir ici des propriétés ou des cuvées qui me semblent avoir fait avancer la conception même des grands vins blancs. Ce choix est personnel. Chaque professionnel ou amateur exigeant peut y adjoindre ses propres milestones. Qu’il s’agisse du souvenir d’une époque particulière ou d’un coup de cœur permanent, ces quinze vins ont transformé ma vision des grands blancs et, sans doute, mon goût et ma tendresse envers eux.

#complexité #histoire
Château Laville Haut-Brion, graves

Mon premier souvenir marquant d’une dégustation d’un grand vin blanc est précis. Il s’agissait d’un laville-haut-brion 1971. Je ne me souviens plus trop comment j’étais parvenu à acquérir six bouteilles de ce cru merveilleux, que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de château La Mission Haut-Brion (maintenant en appellation pessac-léognan). Je les ai ouvertes, les unes après les autres, entre la fin des années 1980 et le début de ce siècle. À chaque fois, je redécouvrais un nectar multiple dans ses métamorphoses aromatiques et souverain dans son équilibre. Il y avait le miel, les fleurs séchées, les fruits confits, le santal et mille autres épices. Plus mon trésor diminuait, plus cette profusion d’émotions me paraissait sans cesse renouvelée et à chaque fois plus persistante. Je n’ai plus bu ce vin après la dernière goutte de la sixième bouteille versée, mais son souvenir gustatif est toujours aussi prégnant. Cette expérience sensorielle si particulière m’a transmis une affection particulière pour le sémillon, qui composait la majeure partie du vignoble à l’époque. Il est d’ailleurs toujours présent significativement dans le vin blanc actuel de La Mission. Bordeaux peut compter sur des terroirs capables de produire des blancs inoubliables pour peu que les producteurs en aient véritablement l’ambition et s’en donnent les moyens.

#œnologie #vivacité
Clos Floridène, graves

Impossible pour moi de parcourir mes souvenirs « en blanc » sans évoquer un vin produit par Denis Dubourdieu. L’homme demeure celui qui aura le plus profondément modernisé et transformé la production de cette catégorie. Personnalité aussi attachante et charismatique que tranchante, voire abrupte, Denis Dubourdieu, trop tôt disparu, fut à la fois un grand universitaire et œnologue et un homme de terrain, vigneron dans ses propriétés familiales et consultant de beaucoup d’autres. Cette double approche, à la fois pragmatique et théorique, scientifique et commerciale, réfléchie et émotionnelle, se retrouve dans l’ensemble de son œuvre, vin après vin, qu’ils soient parfois décevants ou inoubliables. Dans l’historique terroir des Graves, Denis et son épouse créèrent Clos Floridène, domaine dont le nom associe leurs deux prénoms. Alors que l’appellation questionnait déjà son identité, les premiers millésimes réalisés dans les années 1990 indiquaient une marche à suivre qui est celle de nos grands blancs contemporains : pureté de définition, sapidité cristalline, netteté des arômes d’agrumes, droiture tranchante.

#richesse #fraîcheur
Château Coutet, barsac

Au cours des cinquante dernières années, seule une catégorie de vin n’aura pas bénéficié d’un intérêt accru de la part des consommateurs du monde entier. C’est celle des vins doux, tout autant victimes d’une douceur sucrée qui a aujourd’hui mauvaise presse que du manque d’ambition de beaucoup de leurs producteurs, certes pris dans le cercle vicieux de la mévente provoquant de faibles investissements. Dans ce paysage morne, certains maintiennent, avec une vaillance digne d’éloge, la flamme du grand liquoreux. C’est assurément le cas du château Coutet et des Baly, la famille alsacienne qui l’a acquis en 1977. Coutet est un barsac, issu de ces sols froids, argilo-calcaires, bordés par le Ciron. Les vignes sont idéalement installées pour bénéficier de vendanges d’arrière-saison, quand le botrytis se développe glorieusement au gré des brumes matinales provoquée par l’affluent de la Garonne. Jamais, je crois, je n’ai été déçu par la dégustation d’un vin de Coutet. Cette délicatesse aromatique, complexe et riche, cette harmonie veloutée en bouche, cette fraîcheur et même cette vigueur finale sont quasiment toujours inoubliables.

#pureté #terroir
Domaine Weinbach, riesling Schlossberg, alsace grand cru

En matière de grands vins blancs, il existe bien sûr beaucoup de noms en Alsace qui ont forgé mon goût et mes souvenirs. Mais ce vin en particulier, ce cépage, ce cru et cette famille de vignerons représentent pour moi quelque chose d’unique, à la fois sentimental, historique et émotionnel. Avec le chardonnay, le riesling est certainement le plus grand cépage blanc existant. Le sol granitique du Schlossberg, magnifiquement exposé plein sud, ses pentes abruptes qui s’élèvent jusqu’à 400 mètres apportent à ce cépage qui aime la précision une pureté et une droiture ciselée uniques. La famille Faller, propriétaire de ce domaine historique, a toujours incarné et incarne encore une certaine idée du vin d’Alsace, où l’équilibre, la profondeur et l’élégance sont les maîtres mots. Vin emblématique à tous ces titres, le schlossberg des Faller est un souvenir que je n’oublierai pas.

#fluidité #plaisir
Domaine Goisot

Ce ne sont pas nécessairement les crus les plus prestigieux qui font avancer la réflexion personnelle d’un amateur de vin. Les blancs produits par Jean-Hugues Goisot et aujourd’hui par son fils Guilhem ont ainsi allumé une lumière inédite dans mon esprit : celle de la sapidité, ou de la “buvabilité” pour employer un mot bien peu séduisant mais pourtant très éclairant. Installés depuis des générations à Saint-Bris-le-Vineux dans l’Yonne, Les Goisot produisent d’intéressants rouges mais des blancs plus marquants encore. Leurs fiés gris et sauvignons en appellation saint-bris, leurs chardonnays en côtes-d’auxerre ou en chablis ou encore leur aligoté brillent tous par une certaine forme de fluidité. Elle n’est jamais à confondre avec de la dilution et se remarque par cette fraîcheur, cette pureté et cette vivacité qui sont devenues désormais les marqueurs des vins blancs contemporains, toutes régions et tous cépages confondus.

#accessibilité #ambition
Taittinger, Comtes de Champagne

Je me souviens de l’émotion ressentie lors de ma première dégustation d’un millésime de Comtes de Champagne. C’était un 1986 et j’avais été frappé par cette association rare d’accessibilité et de race souveraine. Cette cuvée se définit facilement : les chardonnays de la côte des Blancs issus des cinq villages classés grand cru (Chouilly, Cramant, Avize, Oger, Le Mesnil) expriment avec gourmandise et naturel la personnalité d’une année. Je crois avoir eu la chance de déguster depuis tous les millésimes de Comtes de Champagne, du premier en 1952 jusqu’au 2014 qui sera bientôt proposé aux amateurs. Chaque fois, j’ai retrouvé cette plénitude sereine, majestueuse et allègrement séduisante. Cette idée du champagne, d’une ambition et d’une évidence assumées, exprimait la modernité d’une maison dans les années 1950. Le tour de force est que soixante-dix ans plus tard, à quelques grammes de sucre de dosage en moins, cette modernité-là demeure tout aussi contemporaine.

#amplitude #intensité
Domaine des Comtes Lafon, meursault Perrières

Arrivé au métier de dégustateur dans la pire décennie de la Bourgogne contemporaine (1980), qui concluait une intense période de médiocrité enclenchée vingt ans plus tôt, j’ai mis du temps à placer très haut dans mon palmarès personnel les blancs de la région. Trop de caricatures, trop de dilution, trop de verdeur, trop de déséquilibre. Pourtant, peu de vins m’ont autant impressionné que ceux que produisait à la fin de cette décennie et au début de la suivante Dominique Lafon au domaine des Comtes Lafon. Et peu de vins, à l’époque, m’ont donné une impression de plénitude et d’amplitude aussi réjouissante que ceux que produisait alors le vigneron de Meursault. Parmi les trésors du domaine, le climat des Perrières apportait à ces qualités une dimension supplémentaire : celle de l’intensité. Témoignant d’une réelle maturité de fruit, soutenu par un élevage ambitieux, révélant un terroir d’exception, le meursault Perrières de Dominique Lafon a longtemps dessiné ce qui nous apparaissait devoir être les canons du grand bourgogne blanc.

