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Chablis, le modèle à suivre

Photo Mathieu Garçon

Retrouver cet article dans En Magnum #36. Vous pouvez l’acheter en kiosque, sur notre site ici, ou sur cafeyn.co.


Un seul cépage
Depuis la naissance des appellations d’origine, les Français ne jurent que par le terroir. Sauf que les consommateurs du monde entier ne connaissent, eux, que le cépage. Et justement, le chardonnay à l’honneur dans tous les vins de Chablis est l’un des plus connus, si ce n’est le plus apprécié, avec le sauvignon. Miracle bourguignon, qui dit cépage unique ne dit pas standardisation du goût. À partir d’un même terroir sont produites chaque millésime des centaines d’expressions différentes du vin de Chablis. Certes, il faut prendre en compte le découpage parcellaire, mais d’autres critères entrent en jeu, comme le choix de la date de vendange, le type de vendange (manuelle ou machine), la vinification (cuve ou inox), la longueur des élevages, la capacité à se projeter dans le temps, etc. Sans parler du type de viticulture pratiqué, pourtant fondamental.

Une hiérarchie simple
Autre point fort, la hiérarchie des appellations et sa facilité de lecture pour l’amateur comme pour le néophyte. Dans une Bourgogne où plus de cent appellations cohabitent, source d’approximations même pour les professionnels aguerris, lire l’étiquette d’un vin de Chablis est un jeu d’enfants. Tous les vins portent en eux le même patronyme, aussi bien le petit-chablis que le chablis au niveau générique, premier ou grand cru. Et contrairement à la Côte-d’Or, où les trente-deux grands crus bénéficient chacun de leur propre appellation, il n’y a qu’une seule appellation grand cru à Chablis, déclinée elle-même en sept climats (Les Clos, Blanchot, Vaudésir, Grenouilles, etc.). Cette hiérarchie transparente joue indéniablement en faveur de la géante de l’Yonne.

Des marques fortes, des vignerons stars
Toutes les familles du vignoble bourguignon sont présentes à Chablis de façon équilibrée. Les vignerons bien sûr, avec des domaines stars (Raveneau ou Dauvissat pour les deux icônes) et d’autres qui le deviendront (château de Fleys, domaine Laroche, domaine William Fèvre, etc.). Un négoce fort qui connaît l’importance des vins de Chablis à l’export. Plutôt Beaunois à l’origine, ce négoce n’hésite d’ailleurs pas à s’enraciner en Chablisien pour y devenir vigneron (Louis Latour avec la maison Simonnet-Febvre, Albert Bichot et le château Long-Depaquit, etc.). Enfin, la bonne santé de l’appellation doit aussi beaucoup au rôle joué par La Chablisienne, cave coopérative solide et ambitieuse qui produit près du quart des volumes de la région. Qui ouvre une bouteille de chablis n’a pas cette grille de lecture en tête, mais cette organisation contribue à la réussite des blancs de Chablis en faisant se côtoyer des volumes importants dont les marchés ont besoin avec des petites productions de petits domaines aux ventes contingentées. Tout cela sous le même nom, au service d’une même marque.

De quoi rayonner (malgré une météo sans pitié)
Certes, tout n’est pas rose. Vignoble septentrional régulièrement affecté par le gel ou la grêle, le Chablisien subit comme les autres régions françaises le dérèglement du climat et les caprices de la météo. Pas plus tard que ce printemps, Chablis a subi successivement des inondations avec la crue du Serein (en mars), quelques gelées sur les première feuilles (fin avril) et un terrible orage de grêle dans la soirée du 1er mai qui a ravagé plusieurs milliers d’hectares, anéantissant les espoirs de récolte dans les secteurs touchés (Fontenay-près-Chablis, Villy ou La Chapelle-Vaupelteigne). Funeste millésime pour quelques domaines, certes, mais tout le vignoble n’a pas été impacté dans les mêmes proportions. Surtout, les caves sont pleines du généreux millésime 2023. Pas de pénurie à l’horizon.