#special #sève
Domaine Gonon, saint joseph

Dans ma construction mentale du grand blanc, une qualité a mis du temps à apparaître : la sève. Ce n’est pas la plus évidente à comprendre ni à percevoir. Cette dimension associant richesse, harmonie et saveur se heurte souvent à la nécessité de fraîcheur et même de fluidité qui caractérise la plupart des grands vins blancs. Mais certains, en particulier dans les régions méridionales, ont su conjuguer ces deux caractéristiques pour construire une définition à la fois charnue, intense, savoureuse, mais également fraîche et profonde. Les blancs du domaine Pierre Gonon, installé à Mauves, dans le sud de l’appellation saint-joseph, sont parmi les premiers à m’avoir fait comprendre cette double dimension qui est aujourd’hui partagée par de nombreux vignerons d’élite dans la vallée du Rhône, nord et sud, ou en Languedoc.

#renaissance #grandeur
Disznókö, Tokaj 5 puttonyos

J’ai eu la chance de découvrir le vignoble de Tokaj, au nord-est de la Hongrie, très tôt après la chute du Mur de Berlin grâce à Jean-Michel Cazes, alors patron d’Axa Millésimes, qui m’a proposé de l’accompagner dans le domaine que la compagnie française venait d’acquérir. J’ai pu ensuite y retourner régulièrement et constater l’avancée des progrès. J’ai rarement eu l’occasion dans ma carrière d’assister à la renaissance d’un grand vignoble, considéré pendant deux siècles au moins comme l’un des plus prestigieux de la planète. Dans le programme de privatisation décidé par le nouveau pouvoir hongrois de l’époque, Axa avait porté son choix sur un domaine historique, Disznókö, situé d’un seul tenant sur les coteaux de trois collines volcaniques, avec une exposition sud brillante. Dans cette histoire viticole arasée par deux guerres mondiales et près d’un demi-siècle de glacis communiste, il a fallu retrouver, puis repenser quasiment tous les process vitivinicoles. Aussi, le vin phare de la région, le tokaj 5 puttonyos fut pour Disznókö l’occasion d’un recréation fascinante. Vin intégrant une certaine proportion de grains de raisins aszu, c’est-à-dire botrytisés (les fameuses cinq hottes de raisins, dites puttonyos en hongrois), ce tokaj possède sur ses homologues du Sauternais ou d’Alsace une trame acide qui apporte une finesse et une vivacité très spécifiques. Au fur et à mesure des millésimes produits, le style du vin s’est personnalisé pour quitter des influences originelles qui lorgnaient vers la pratique de Sauternes, parfaitement maîtrisée par un groupe déjà possesseur du château Suduiraut.

#majesté #plaisir
Schloss Johannisberg, riesling Rheingau

L’Allemagne est, avec la France, l’autre pays des grands vins blancs. Dans ce beau pays de vin, la vallée du Rhin possède un statut exceptionnel. Michel Bettane, très tôt intéressé par le potentiel de cette région, m’a vite fait partager sa passion. Beaucoup de grands vins allemands de la Rheingau m’ont impressionné, mais ceux produits par le domaine Schloss Johannisberg m’ont laissé un souvenir impérissable, autant par la majesté de la propriété, dominant fièrement le fleuve et institution locale depuis des siècles, que par son culte assumé du cépage riesling. Qu’ils s’agissent des vins secs (trocken) ou des vendanges tardives (auslëse), j’apprécie cet équilibre fluide, gouleyant, mais en même temps extrêmement élégant et racé. La dimension de plaisir, évidente dans l’ensemble des vins du domaine, même les plus ambitieux et chers, est aussi une leçon fondamentale du génie des grands blancs.

#énergie #révolution
Domaine Guffens-Heynen

Impossible pour moi d’évoquer les grands vins blancs sans citer le génie inventif et sensible de Jean-Marie Guffens, personnage hors norme venu de Belgique pour s’installer en Mâconnais, révolutionnant une région de chardonnay encalminée depuis des lustres dans une routine médiocre. Beaucoup de vignobles bâtissent leur ambition à la hauteur de leur histoire et de leurs équilibres économiques. Excentré au sud des grands crus de la Bourgogne viticole, proposant via les grandes maisons beaunoises un complément abordable à l’offre de chablis, de blancs de la côte de Beaune et de la côte chalonnaise, le Mâconnais ne bougeait pas. Indépendant de ce morne contexte, Jean-Marie Guffens s’est intéressé sans œillères au potentiel de la région. Ses vins nous ont vite convaincus que celui-ci était plus haut que ce que la plupart des professionnels de la région estimaient : le souvenir de son mâcon-pierreclos, à la fois solaire et énergique, est encore présent, comme d’autres de ses grands blancs dégustés ensuite. Certains hommes contribuent à changer le devenir d’une région entière, c’est le cas de Jean-Marie Guffens.

#profondeur #méticulosité
Bollinger, Special Cuvée

Le brut non millésimé est l’exercice majeur de tout chef de cave en Champagne. Il doit jouer, en fonction du volume demandé et des approvisionnements (du vignoble maison ou de vignerons) dont il dispose, sur une palette de terroirs et de cépages qui constitueront étape après étape l’assemblage de l’année de base (au minimum 36 mois avant la commercialisation ici), à son tour complété de vins de réserve conservés parmi une vaste bibliothèque d’années antérieures. Ce savoir-faire ancestral est enrichi chez Bollinger de tours de force supplémentaires, tel un assemblage composé à plus de 80 % de premiers et grands crus, un élevage partiel des vins en barriques et une partie des vins de réserve conservés en magnums avant d’être réintégrés dans l’assemblage final. Cette incroyable « recette de cave » a fait de cette cuvée une icône de la Champagne par sa profondeur, son équilibre, son énergie et sa complexité.

#évidence #équilibre
Dom Pérignon

L’expression d’une année incarnée par un assemblage le plus souvent composé à part égale de chardonnay et de pinot noir. Difficile d’imaginer plus simple que cette définition, celle de Dom Pérignon depuis sa création. Cette feuille de route de quelques mots laisse pourtant une grande latitude au chef de cave, aujourd’hui Vincent Chaperon, qui réalise, avec beaucoup de sensibilité et de précision, une cuvée qui lentement – une dizaine d’années ici, le double pour la version P2 – mûrit en cave avant sa mise en marché. Ce qui me rend unique Dom Pérignon chaque fois que j’ai l’occasion de le déguster (récemment, avec les magnifiques 2013 et le futur 2015) tient dans cette impression d’un équilibre parfait. Au nez, en bouche, en persistance, l’énergie contrebalance la finesse, la douceur la profondeur, la jeunesse la maturité. Tout, et son contraire, est ensemble.

#richesse #fraîcheur
Domaine Chave, hermitage

Fameuse pour ses rouges, la colline de l’Hermitage l’a été plus encore pour ses blancs, au XIXe siècle et au début du XXe. Ceux-ci ont retrouvé un lustre éteint en maîtrisant aujourd’hui les soupçons de lourdeur et de tendance à l’oxydation qui les ont longtemps poursuivis. Qu’importe si, avec le long vieillissement, ces deux sensations se transformaient en profondeur et en complexité, l’attrait de plus en plus exclusif pour les vins jeunes les faisaient sortir du cercle des grands vins. Gérard Chave puis son fils Jean-Louis ont été les premiers à réfléchir à cette problématique, à réintégrer un véritable équilibre dans la conception de leurs blancs, où l’opulence n’étouffait pas la fraîcheur, où la complexité aromatique s’exprimait sur un triangle de fruit frais, de notes plus confites et de touches minérales. Dans ce cadre revivifié, la richesse n’est plus un problème et apparaît au contraire pour ce qu’elle est, une dimension supérieure du grand vin.

#pionnier #maturité
Château La Nerthe, Clos de Beauvenir, châteauneuf-du-pape

Les vins blancs produits à Châteauneuf-du-Pape ne représentent que 5 % du total de cette vaste appellation de 3 000 hectares. Longtemps, la plupart d’entre eux affichaient à peu près toute la gamme de défauts que l’on peut imaginer en matière de blancs du Sud : caractère alcooleux, arômes oxydés ou à l’inverse totalement réduits, excessive lourdeur ou à l’inverse dilution et verdeur de raisins récoltés avant maturité. Avec le château de Beaucastel, à jamais le premier, le château La Nerthe fut celui qui réfléchit tôt et transforma profondément les problématiques du vin blanc de l’appellation. Même si l’élevage en bois neuf du beauvenir des années 1990 était certainement trop ambitieux, ces vins démontraient alors qu’une réelle maturité de raisin n’obérait en rien leur potentiel final et qu’un grand châteauneuf pouvait se montrer à la fois riche, parfumé et frais. Cette réflexion, si longtemps isolée dans l’appellation, a aujourd’hui fait école et Châteauneuf-du-Pape regorge d’excellents blancs à découvrir d’urgence.

Kyriakos Kynigopoulos : « La Bourgogne était un peu au bout du rouleau »

Photo Mathieu Garçon

Retrouvez cet article dans En Magnum #36. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Comment c’était, la Bourgogne, il y a quatre décennies ?
Quand je suis arrivé, la Bourgogne était un peu au bout du rouleau. Les rouges avaient souvent des défauts, pas assez de couleur, des tannins séchants, des acidités excessives. En 1985, ils vendangeaient trop tôt pour ne pas risquer de perdre la récolte. Pour les blancs, les Bourguignons avaient oublié les pratiques des anciens qui faisaient que les vins étaient de grande garde. Avec quelques vignerons, comme Jacques d’Angerville et « l’oncle Vincent », le père d’Anne-Claude Leflaive, on a repris les choses au début et fait les modifications nécessaires. En 1990, le vrai changement a commencé. Mais il a fallu vingt ans pour qu’il se diffuse progressivement à l’ensemble du vignoble.

Qu’est-ce qui a changé ?
Aux vignes, les domaines faisaient des rendements excessifs, ce qui avait pour conséquence que les maturités n’étaient pas bonnes. Ils allaient à la facilité, avec les désherbants notamment. Le travail du sol a débuté en 1991 quand Anne-Claude Leflaive a commencé la biodynamie sur la parcelle de son puligny premier cru Clavoillons. Les sols étaient comme du béton. La viticulture a évolué aussi. Il y a eu des changements sur le matériel végétal. Les sélections clonales ont progressé. On est à la troisième génération avec la sélection de l’Association technique viticole de Bourgogne (ATVB) qui est presque de la massale. Ce progrès se voit plus en côte de Beaune qu’en côte de Nuits, dans la mesure où c’est plus compliqué d’arracher une parcelle de Chambertin.

Et ces problèmes de premox, oxydation prématurée des vins blancs, qui ont marqué la fin des années 1990 ?
Sur les vins blancs, on n’a pas été assez attentifs dès le début. On poussait très loin les maturités dans les années 1990. Il était impensable qu’un meursault premier cru Charmes ne soit pas à 14° degrés d’alcool. S’il y a beaucoup d’alcool, cela entraîne la formation d’éthanal, surtout avec l’apport de l’oxygène des fûts neufs. L’éthanal est une éponge à SO2. Vous sulfitez, mais il ne reste pas grand-chose et le vin s’abîme. Il y avait aussi les pressurages « sauvages » qui provoquaient des phénols. On ne séparait pas les fractions de presse et les raisins étaient trop triturés dès la réception de vendange. On ne faisait pas non plus assez attention à l’importance des lies dans le vin blanc, qu’on éliminait avec des débourbages trop radicaux. À l’époque, on négligeait l’acidité dans le vin blanc, qui joue un rôle dans l’assimilation du SO2 actif. Avec un bon pH, neuf grammes de SO2 suffisent. Avec un mauvais pH, neuf grammes de SO2 et vous oxydez. Et puis, il y a sans doute eu des problèmes de bouchons. Pour des raisons économiques, les bouchonniers réduisaient légèrement le diamètre des bouchons, ce qui entraînait des problèmes d’étanchéité.

Ces dix dernières années, il y a eu de vives discussions sur la date de vendanges. Autrefois, on faisait des blancs trop mûrs, disiez-vous. Le sont-ils désormais suffisamment ?
Cette mode agace Michel Bettane. Vendanger tôt pour préserver l’acidité, c’est une sorte de justification, mais très imparfaite. Il faut atteindre une certaine maturité pour récupérer tout ce que les racines sont allées chercher dans le sol. L’acidité, il vaut mieux la créer en travaillant les sols. Quand je suis arrivé chez Henri Germain à Meursault en 1990, il m’a dit : « Si tu me fais les malos, tu seras mon œnologue ». Il avait des pH très bas et n’y arrivait pas. Cette bonne acidité était due au fait qu’il travaillait très bien les sols et n’avait jamais mis de potasse. Coche-Dury aussi avait des équilibres parfaits, sans doute dû au travail des sols. Les vins blancs de Bourgogne sont uniques. Pour faire un grand vin blanc, il faut un sol adapté, c’est primordial. Sans un sol de qualité, on ne fait pas de grands vins blancs. Quand je suis allé à Savennières dans la Loire en 2014, je leur ai dit d’arrêter de bricoler. Le consultant avant moi, au château de Chamboureau, ne s’était pas intéressé au fait qu’il y avait trois schistes différents, donc trois terroirs, autour du château. En Galice, où je travaille également, j’observe la même chose avec le granit et le cépage albariño. Le climat joue aussi là-bas avec l’apport de l’océan. Ici, il y a des couloirs de pluie, de vent, de soleil. D’une parcelle à une autre, c’est différent. Chez Leflaive, Sauzet ou Fontaine-Gagnard, il y a autant de premiers crus que de vins différents.

On a trouvé le juste milieu désormais en matière de maturité ?
En Bourgogne, on fait de la haute couture. Chaque parcelle a sa maturité. Quand Jean-Yves Roulot vendange ses Bouchères, tout le monde dit « Roulot vendange ». Mais non, il ramasse seulement les raisins des Bouchères, car c’est un climat précoce, et il attend les autres, plus tardifs. Il faut comprendre chaque parcelle et la vendanger au bon moment. Je me souviens qu’Anne-Claude Leflaive a passé tout le domaine en biodynamie en 1997, une année chaude. Elle avait les meilleurs pH de toute la côte car elle travaillait ses sols.

Et pourtant, elle a été touchée par les premox.
Elle subissait beaucoup d’influences. À l’époque, je passais deux jours dans la cave avec Pierre Morey pour goûter les collages (technique douce de filtration pour clarifier le vin). Pour moi, le collage, c’est indispensable. Anne-Claude était proche de Nicolas Joly qui disait qu’il ne fallait pas coller. Elle avait un fort caractère et n’écoutait pas toujours les bonnes personnes.

Il n’y a donc pas qu’une seule façon de faire d’excellents vins blancs.
On peut choisir d’atteindre la pleine maturité et sacrifier un peu d’acidité. Ou bien chercher le point d’inflexion qui paraît idéal entre maturité et acidité. Mais plein d’autres facteurs interviennent. L’eau, par exemple. Les grands millésimes se font quand il y a des pluies au mois d’août qui permettent la synthèse de l’acidité. Et la vérité des blancs n’est pas celles des rouges. 2014 et 2017, c’est grand pour les blancs, pas pour les rouges. Mon rôle, c’est de vulgariser ce que j’ai appris, notamment sur l’autolyse des levures. Rien n’est simple, plusieurs facteurs se conjuguent, de la vigne jusqu’à la fin de l’élevage, avec tout le travail sur les lies sur lequel on progresse également.

L’origine du monde (médocain)

Photo Fabrice Leseigneur

Retrouvez cet article dans En Magnum #31. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Notre pays est bien curieux. Toujours prompt à fustiger ceux qui le dirigent et qu’il a pourtant élus. Rarement fier de ses succès. Le plus souvent ironique et négatif à leur encontre. On ne sera pas surpris du manque de reconnaissance des amateurs de vin, exception faite de ceux du sud-ouest de l’Hexagone, envers la grande forme actuelle des meilleurs vins de Bordeaux, spécialement des beaux crus du Médoc. Un collectif, selon certains, cosmopolite, sans authenticité, victime consentante de la mondialisation du goût. Un autre défaut national (tout aussi irritant) est d’imaginer que tout ce qu’on a pu faire « avant » était meilleur qu’aujourd’hui. Qu’entend-t-on par avant ? J’ai l’inconfort d’être bien placé pour en avoir une petite idée. En 2022, j’ai assisté à ma 42e vendange bordelaise et à la naissance de mon 41e millésime. Sans parler de tous les millésimes antérieurs à 1978 – remontant jusqu’à 1870 – que j’ai eu la joie et parfois la déception de partager avec mes amis, producteurs ou amateurs. Je voudrais ici contribuer à donner une idée du magnifique parcours agronomique, œnologique et commercial des quatre dernières décennies, si mal connues d’un petit nombre de prescripteurs actuels, journalistes, sommeliers, commerçants, restaurateurs et cavistes, idéologiquement manipulateurs et disposant, hélas trop souvent, d’un espace médiatique inversement proportionnel à leur importance et à leurs connaissances.