Un goût intemporel
On l’a compris, avoir une offre claire, lisible et compréhensible est un atout incomparable. Pour autant, qu’est-ce qu’un vin de Chablis ? La réponse est sans équivoque : on dira presque toujours de lui que c’est un blanc et qu’il est sec. Pas de déclinaisons en rouge ou rosé, jamais de sucres dans les vins. D’autres régions comme l’Alsace, par exemple, n’ont pas cette clarté. Comment résumer efficacement la nature du vin d’Alsace sans être obligé de préciser le cépage, le type de sols, le niveau de sucrosité, la couleur (même orange désormais), etc. Le modèle le plus proche de Chablis est celui de Sancerre, même si blancs et rouges cohabitent dans l’appellation du Centre-Loire. Là-bas aussi, un seul cépage, un même type de sol. La comparaison est d’autant plus amusante que les deux régions sont seulement distantes d’une centaine de kilomètres, toutes deux soumises aux dernières influences du climat océanique, toutes deux assises sur un même socle de craie kimméridgienne, qui apporte dans les vins de Chablis quand ils vieillissent cette réduction si prisée, reconnaissable par ses saveurs iodées (coquille d’huîtres) et récapitulée (un peu sommairement) sous la notion de minéralité. Si le goût du vin est simple à définir, il est aussi facilement reproductible. La marque Chablis est sans doute celle de vins blancs la plus contrefaite au monde, en dehors du cas particulier du champagne. Difficile d’estimer l’ampleur de cette production illégale, mais il se murmurait au début de ce siècle que pour une authentique bouteille de Chablis, six fausses étaient en circulation dans le monde, contenant d’ailleurs un vin pas forcément sec ni même blanc ni même toujours issu de chardonnay. Comme s’en amusait Oscar Wilde, « l’imitation est la forme de flatterie la plus sincère ».

Gautier Capuçon : « Mon initiation au vin, je la dois à des musiciens »

Photo Mathieu Garçon

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Qui vous a initié au vin ?
Mon initiation, je la dois à des musiciens. Elle a commencé avec les vins du Bordelais. Saint-Émilion, Pomerol, Pauillac, j’y suis beaucoup allé dès mes 20 ans et c’est au chef d’orchestre Hans Graf et au pianiste Myung-Whun Chung que je dois mes premières dégustations. Après, j’ai découvert la Bourgogne avec deux autres grands parrains, toujours musiciens, le chef d’orchestre Charles Dutoit et le pianiste Jean-Yves Thibaudet. Sans oublier bien sûr Bernard Hervet, qui lui n’est pas musicien, mais qui est un grand homme du vin et notamment des vins de Bourgogne. J’étais dans de très bonnes mains.

Profitez-vous de votre festival Un été en France pour découvrir des vignobles ?
Je n’ai pas le temps d’aller me balader dans les vignes et de faire des dégustations dans les chais parce que nous voyageons le matin et donnons un concert le soir. Mais j’aime bien goûter les vins des régions que je traverse, comme j’aime goûter les spécialités culinaires et les produits du terroir.

Qu’est-ce qu’on trouve dans votre cave ?
La moitié des bouteilles viennent de Bordeaux. On trouve des pomerols, des pauillacs, des saint-émilion, dont quelques bouteilles de 1981 (son année de naissance, NDLR), même si ce n’est pas une très bonne année. J’ai des lynch-bages, des mouton-rothschild, quelques sauternes. Le dernier château dans lequel je suis allé, c’est à Figeac. C’est là que j’ai été intronisé au sein de l’académie des Grands vins de Bordeaux.

Et l’autre moitié ?
De Bourgogne. J’ai été intronisé chevalier du Tastevin. En rouge, j’ai des vosne-romanée du domaine Grivot, des clos-des-lambrays et des charmes-chambertin de Bichot. En blanc, des bouteilles du clos-des-mouches de Drouhin. J’ai aussi quelques grands vins du Rhône, comme des condrieux de chez Colombo ou des hermitages La Chapelle de chez Paul Jaboulet Ainé. Enfin, pas mal de champagnes et peu de vins étrangers. Pourtant j’ai goûté des vins assez formidables récemment en Californie et en Australie, à Margaret River. Et quand je suis en Allemagne, j’ai beaucoup de plaisir à boire leurs blancs.

Avec qui aimeriez-vous boire un verre ?
Tous les grands compositeurs, les grands violoncellistes que j’aurais adoré rencontrer et connaître. Si je devais n’en choisir qu’un, je dirais Antonín Dvorák, puisque je suis en pleine tournée et que je joue tous les soirs son concerto, le plus grand concerto pour violoncelle selon moi. J’adorerais un soir en sortant de scène déguster un grand vin avec lui.

Votre plus grand souvenir de dégustation ?
C’est en 2018, au domaine de la Romanée-Conti avec Aubert de Villaine. Il m’a fait goûter un bouleversant grands-échezeaux 1943. Puis il a sorti une bouteille, évidemment sans étiquette, et il m’a demandé de deviner ce que l’on était en train de boire. J’avais peur de dire une énorme bêtise. J’ai réussi à reconnaître que c’était un romanée saint-vivant. En revanche, je n’ai pas pu donner le millésime, c’était nettement trop complexe pour moi.

Votre définition d’un grand vin ?
Celui qui reste gravé dans notre mémoire sensorielle. Il est souvent lié à un moment, à des amis, à des gens qui comptent pour vous.

Pavie, la route du géant

Photo Fabrice Leseigneur

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Lorsque Gérard Perse acquit en 1998 le château Pavie, le cru était depuis longtemps une légende de Saint-Émilion et le producteur faisait déjà partie des hommes qui étaient en train de réveiller une appellation longtemps endormie. On a raconté dans ces colonnes l’incroyable saga de cet entrepreneur devenu vigneron hors normes. Celle de Pavie mérite d’être rappelée. Le cru est indissociablement associé à la côte éponyme, dominant la vallée de la Dordogne et ouvrant, sur le flanc oriental du village de Saint-Émilion, une succession de coteaux viticoles qui courent jusqu’à Castillon. Pourtant, la propriété, qui a intégré aujourd’hui le vignoble de Pavie-Decesse, situé sur le plateau qui surplombe Pavie, compte une bonne part de son vignoble en deça et au dessus de la côte, retrouvant d’ailleurs peu ou prou une taille qui fut la sienne sous le Second Empire. Elle s’appuie de fait sur trois parties qui apportent chacune leur contribution au style du vin. Au plateau calcaire, on doit une finesse caractéristique qui complète l’exposition plein sud et les sols bruns et également calcaires de la côte. Le pied de côte, non calcaire mais sableux, joue quant à lui un rôle dans le velouté caractéristique des vins.
Le cru appartenait depuis plus d’un demi-siècle à la famille Valette qui le gérait de manière très traditionnelle. Dès son arrivée, Perse, qui avait fait sensation avec la plénitude et la profondeur atteinte par le vin du château Monbousquet, son premier investissement saint-émilionnais en 1993, transforma radicalement la philosophie de production de la propriété. Vignoble restructuré, vendanges vertes, recherche d’une maturité optimale du raisin, refonte totale du parc de barriques avec une utilisation de barriques neuves systématique et logique au vu de la constitution des vins (même si elle a été réduite dans les deux dernières décennies) et durée d’élevage bien supérieure à ce qui se pratique habituellement à Bordeaux. Perse est un condensé des bonnes pratiques viticoles et œnologiques de cette première partie de siècle. Contrairement à ce qui a été souvent avancé par des prescripteurs plus ou moins désintéressés, le pavie de Perse n’est pas le produit d’une époque, celle du « goût Parker », celle des blockbusters hyper boisés. Plus insidieusement, il n’est pas non plus (ou pas seulement) ce « monstre de puissance » que certains ont trop décrit dans les dégustations en primeur.
Au contraire, cette exceptionnelle dégustation verticale révèle à quel point Pavie exprime les nuances de son immense et complexe terroir dès lors qu’on lui donne le temps de s’exprimer. La fraîcheur, marqueur des grands bordeaux, est ici exceptionnelle. Elle dessine, avec les années de maturité, une trame racée et éclatante, qui apporte à la constitution ample, charpentée et profonde de ce cru solaire une dimension unique. Avec des notes florales et minérales qui s’associent au fruit éclatant de merlots mûrs (mais jamais surmûris, y compris dans le millésime de la canicule, 2003, qui déclencha une polémique restée fameuse et aujourd’hui ridicule), la palette aromatique diversifiée s’est enrichie de notes de fruits rouges frais au fur et à mesure de l’implantation de cabernet-sauvignon (10 % aujourd’hui) et cabernets francs (25 %). Enfin, l’élevage, ambitieux et long, permet avec le temps de garantir l’épanouissement optimal de chaque millésime. La plus importante leçon de cette « intégrale Perse » est de constater l’excellence de chaque millésimes produit. Pavie est au sommet depuis 1998 et il a continué à grimper.