Chapitre I : le débutant

Mon parcours médocain commence à la fin des années 1970. Je viens par hasard de rencontrer le grand critique et marchand de vin Steven Spurrier qui a créé à Paris une école de dégustation portant le beau nom d’Académie du vin.

Steven Spurrier a été à l’origine du fameux Jugement de Paris de 1976 où les vins américains avaient surclassé leurs équivalents français, point de départ de la reconnaissance mondiale de leur qualité. Ouvert à tout ce qui se faisait en matière de vin sur la planète, amoureux des terroirs de la France et de ses vignerons, il commercialisait dans sa boutique, sans préjugé de région, de réputation ou de style, les vins qu’il estimait les plus authentiques. Et en bon Anglais, bien entendu, de nombreux bordeaux. Il n’était pas question pour un jeune amateur sans fortune comme moi d’avoir ses entrées dans les grands châteaux. Je visitais alors des crus bourgeois ou artisans, ce qui fut une grande chance. D’abord, celle de rencontrer de vrais vignerons propriétaires, généreux dans leur hospitalité et leur plaisir à partager expérience et vie quotidienne. Ensuite, celle de connaître, dès le départ, la culture médocaine la plus authentique. De Couquèques à Listrac, Jean Boivert, Jean Gautreau, les frères Pagès, la famille Meyre et bien d’autres m’accueillirent comme un membre de leur famille. Je dormais chez eux, je mangeais chez eux, je parcourais leurs vignes en apprenant avec eux les gestes journaliers de viticulture, d’observation de la vigne et du climat. Je partageais les jours heureux ou malheureux lorsque le gel, la grêle et les maladies amputaient leur future récolte. J’apprenais à déguster les vins jeunes, encore en cours d’élevage.
À cette époque, il n’y avait pas encore de produits capables d’éviter la pourriture grise liée aux dégâts causés par les vers de la grappe. Ils n’ont fait leur apparition qu’à partir de 1980. Les revenus de la vigne étaient irréguliers, loin de leur permettre d’abuser des engrais ou d’avoir le matériel les dispensant du travail des sols. C’étaient de vrais agriculteurs, présents sur leurs terres depuis plusieurs générations. Ou de nouveaux venus, le plus souvent rapatriés d’Algérie ou du Maroc, plus innovateurs mais profondément terriens. On réparait les vieilles barriques. Le luxe ou la technologie n’embarrassaient pas les cuviers et les chais. La décennie 1960 avait été particulièrement difficile sur le plan du climat avec un état sanitaire déplorable des raisins en 1963, 1965 et 1968. Le splendide 1961, décimé par le gel avait à peine produit 20 hectolitres par hectare. Maigre consolation. La décennie 1970 n’avait guère été plus favorable : 1972 et 1977 sans soleil, avec des maturités insuffisantes de raisin et des moûts acides, peu sucrés, souvent très inférieurs à dix degrés, qui furent donc copieusement chaptalisés ; 1973 et 1974 dilués par des pluies excessives pendant les vendanges ; 1976 bloqué dans sa maturité par la sécheresse, puis rapidement abîmé par les pluies. Pire encore, l’eutypiose, une maladie cryptogamique terrifiante et sans traitement efficace connu, menaçait d’être le nouveau phylloxéra. Elle causait facilement d’une année sur l’autre 10 % de mortalité des pieds de vigne. Ceux qui regrettent les vins d’avant ont certainement oublié tout cela.

Vignes et châteaux. Le fleuve, des palus (c’est-à-dire des terres inondables) et des vignes plantés sur des terrains drainés. Ici, la superficie des vignobles est importante. Pour mieux les comprendre, on les divise au possible en de plus petits ensembles. Ce découpage parcellaire permet d’adapter au mieux les encépagements et les pratiques culturales. La façade mondialement connue du château Margaux. Aristocrates et riches commerçants bordelais ont construit de nombreuses demeures fastueuses partout le long du fleuve, autant d’emblèmes du Médoc que l’on retrouve sur les étiquettes des vins qui y naissent.

Chapitre II : la science de Peynaud

Aux châteaux La Tour de By et Fourcas-Dupré, Les Pagès commencent à investir dans des cuviers plus modernes et performants, équipés de cuves en acier inoxydables, avec un meilleur contrôle des températures. Ces nouveaux venus sont aussi parmi les pionniers à faire appel, pour les aider en vinification, à la science œnologique.

Cette dernière était alors en plein développement grâce à Emile Peynaud, qui avait créé le diplôme universitaire d’œnologue à Talence et qui venait lui-même faire les assemblages et surveiller les vinifications. On ne dira également jamais assez de bien du rôle du laboratoire œnologique syndical de Pauillac où Michel Couasnon faisait des miracles dans l’éducation d’innombrables propriétés médocaines, restées pratiquement encore au Moyen Âge en matière de compréhension des fermentations. Je lui serai toujours reconnaissant de ce qu’il m’a appris et des bouts de ficelle, si nécessaires faute de moyen financiers, pour compenser les faiblesses de la nature ou les petites maladresses inévitables dans le traitement de la vendange. Plus favorables, 1978 et 1979 commençaient à récompenser les efforts des meilleurs sans les consoler de la disparition progressive dans leurs chais des remarquables 1959 et 1962, derniers millésimes favorables relativement abondants. C’est leur dégustation qui maintenait dans mon imaginaire l’image de grand terroir que les livres m’avaient appris. Progressivement, la décennie 1980 allait à la fois permettre une économie plus prospère et faire naître des tentations malheureuses (ou hasardeuses) à la vigne comme au chai. La crise pétrolière de 1973 et le scandale concomitant de vins trafiqués, qui avaient gravement affecté le prix et la commercialisation de vins de qualité parfois insuffisante, commençaient à être oubliés. La consommation de bons vins augmentait de façon spectaculaire en Amérique du Nord et dans les pays traditionnels européens. Il ne manquait plus que la faveur du ciel qui illumina 1982.
En 1981, j’entrai à la demande de sa nouvelle propriétaire dans l’équipe de La Revue du Vin de France comme conseiller à la rédaction en chef. J’étais encore professeur de lettres et je le suis resté jusqu’en 1991. Je considérais comme un devoir de me mettre dans le sillage de son fondateur, Raymond Baudoin. Je savais évidemment ses éditos racistes, antisémites et pro-allemands qui avaient valu à sa revue une interdiction de reparaître à la Libération. Je connaissais aussi son rôle capital dans le soutien aux nouvelles appellations d’origine contrôlée et dans la défense de la qualité de nos vins de terroir. « Défense de la qualité, défense du consommateur ». C’était sa devise, vraiment visionnaire à son époque, que notre équipe a essayé pendant un quart de siècle de perpétuer. Je savais aussi qu’il avait éduqué ceux qui allaient devenir les pionniers de la diffusion aux États-Unis des grands vins français, Franck Schoonmaker et Alexis Lichine. Ce dernier, proche du général Eisenhower, permit à Baudoin de reparaître un peu avant sa mort précoce en 1953. Cherchant à le connaître, je pus passer quelques jours en sa compagnie en juillet 1982 au prieuré de Cantenac où il vivait. Ce même été, mon ami Jean
Gautreau m’avait prêté sa maison de Soulac. Je visitai alors le Médoc en profondeur, cette fois avec un accès privilégié à quelques grands châteaux, comme Léoville-Las-Cases dont l’administrateur Michel Delon m’avait ouvert si généreusement les portes et instruit quant aux principes de viticulture, de vinification et de commerce qui étaient les siens. J’y rencontrai Emile Peynaud dont je pus connaître la manière de goûter les vins jeunes, de les assembler, de les apprécier. Un peu plus tard, au cours d’autres discussions, j’appris l’histoire compliquée de son influence dans les propriétés et celle de l’œnologie scientifique bordelaise. Elle était alors la plus pointue et la mieux respectée de notre planète bien qu’elle restât pourtant, pendant vingt ans, objet de méfiance des Médocains.

Œnologie et technique. Emile Peynaud est considéré comme le père de l’œnologie bordelaise. Sa vision et sa technique ont considérablement contribué à améliorer le niveau des vins produits à partir des années 1950. Il est l’auteur du Goût du Vin (Dunod), ouvrage de référence réédité à plusieurs reprises. Le Médoc, et plus largement Bordeaux, lui doivent beaucoup. L’inox fait son apparition assez tardivement dans les cuviers médocains. Hygiénique, le matériau s’est avéré indispensable pour combatte les contaminations bactériologiques ou levuriennes auxquelles sont sensibles les cépages bordelais. Ici, les cuves tronconiques dernier cri du château Calon-Ségur à Saint-Estèphe.

Chapitre III : avant

Dans les années 1950, partout en France, l’œnologie est une affaire de pharmaciens, un apport de remèdes plus ou moins efficaces aux maladresses de vinification et autres maladies du vin, objet de dizaines de pages dans les traités d’œnologie. Œnologie corrective plus que préventive.

à Bordeaux, avec de grands pionniers comme le charentais Ulysse Gayon, disciple de Pasteur, et son petit-fils Jean Ribéreau-Gayon, créateur avec son élève Emile Peynaud en 1949 de l’Institut d’œnologie, la science fondamentale prenait le relais de la pharmacie. On découvrait la fermentation malolactique et l’importance capitale accordée aux données analytiques des raisins. Les premiers diplômes d’œnologie furent délivrés en 1952 et 1953. Le premier propriétaire médocain à ne pas craindre de demander conseil à ce type nouveau de spécialiste fut Jean Bouteiller à Pichon-Longueville Baron, en 1953. Il fut suivi peu après par Jean-Eugène Borie à Ducru-Beaucaillou, puis en 1959 par Paul Delon à Léoville-las-Cases. Les vins assemblés par ces châteaux étaient de grande qualité. Issus de raisins plus mûrs, de fermentations mieux contrôlées avec la surveillance des malolactiques et d’un travail qualitatif pionnier sur le vin de presse. Ces vins ne firent pourtant pas l’unanimité. En cette année 1982, j’entendis beaucoup de personnalités connues du monde des négociants ou de la critique dubitatives sur la typicité et la longévité de leur style. On parlait alors de vins « Peille-naud », avec insistance sur la diphtongue de son nom, faits pour plaire au public américain (déjà) et opposés à la vigueur, voire la rugosité tannique, des vins jeunes bien nés. Le succès commercial de ce nouveau style, la finesse étonnante des 1959, 1961 et 1962 des vins de Graves au domaine de Chevalier ou au château Haut-Bailly, de la même veine vingt ans plus tard, l’autorité de Jean Delmas, premier disciple de Peynaud à Haut-Brion depuis 1961, ne leur faisaient pas oublier les 1928 ou 1945 qui demandaient trente ans ou plus pour s’ouvrir.
Je n’eus pas de mal à être convaincu par les vins jeunes de Las-Cases, cuvés assez rapidement en raison de l’abondance extraordinaire de cette belle vendange et du manque de place dans les cuviers. Au même moment, les tentations d’un succès commercial plus assuré et trop longtemps attendu avaient commencé à produire des effets négatifs. Ce souvenir continue d’ailleurs à alimenter le bordeaux bashing actuel. Pour satisfaire la demande, il fallut augmenter les rendements. Les premiers bénéfices des années 1960 étaient passés dans les engrais riche en potasse, pour compenser le nombre de pieds manquants, morts de l’eutypiose et trop coûteux à replanter. Alors qu’il avait tout pour être un beau millésime, 1970 connut ainsi trop souvent une dilution qui sera fatale lors du fameux jugement de Paris de 1976. On utilisait de plus en plus les désherbants chimiques recommandés par les agronomes vendeurs de produit. Ils simplifiaient diablement le travail et en réduisaient le coût. Quelques pionniers dans les grands crus, dont Pichon-Longueville hélas, où les fils avaient oublié les leçons de leur père Jean, adoptèrent la vendange mécanique. Parmi eux, des viticulteurs sérieux comme Lucien Lurton à Brane-Cantenac et Guy Tesseron à Pontet-Canet. Lucien Lurton faisait aussi partie des viticulteurs qui prônaient une diminution des densités de plantation, les réduisant de 10 000 pieds à 6 500 pieds à l’hectare. Ils avaient beau jeu de dire qu’un tiers des pieds dans les fortes densités était déjà morts ou sur le point de l’être. Et de souligner les économies faites en temps de travail pour la taille ou la vendange, sans perte de qualité pour le vin. Ce que je voyais alors était fort différent.

Chapitre IV : abus de modernité

Les premières machines violentes ou mal réglées tassent les sols, abîment par leur passage les pieds de vigne et surtout respectent mal l’intégrité des baies de raisin, trop triturées, rentrant parfois avec de mauvaises herbes et de feuilles ou une nuée d’insectes accentuant les notes végétales des moûts.

L’abus de produits chimiques comme les produits anti-pourriture apparus en 1980 se traduisait sur les peaux par un épaississement contraire à la finesse du tannin et surtout par des arrêts fermentaires plus fréquents. Après leurs arrêts nombreux lors du millésime 1985, l’habitude de faire commencer les fermentations par des levures du commerce, exogènes, à la place des levures indigènes conduisit à une simplification ou plutôt une uniformisation des saveurs, masquant parfois l’origine des terroirs. En même temps, nos meilleurs savants en microbiologie faisaient remarquer que les levures les plus performantes du commerce « étaient toutes à l’origine des levures indigènes sélectionnées par leur capacité à faire fermenter les moûts avec plus de régularité et de respect de leur caractère d’origine ». Seules les levures tueuses, dites killer, leur semblaient inadaptées à des vins de terroir puisqu’elles tuaient le milieu fermentaire initial. Par ailleurs, on comprenait de plus en plus le rôle des levures de cave, les fameuses saccharomyces, propres à chaque château et qui prennent toujours le relais en fin de fermentation des levures initiales. Ainsi toute vendange faite à Latour mais vinifiée et élevée à Lafite n’aura pas, avant d’être mise en bouteille, le caractère qu’elle aurait dans son chai d’origine. Ce qui expliquerait beaucoup de différences stylistiques qu’on attribue instinctivement et de manière naïve davantage au climat ou au terroir. Sur ce point précis, beaucoup de choses ont changé à partir des années 2005 avec la possibilité pour les châteaux qui en ont les moyens de sélectionner et d’utiliser leurs propres levures. Ou de revenir à la vieille technique des pieds de cuve, bien moins coûteuse, effectuée sur les premiers raisins rentrés avant d’être à maturité optimale, afin d’obtenir des ferments pour la suite des vendanges. Conséquence – et malgré les effets du réchauffement climatique, une individualisation plus poussée. Une autre évolution, en revanche, commença vers la fin des années 1980 à susciter des craintes plus justifiées, quoiqu’un peu exagérées dans la dramatisation de leurs conséquences.
Pas seulement sous l’influence d’un critique dominant, le public mondial avait pris l’habitude dans son appréciation des vins jeunes et dans leur prix de vente initial de favoriser la puissance, la concentration de la matière et de la couleur. Dans le même temps, on apprenait l’existence de nouvelles techniques de concentration des moûts et des vins. C’était oublier l’utilisation depuis longtemps de procédés plus primaires, comme la saignée de jus commençant à fermenter. La technologie progressant, deux nouvelles façons de concentrer ces mêmes moûts apparurent. Au milieu des années 1980, Michel Delon à Léoville-Las-Cases avait cherché un moyen de retrancher l’eau de vendanges par un risque de pluies pendant la période d’attente de la meilleure maturité possible du raisin. Comme c’était arrivé en 1974 ou 1984. Des procédés de soustraction du sel de l’eau de mer par osmose inverse, c’est-à-dire par l’utilisation d’une membrane soumise à une pression ne laissant passer que les molécules d’eau lui servirent de modèle. Une machine au début très bruyante et difficile à garder secrète. Le principe était sain mais exigeait un jus clair pour être efficace, filtré ou enzymé, ce qui ne pouvait qu’agacer les partisans d’une fermentation aussi naturelle que possible. Avec l’intelligence qu’on lui connaissait, il pratiquait le plus souvent une osmose partielle de cuve pour coller au plus près de la vérité initiale du raisin avant les pluies. Naturellement, chez beaucoup la tentation exista de concentrer des moûts dilués par excès de rendement dans les vignes jeunes et non par les pluies. Il y eut bien des exagérations, concernant d’ailleurs plutôt les seconds vins que les grands vins. Une autre technique plus facile à mettre en œuvre était de faire évaporer les jus à basse température en diminuant la pression atmosphérique dans les concentrateurs. La machine appelée anthropie, plus petite, descendait à 25 bars de pression pour abaisser la température d’évaporation à environ 25 degrés, ce qui respectait davantage le parfum initial et la texture originelle des jus. On augmentait ainsi le degré alcoolique potentiel du vin en évitant ou en diminuant la chaptalisation, objet d’un rejet irrationnel et violent chez de nombreux consommateurs ou critiques. Le réchauffement climatique rendit ces techniques de plus en plus inutiles à partir de 2005, faisant regretter paradoxalement à ces mêmes critiques ou consommateurs l’époque de l’usage honni, parfois exagéré et complaisant, souvent nécessaire, du sucre de canne ou de betterave.