1998
Le premier millésime de l’ère Gérard Perse a toujours impressionné lors des nombreuses dégustations que nous avons réalisées tout au long de son histoire. Un quart de siècle après sa naissance, le vin apparaît dans toute sa splendeur et sa pureté : un joli nez de truffe noire relevé par des nuances de fruits noirs frais, une attaque saline et somptueuse qui se prolonge avec une texture raffinée. Le niveau d’extraction du tannin est idéal et la fusion de la matière avec le bois exemplaire.
99/100

1999
Nez un peu plus léger et floral que le précédent, précis dans la salinité et la tension, délicat, profond et subtil. Le vin développe un style en délicatesse, personnel, dans un millésime moins intense que 1998. La propriété a eu la chance de ne pas subir de grêle comme certains de ses voisins et le vin possède le corps d’un joli millésime et beaucoup de raffinement de texture.
98/100

2000
Le millésime a été plus long à s’épanouir que les précédents, mais cela valait le coup d’attendre car le vin se révèle aujourd’hui à la fois profond et raffiné avec son inimitable parfum de truffe noire sensuel
et sa merveilleuse onctuosité. Cette combinaison de puissance et de fraîcheur, liée au calcaire du sol et
à une acidité surprenante cachée sous des nuances florales racées a produit un vin de grande sève, d’allonge musclée et juvénile. Bref, ce millésime dans sa maturité affiche un grand style complet.
99/100

2001
Sévère en attaque avec néanmoins de jolies notes de pivoine. La subtilité minérale s’impose ensuite, mentholée, développant une brillante fraîcheur. Après plus de deux décennies de garde, le millésime 2000 se révèle maintenant plus complet que ce 2001 pourtant si charmeur pendant les vingt premières années.
96/100

2002
Après une première bouteille marquée par un bouchon imparfait, la seconde retrouve la brillance et la profondeur habituelle. Avec ses notes de pivoine et de truffe noire, le vin séduit dès le premier coup de nez. En bouche, la longueur moelleuse et tendre séduit avec beaucoup de charme.
96/100

2003
Dans ce millésime si particulier en raison de la canicule d’été, ce vin prodigieux a été mal perçu à sa naissance par beaucoup d’experts peu éclairés mais très sûrs d’eux. De fait, sa matière imposante exigeait un long élevage en fûts que trop peu de propriétés ont osé faire, parfois pour des raisons de logistique, mais souvent par routine. Aujourd’hui le vin touche au sublime comme aucun autre vin de la rive droite n’y est parvenu, avec un extraordinaire retour de fraîcheur mentholée qui coiffe un corps au moelleux exceptionnel. Un chef d’œuvre, à apprécier à une température de service ne dépassant pas 18° pour le percevoir à sa vraie dimension.
99/100

2004
Vin complet et racé, au charme de texture évident. Fin, floral et brillant, de la souplesse et de la grandeur, très beau fruit frais. Soutenu par un boisé exemplaire, le tannin se fait extrêmement charmeur.
96/100

2005
Robe brillante et juvénile. Le bouquet, très complexe et riche, se développe dans le verre et idéalement après un carafage. Intense et énergique, le vin affiche une longueur svelte et minérale, pour dévoiler un profil sculptural, avec cette magique combinaison de maturité et fraîcheur qui rend ce terroir incomparable.
98/100

2006
Epoustouflante réussite : grande robe brillante opaque, truffe et minéral, grand fruit précis, longueur svelte, musclé et profond. Le millésime a favorisé l’ADN truffe du cru qui développe ce caractère avec une intensité sans rivale, tandis que commencent à s’épanouir les notes de fruits rouges du cabernet franc.
98/100

2007
Comme pour le 2004, le vin se développe avec un corps et une élégance de texture supérieurs à ce qu’on attend parfois du millésime, avec une touche saline et minérale en finale bienvenue. L’ensemble est velouté, floral et tendre, parfait pour accompagner un gibier à plumes.
96/100

2008
Puissant, d’un bloc, long, encore assez austère dans sa définition. À ce stade, pas dans sa présentation optimale, mais le potentiel paraît inentamé.
94/100

2009
Une jeunesse éternelle, toutes les nuances aromatiques d’un registre floral et fruité, la complexité en plus, signe d’une vendange d’une perfection de maturité encore supérieure à celle des grands millésimes précédents. Longueur généreuse et chair raffinée, grain de tannin subtil, complet et profond. Un nouveau 1929 avec tous les progrès de l’œnologie moderne.
100/100

2010
Un vin de très grand corps et de grand avenir, d’un caractère vraiment différent du précédent avec une minéralité calcaire et truffée impressionnante et une énergie encore un peu sauvage. Mais quelle qualité de boisé et de tension noble dans la fin de bouche !
99/100

2011
Fruité, floral, agréable et long. Beaucoup de nez avec les constantes du cru, truffe, pivoine et minéralité. Une jolie bouteille évidemment un ton en dessous des deux millésimes précédents.
94/100

2012
Avec ses notes de cassis mûr s’associant aux touches minérales et salines, le coup de nez est délicieux et original, le caractère du cabernet franc commençant à entrer en plus grande proportion dans l’assemblage. Beaucoup d’élégance qui le rend prêt à boire.
96/100

2013
Robe brillante et grenat, sveltesse musclée, grande finesse fruitée florale, longueur svelte. L’année fut tardive
et difficile, mais l’on ne s’en rend pas compte avec ce pavie raffiné dans ses notes florales et sa texture, sans évidemment la profondeur des plus grands millésimes.
95/100

2014
Un bouquet solaire avec ses notes de fruits noirs mûrs, une longueur onctueuse et profonde, pleine d’énergie,
une remarquable persistance. Il fera un pavie exemplaire avec désormais la touche un peu plus « intellectuelle »
d’un cabernet franc de maturité accomplie, mais donnant encore plus de droiture dans le soutien tannique.
97/100

2015
Riche, juteux, profond, expressif en bouquet avec ses notes florales, fruitées, ses épices, long et dense, volumineux. Un pavie idéal et sans doute le plus accompli depuis 2009. On adore cette merveille de corps
et de texture et son allonge déjà impressionnante. Mais il faudrait avoir le courage de l’attendre encore au moins dix ans pour un épanouissement absolu.
98/100

2016
Le vin, encore très jeune, impressionne par la précision de son fruit, à la fois mûr et très frais, relevé par des touches salines. En bouche, il affiche un profil intense et profond, développant une grande sève énergique, d’une persistance aromatique remarquable. Encore très loin de son apogée, mais assurément parmi les grands.
98/100

2017
Brillant dans un registre puissant et intense : grand caractère généreux et musclé, bouquet de fruits noirs relevé
par des nuances salines et minérales, profond et lumineux.
97/100

2018
Floral et finement poivré, raffinement de texture, généreux et intense. Corps un peu plus sévère que celui du 2015, moins avancé dans ses dimensions aromatiques, un rien plus simple. Mais quelle énergie !
98/100

2019
Juteux et profond, long et charnu, grande intensité subtile : plus de raffinement aromatique que dans le 2018, texture aristocratique, boisé idéalement fondu, tannin velouté sans égal. Un charmeur, encore dans son adolescence.
98/100

2020
Grande classe, séduction, précision et race, longueur veloutée. On retrouve l’élan, l’éclat et la séduction
des plus grands millésimes avec le même caractère de terroir et cette petite fraîcheur supplémentaire de cabernet. Très grand avenir pour ce monument contemporain.
100/100