Famille et incarnation. Deux propriétaires du château Ducru-Beaucaillou. En haut, Jean-Eugène Borie, en bas, Bruno-Eugène, son fils. Le Médoc est une affaire de famille où chaque génération apporte sa pierre à l’édifice et construit pour la suivante. C’est sans doute l’une des raisons de la régularité et du niveau affiché par ce cru classé de Saint-Julien.

Chapitre V : sélections intelligentes

Dans ces mêmes années 1980 et 1990, les vins changent aussi un peu de caractère, par une meilleure connaissance par les propriétaires traditionnels et surtout par les nouveaux venus des parcellaires de leurs propriétés.

L’argent commençait à rentrer. Le prix des terres agricoles n’augmentait pas encore trop et de riches industriels ou des compagnies financières, des assurances, des banques se mirent à vouloir placer de l’argent dans ces terres. Ils y étaient même encouragés par la loi. Pour maintenir des prix de vente rémunérateur, il fallut parfois savoir limiter les volumes produits, en gagnant, cerise sur le gâteau, l’estime de quelques critiques influents, prompts à souligner la rigueur de ces limitations. On ne limitait d’ailleurs que la proportion de premier vin, parfois inférieure à un tiers de la récolte totale. C’est sur ceux-là que la marge des propriétés et du négoce qui les distribue dans le monde est la plus importante. On procédait donc de plus en plus souvent à des sélections. Elles ne furent pas, jusque dans les années 2005-2010, aussi précises qu’il aurait fallu. Les cuves de fermentation étaient encore trop grandes, souvent égales ou supérieures à 200 hectolitres, ce qui correspond à la récolte d’au moins deux hectares de vignes. Comme de nombreuses propriétés s’étaient agrandies dans le périmètre de leur appellation, ce que la loi d’ailleurs exigeait pour conserver la marque de château – et hélas son classement en 1855 pour les veinards qui furent classés, il était plus facile de sélectionner les parcelles de vieilles vignes ou de grand terroir qui iraient dans le premier vin. Les autres entrant dans les seconds, voire dans les troisièmes vins.
Le premier à le faire, encore une fois avec une vraie intelligence, à partir de la dégustation et du caractère apporté par le terroir, fut le château Léoville-Las Cases. La grande parcelle de 50 hectares du grand enclos, qui voisine les vignes du grand vin de Latour, donnait de toute évidence un vin de caractère plus noble que le reste. Elle était surtout diluée par toute vendange supplémentaire, y compris celle des vignes appartenant au même château, proches des châteaux Léoville-Poyféré ou Pichon-Baron. L’enclos (et plus de 80 % de sa production) produisit exclusivement à partir de 1986 le grand vin de Léoville. Lafite ou Margaux, qui n’avaient que des grands terroirs depuis le XIXe siècle et ne se sont pas agrandis au siècle suivant, continuèrent à ne conserver que 30 %, ou à peine plus, de leurs vendanges. Ce qui exaspérait Emile Peynaud qui me disait que si ces crus n’étaient pas capables de produire 70 ou 80 % de grand vin, c’était ou de la maladresse ou une volonté de maintenir un prix de vente élevé. Ce qu’ils ont réussi d’ailleurs. Dans les années 1970, un premier cru classé valait à peine 50 % plus cher que ses meilleurs voisins. Il vaut aujourd’hui 200 % leur prix, voire plus. Quatre seconds crus classés célèbres – Cos d’Estournel, Ducru-Beaucaillou, Pichon-Lalande et Léoville-Las-Cases – avaient d’ailleurs cru se rapprocher du prix des premiers. La qualité de leur vin était indéniable, tout comme leur ambition, défendues par Robert Parker, critique le plus influent de l’époque. Le marché les a surnommés « super seconds ». Ils n’y sont pas arrivés, malgré le rôle leader de Michel Delon qui sortait toujours en dernier, un peu plus cher. On ne peut que constater leur impuissance par rapport à la primauté du super luxe sur le luxe. La masse actuelle d’argent venue d’Asie ou d’ailleurs qui se place dans le super luxe renforce encore plus ces premiers crus et, horreur, encore davantage les grands crus bourguignons de la côte de Nuits, infiniment plus rares, surtout ceux signés des meilleurs noms.
On ne peut que constater aussi et se réjouir de l’affinement actuel des sélections dans les bons châteaux par rapport aux décennies précédentes. Le travail des vignes est devenu de plus en plus précis, malgré la difficulté de trouver parfois la main d’œuvre nécessaire. L’augmentation des salaires agricoles, pour les crus pouvant se le permettre, nourrit un travail plus méticuleux et contrôlé par une nouvelle génération de directeurs techniques mieux formés et plus exigeants. Mieux formés parce que possédant un double diplôme d’œnologie et d’agronomie, comme ceux ayant étudié à Montpellier ou à l’Enita de Bordeaux. Pendant longtemps, le travail des vignes et celui des chais étaient idiotement séparés. Les ouvriers de chais se considéraient d’ailleurs supérieurs aux ouvriers agricoles. Primauté au dedans sur le dehors. Chacun se figeait dans ses privilèges ou ses exclusions. C’était à l’autre de se débrouiller avec les maladresses prétendues ou réelles des premiers. Connaissance plus précise des sols et de leur constitution (plus ou moins d’argile, de profondeur), de leur drainage et leur qualité d’exposition, plus grande exigence en matière de matériel végétal, avec le retour à des sélections massales qualitatives, bien meilleure compréhension de la vigne (de son enracinement, sa taille, son état sanitaire, sa longévité, sa conduite), de la vie des sols et de leur entretien, tout cela demande des savoirs considérables et une éthique tout aussi exigeante. Cette nouvelle génération d’ingénieurs en possède plus que la précédente. Elle dirige aussi les vinifications et gère les progrès technologiques du matériel nécessaire, de l’arrivée et du tri du raisin, jusqu’aux différentes possibilités d’élevage. Sans surprise, il y a plus d’homogénéité dans tout le cycle de production, du raisin jusqu’à la mise en bouteille. Je peux affirmer sans crainte de tromper les amateurs que les vins produits aujourd’hui par pratiquement tous les crus classés du Médoc en 1855, plus une bonne trentaine de crus non classés, sont les plus fidèles à leur origine et les plus réguliers en qualité jamais produits. Je ne connais aucune autre aire d’appellation en France montrant autant d’intelligence dans l’élaboration du vin, le respect sur le long terme de l’environnement, dans le respect et l’éthique des créateurs des appellations d’origine contrôlée.

Histoire et faste. Dans le Médoc, le concept de terroir a du sens. L’enclos du château Léoville Las Cases est à l’origine de la signature unique du grand vin. Il entre seul dans sa composition parcellaire. La réglementation n’oblige pas les crus classés à produire un vin strictement issu des délimitations géographiques du vignoble classé en 1855. L’appellation haut-médoc, plus vaste, permet d’envisager la construction d’une marque universelle, comme celle de La Tour Carnet (à droite).

Chapitre VI : le goût du progrès

Reste la question de la tenue de ces vins. Je sais que c’est un point sensible dans le public et chez les professionnels qui les jugent, les conseillent, les achètent et les vendent. Ils ont, au regard de l’évolution de trop nombreux vins des années précédentes, de sérieux arguments pour nourrir leur inquiétude.

De nombreux faux goûts ont en effet empêché les progrès agronomiques et œnologiques commencés au milieu des années 1980 de s’épanouir dans le vieillissement en bouteille. Les œnologues bordelais ont hélas sans doute mis trop de temps à repérer les causes et les conséquences de ces faux goûts. Je fais allusion ici, on s’en doute, aux nez et aux bouches phénolés, rappelant pour les uns l’écurie, pour d’autres la gouache. Elles sont dues au développement de certaines levures indésirables, de la famille des brettanomyces, qui se développent sur les raisins, mais aussi dans les cuviers et les barriques. Pour beaucoup d’œnologues étrangers, ce marqueur aromatique était la définition même des vins français, et pour les Français le caractère du terroir. Il était évident qu’il masquait la définition précise des arômes liés au climat de chaque millésime, à l’encépagement et aux sols de chaque propriété. On luttait férocement contre ces déviations en Californie et dans l’hémisphère sud en corrigeant parfois brutalement les acidités ou en rajoutant beaucoup de tannins. Ces « méchantes » levures se développaient davantage dans un milieu peu acide, donc sur des raisins bien mûrs, quand cela leur plaisait. Le remède était d’ailleurs souvent pire que le mal sur le plan de l’équilibre du goût et le plaisir de la dégustation. Les millésimes très mûrs comme 1989 ou 1990, souvent dévastés par ces déviations, ont fait prendre conscience en Médoc qu’il fallait rendre bien plus sévère l’hygiène du matériel technique et des lieux de vinification et d’élevage. Il fallait aussi surtout pratiquer dès le début des analyses minutieuses de tous les jus et de tous les milieux fermentaires. Je n’ai pu que constater d’immenses progrès sur ce point depuis 2005. Rares aujourd’hui sont les vins infectés.
Hélas, il a fallu encore plus de temps pour résoudre une autre déviation dans les vins, apparue au début des années 1980, causée par l’apparition de molécules chlorées de type tri ou tétra chloroanisole. TCA, pour les connaisseurs. Le chlore a surgi d’abord dans les eaux de ville qui servaient à humidifier ou à laver les lots de liège bruts servant à la fabrication des bouchons. Puis dans l’eau qui circulait dans les chais et les cuviers, les produits de lavage qu’on estimait nécessaire pour améliorer l’hygiène pour les raisons que je viens d’évoquer. Des doses ridiculement faibles sont capables de polluer l’air ambiant et de communiquer au vin la même pollution. Le bouchon était loin d’être le seul coupable. Produits de traitement du bois, charpentes des chais, portes et fenêtres, palettes en bois pour stocker les vins, peintures industrielles, bref, toutes les constructions et le matériel des années 1980 a progressivement contaminé les chais et les vins dans de nombreuses propriétés à Bordeaux. Et tout autant dans le reste du monde. À ma connaissance, la première propriété bordelaise à avoir eu conscience de ce désastre fut le château Pape-Clément à Pessac. Depuis cette période, les arômes des vins en bouteille manquaient de netteté. Je dois dire qu’on me cachait un peu les origines de ces déviations. Bernard Pujol, qui dirigeait la propriété avec beaucoup de conscience, m’avait averti qu’on y refaisait complètement la cuverie. De fait, à partir de 1985, les vins avaient retrouvé leur droiture. En particulier, un exceptionnel 1986. C’est sur la rive droite que j’ai assez vite eu connaissance de ces pollutions de chai que combattaient Michel Rolland et son ami Pascal Chatonnet. Ce dernier en avait trouvé la cause, ces désormais trop fameuses molécules de trichloroanisoles, et préconisait aux viticulteurs les plus intelligents du Libournais les bons remèdes. C’est-à-dire la suppression de tout ce qui pouvait donner naissance à ces molécules et le nettoyage des murs à la chaux. Surtout, il leur apprenait à sentir les notes de moisi propres à ces molécules. Sur la rive gauche et en Médoc, on était bien en retard.
Je me souviens que dans deux grandes et célèbres propriétés, dont un premier cru classé, le directeur technique m’expliquait que ces arômes étaient, en fait, la marque du terroir. Celle, en particulier, du cabernet-sauvignon. D’autres commençaient à avoir des soupçons, mais comme ils dégustaient dans des lieux déjà contaminés, ils pensaient que seules certaines bouteilles étaient atteintes. Il a fallu une dégustation de ses 1990 à Bordeaux, hors propriété, pour que la famille Borie se rende compte que son ducru-beaucaillou était pollué depuis quelques millésimes. La pollution venait du chai au centre de Saint-Julien où le vin était élevé. Très vite après, heureusement, mais avec beaucoup de discrétion, la famille décidait de construire un chai neuf sur la propriété qui a épuré les vins à partir du millésime 1995. Le premier cru classé avait aussi, comme par hasard, avec un changement de propriétaire, reconstruit un cuvier et un chai neuf. Pascal Chatonnet me confirmait que l’ancien était pollué, ce qu’avait vigoureusement nié le précédent directeur technique, avec un aplomb qui aurait fait honte à l’un de mes mentors Jean-Paul Gardère, dont la franchise de parole m’avait à la fois honoré et beaucoup appris sur le Médoc des années 1960 et 1970. Progressivement, entre 1995 et 2005, avec un retard de cinq ans sur la Rive droite, tous les bons crus médocains firent le nécessaire. Si encore trop de bouteilles plus récentes sont contaminées, seul le bouchon naturel en liège en est cause, malgré toutes les précautions prises et les engagements des bouchonniers. Les progrès de la connaissance œnologique ont permis de trouver également un remède aux lots de bouteilles contaminées. Un filtrage permet de diminuer après débouchage, voire de supprimer, la molécule incriminée. Beaucoup de bouteilles ouvertes par les châteaux qui ont procédé à ce nettoyage ne ressemblent pas à celles que des malheureux possesseurs ont dans leurs caves. Heureusement pour eux qu’une grande majorité ne ressent pas la contamination à la dégustation, ce qui a aussi beaucoup ralenti la prise de conscience du désastre par le négoce distributeur et par certains propriétaires.

Chapitre VII : droit du sol

Après le récit de ces infortunes, il faut revenir aux fondamentaux du Médoc qui font la célébrité méritée de ses meilleurs vins. Et s’interroger sur l’état présent de leur style et de son évolution probable avec le réchauffement du climat que nous connaissons et souvent redoutons.

On a longtemps simplifié la nature de ses terroirs et raconté au public les jolies histoires qu’il aime entendre. Le substrat principal du sol est bien sa nature de graves, c’est-à-dire de silice caillouteuse déposée il n’y a pas si longtemps par le fleuve sur les terrasses alluviales du Pléistocène moyen ou inférieur, au quaternaire, dans ses sous-divisions appelées Flandrien et Holocène, que les géologues actuels préfèrent à Günz ou Mindel, mots largement employés qui chantaient à mes oreilles il y a quarante ans. Ces sols légers et drainants ici ou là sont renforcés par de l’argile colluviale, lourde au bord de la Gironde, sur des palus impropres à la viticulture de qualité, dont l’herbe nourrit le fameux agneau local élargi à tout le département dans son appellation d’origine actuelle. Dès qu’on monte de quatre ou cinq mètres (le Médoc culmine à 40 mètres), cette argile permet aux graves de mieux retenir l’eau et de moins souffrir de la sécheresse des étés, de plus en plus marquée. Les vins gagnent en volume de bouche et en ampleur de texture ce qu’ils perdent parfois en finesse aromatique immédiate. C’est en profondeur que le terroir prend toute sa complexité avec du calcaire marin de l’Eocène ou de l’Oligocène à partir du nord de Pauillac, plus ou moins recouvert de graviers un peu plus gros qu’à Margaux. Plus on va vers l’ouest, plus les argiles et le calcaire alourdissent la texture des sols et sont plus favorables à la culture du merlot. On regrette les malbecs du XIXe siècle, plus qualitatifs que ceux plantés depuis trois générations, mais qui ont perdu leur force de caractère et ont pratiquement disparu. Le merlot, plus précoce, mûrit mieux que les cabernets sur des sols plus froids et souvent trop tardifs pour ces derniers. La prime donnée à la noblesse du cabernet-sauvignon fait souvent dire que ces vins d’argile ou de calcaire ont moins de complexité et de raffinement que ceux issus des graves. C’est souvent le cas mais un peu injuste envers un caractère original plus vite ouvert, plus onctueux, et même plus immédiatement savoureux. Il est dommage qu’un prix de vente insuffisant ne permette pas aux producteurs d’être toujours aussi rigoureux et sélectifs dans leurs assemblages. Quand ils le sont, les vins possèdent une remarquable originalité dans un équilibre océanique, harmonieux et propice à des accords gastronomiques plus larges que ceux, aristocrates, du cabernet-sauvignon, dégustés trop jeunes et trop réticents à délivrer tout leur potentiel à table. L’amateur de médocs conviendra pourtant, avec raison, que l’encépagement du vignoble, son influence sur l’assemblage retenu par le producteur et le climat de chaque millésime contribuent encore davantage à la diversité de caractère des vins qui fait la richesse unique et la gloire mondiale de cette région.
Au XIXe siècle, quand on classait les meilleurs vins du Médoc, les connaisseurs plaçaient le cabernet-sauvignon au-dessus de tous les autres cépages, suivi du cabernet franc et du malbec. Les verdots et les merlots étaient présents en appoint. On admire le réflexe qui fit appeler ainsi ce qui est réellement un croisement entre le cabernet dit franc et le sauvignon blanc, sans le traçage génétique dont nous disposons aujourd’hui, par simple observation de la vigne et de la saveur du raisin. Le malbec entrait souvent pour un tiers et plaisait parce qu’il apporte de la couleur, un parfum floral de violette, plus raffiné que celui du merlot. Le cabernet franc, largement plus planté qu’aujourd’hui, semblait bien mûrir et apportait peut-être une minéralité plus saline, affinant surtout la puissance tannique du cabernet-sauvignon. De toute façon, les propriétés produisaient déjà plusieurs types de vins. Elles étaient loin de tout mettre en bouteille sur place. Un négociant pouvait acheter le vin de Lafite ou Latour en barriques, à des prix différents. Les moins chères donnaient les vins les plus souples et les plus fruités, anticipant ainsi sur ce qui est devenu la règle, mais cette fois avec une mise intégrale en bouteille des vins à la propriété, entre 1945 et aujourd’hui. Dans les années 1950, le manque d’argent et les difficultés climatiques des fins de saison conduisirent beaucoup de producteurs à planter plus de merlots. En particulier, la famille Miailhe. En plus de ses propriétés de Saint-Seurin de Cadourne, elle joua un rôle déterminant dans des châteaux plus connus comme Palmer ou Pichon-Comtesse de Lalande. Les premiers crus de Pauillac ou les meilleurs crus de Saint-Julien – à l’exception de Beychevelle – ne suivirent pas cette tendance. Les crus bourgeois et artisans trouvaient dans le merlot une source plus régulière (et plus sûre) de rendement et de maturité. Son jus supportait mieux la chaptalisation que celui du cabernet-sauvignon. Il fallait souvent enrichir ces jus de deux degrés ou plus. Le merlot apportait aussi sa rondeur et des notes parfois plus animales qui plaisaient aux locaux, tous plus ou moins chasseurs et amateurs de gibier, mais aussi à un plus large public, habitué à des odeurs humaines ou environnementales, disons plus vigoureuses, que dans notre monde aseptisé actuel. Les vins de cabernets naissaient plus stricts, plus linéaires, avec des notes de cèdre raffinées, mais pour certains moins sensuelles, trop « intellectuelles ». On le disait aussi des cabernets francs de Touraine, encore plus légers et nerveux.

Nature et culture. Les paysages du secteur sont bien plus contrastés qu’ils n’y paraissent. Un jardin à la française impeccablement tenu, comme à Calon-Ségur, tantôt une rivière tortueuse, une forêt profonde et l’on se croirait en Irlande. Il s’agit d’un coin sauvage du parc majestueux de Cantenac-Brown. Du nord au sud, d’est en ouest, la géologie change tout le temps.

Chapitre VIII : une maturité nouvelle

Le réchauffement climatique a changé la donne et ouvert la voie à une nouvelle religion œnologique appelée « maturité phénolique », comme on l’entend si souvent.

Bon, nous savons tous ce qu’est un fruit bien mûr par rapport à un fruit qui ne l’est pas. Pas besoin de longues études universitaires. La science a pourtant démontré l’existence de plusieurs degrés dans la notion de maturité. Le degré « industriel », comme l’appelaient les vieux maîtres de chai, est le degré permettant de commencer à vinifier un vin buvable, de ceux que nous avons si souvent connu des années 1960 à 1980. Cela commence à 9,5° ou 10° dans les années dites convenables. Le degré supérieur, permettant une expression correcte du terroir (entre 10° pour les cabernets et 12° pour le merlot), fut celui des 1966 ou 1967, voire de 1975 et 1978. Dans les années 1980, la science a cessé de faire confiance confiance au seul indice du sucre et de l’acidité et cherché à comprendre mieux la maturité de la pulpe, de la peau des raisins et de leur rafle, même si l’égrappage total est ici de règle. La faculté de Bordeaux a alors créé le concept de maturité des tannins potentiels, appelée logiquement maturité phénolique, qui repose sur l’aspect et le goût des raisins et des peaux. Il oblige à venir faire des prélèvements et des dégustations de raisin dans les vignes et à considérer des indices quantitatifs de richesse en tannin, nommés IPT (indices de polyphénol total), qui s’enrichissent après l’étape précédente de mûrissement. On attend de plus en plus cette évolution des peaux. Avec le réchauffement climatique actuel, le sucre peut monter à plus de 13° pour les cabernets, 14,5° pour les merlots, parfois même 15°. Les vins ne peuvent éviter dans leur saveur de naissance de montrer l’évolution du raisin et de son niveau d’alcool potentiel. Les fruits ne sont plus rouges (cassis, fraise, framboise), mais noirs (mûres, myrtilles), voire de type pruneau et cacao quand le merlot est surmûri.
Avec inconscience, trop de viticulteurs renforcent cette sécurité d’obtenir une maturité « phénolique » en ajoutant un passerillage sur pied final, facilité par des effeuillages plus ou moins précoces. Une double augmentation de la richesse en sucre, par la voie naturelle (l’air et la lumière sur les feuilles) et par évaporation et dessication de la baie du raisin. On ne recourt pas encore, comme je l’ai vu faire en Italie, à des locaux ou l’on dessèche par des ventilateurs – là-bas, on dit plutôt qu’on perfectionne la maturité. Pas de surprise, de l’étonnement, puis de l’agacement d’un certain public devant la puissance alcoolique et le caractère jugé trop chaleureux de certains millésimes de grand soleil. Je constate une grande différence entre certains des crus les plus célèbres qui, pour limiter à 13° leur grand vin, se réjouissent d’assembler plus de 90 % de cabernet-sauvignon, voire plus de 95 %, et des crus jusqu’au-boutistes qui dépassent allègrement les 14° en pensant que ce qu’ils considèrent comme le degré de maturité le plus accompli donnera le vin le plus réussi. Avec l’évolution la plus actuelle du climat, entrevue en 2018 ou 2020, la prudence reprend le dessus. Que faire alors avec les merlots les plus riches ? On les retrouve dans les seconds vins, ce qui parfois leur donne une ampleur et une vigueur inconnues auparavant. Cela conduit à des rééquilibrages à la vigne où l’on replante plus de cabernets pour diminuer le pourcentage des merlots. Le vieillissement des vignes et les nombreux stress hydriques des dernières années ont affaibli la vigueur des pieds qui produisent de moins en moins. En 1982 et 1983, on a produit des vins de qualité à 70 ou 80 hectolitres par hectare. C’était un peu trop. Aujourd’hui, 40 hectolitres ou moins à l’hectare, avec toujours de la haute densité ou des nouvelles parcelles qui, de 6 500 pieds, reviennent aux 9 000 ou 10 000 de la tradition, ce n’est pas beaucoup mieux. Le rapport peaux-jus dans les cuves rend plus délicate l’extraction des tannins. Un raisin manquant naturellement d’équilibre ne donnera jamais un vin de parfait équilibre.
Au viticulteur de retrouver le bon compromis. La science et le matériel technique actuels le lui permettent. Le parcellaire des propriétés est surveillé avec une incroyable précision. Parfois rang de vigne par rang de vigne, avec photographie du feuillage, observation des signes extérieurs de stress, presque pied par pied. On palisse mieux les feuillages. On équilibre la production des pieds par un enherbement partiel et raisonné. On estime mieux les apports parfois nécessaires d’engrais. On progressera encore – je l’espère – dans la gestion de l’eau en retrouvant les secrets des vieux mondes qui savaient mieux conserver celles d’hiver, celles des orages de printemps ou d’été. Il faut, pour les dégustateurs, ne pas accorder trop d’importance à la dégustation précoce et immédiate, mondialisée en raison de la commercialisation des vins en primeur, même si elle détermine les prix de vente et la réputation des crus. Seul un vieillissement suffisant, de cinq ou même dix ans, permet de savoir si le terroir s’exprime en liberté et avec transparence, si le millésime mérite ou non sa réputation commerciale. On aura alors des surprises. Nos dégustations les plus récentes chez Bettane+Desseauve nous rendent bien plus confiants qu’il y a dix ou quinze ans. Les gros défauts évoqués plus haut deviennent rares. Nous nous réjouissons du nombre de plus en plus important de vins de qualité, de leur capacité de vieillissement et de leur fidélité à l’origine, en se fondant sur la mémoire des cinquante années précédentes et des constantes d’expression entre années chaudes et années moins chaudes. Plus que jamais, le Médoc est la grande région viticole française. Nous ne doutons pas qu’elle servira d’exemple au reste de la viticulture mondiale.