Yves Leccia, l’appel du devoir

Photo Mathieu Garçon

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par Valentine Sled

Yves Leccia est de ces éternels insatisfaits qui sont aussi de grands auteurs. Le bruit court qu’il serait le meilleur vinificateur de l’île de Beauté. Les autres savent, mais lui n’écoute pas, concentré sur son devoir : retranscrire en bouteille l’essence de son terroir. L’homme est à la tête de son domaine depuis 2005. Huit hectares aux débuts de l’aventure, dix-huit aujourd’hui et bientôt deux de plus qu’il faudra planter. En bon chauvin, Leccia affectionne le niellucciu, dont la personnalité affirmée donne une colonne vertébrale à ses rouges. Fraîcheur et acidité les premières années, profondeur et tannins les années suivantes. Il apprivoise le biancu gentile, un cépage autochtone identitaire délaissé par les générations précédentes, pour s’inscrire dans un style différent. Il ne renie pas le muscat, emblème de la région, en fait des merveilles en assemblage. Le plus noble reste le vermentinu, « le plus grand cépage de Corse » selon lui, à la palette aromatique florale, vecteur idéal de terroir. Celui que lui offrent ses vignes est atypique, plutôt sur le schiste que sur le calcaire ou le granit que l’on retrouve partout ailleurs en Corse. Au-delà du sol, il y a la situation exceptionnelle en plein cœur de l’appellation patrimonio. À deux kilomètres de la mer et à flan de montagne, elle est à la fois préservée des embruns et soumise à des écarts de température qui développent les arômes et les tannins. Issue de la plus belle parcelle, située à 100 mètres d’altitude, à « la croisée des chemins », la cuvée E Croce incarne cet ADN. Les sols variés rendent l’uniformisation difficile. Yves cultive cette diversité pour obtenir de la complexité et la réponse est différente d’une année sur l’autre. On cherche souvent à gommer l’effet millésime en visant la régularité, lui cherche au contraire à l’entretenir : « C’est en s’adaptant à la matière première qu’on apprend réellement à vinifier ». À la différence des cuisiniers qui reprennent aussitôt une recette imparfaite, le vigneron doit attendre un an, avec un jeu de cartes différent.
En quête de pureté
Yves Leccia a l’humilité de ceux qui sont toujours dans la recherche. « C’est mon moteur, et j’arrêterai le jour où je serai fier. » Sa quête ? Retrouver l’identité, la typicité du terroir corse avec les cépages qui la traduisent le mieux. Il a fait le choix de sortir de l’appellation en 2022 pour revenir aux cépages autochtones plus résistants, absents des cahiers des charges. « Une hérésie quand on cherche des solutions face au réchauffement climatique. » Il mise, entre autres, sur le genovese, qui garde son acidité et sa fraîcheur malgré les fortes chaleurs. La vinification, il ne l’envisage qu’en cuve inox, pour retranscrire au mieux l’expression de la vigne. Il veut avant tout produire une boisson plaisante, sans esbroufe ni pirouette stylistique. Et pourtant, l’émotion est là, grâce à un vieillissement habilement maîtrisé. Il assimile le travail des contenants à la chirurgie esthétique « qui modifie la beauté naturelle ». Sa femme Sandrine, avec laquelle il travaille, a plaidé en faveur de l’élevage en barrique. Yves a cédé depuis peu et la cuvée Era Ora est élevée en demi-muids. Il les essaie désormais sur les blancs. Sa bien-aimée alsacienne bouillonne d’idées et voudrait même planter du riesling. Elle n’a pas encore obtenu gain de cause, mais cela ne devrait tarder. « Je ne peux rien lui refuser », affirme Yves, l’œil rieur et amoureux. « Un vigneron est comme un artiste peintre, il lui faut une palette fournie. » Il faut dire qu’Yves Leccia se donne les moyens d’avoir une latitude de travail intéressante. Réaliste résolu et cartésien incontestable, il ne veut pas entendre parler de vin nature. S’il travaille en bio depuis longtemps, il n’est pas encore convaincu par la biodynamie. Il accepte cependant de se prêter à l’exercice pour évaluer sa plus-value. Ses convictions sont établies et difficilement modulables. « Pourtant, je m’arrondis en vieillissant ! », nuance-t-il avec humour. Sacré personnage. Bourru au premier abord, légèrement cynique à certains égards, de la timidité sûrement, l’homme est profondément attachant. Pour le comprendre, il faut se rendre sur place. Regarder, respirer, sentir l’ampleur de l’endroit. C’est l’unique moyen de saisir la beauté de son intention.

Les mystères de la malolactique


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La fermentation malolactique (FML) n’est pas une fermentation au sens où nous l’entendons couramment. Elle n’est pas due à des levures qui créent de l’alcool à partir de sucres, mais à des bactéries qui transforment un acide, l’acide malique, en un autre, l’acide lactique, qui est moins acide. C’est donc une désacidification biologique. On la connaît depuis finalement assez peu de temps grâce à la thèse d’Emile Peynaud en 1946, fondateur de l’œnologie moderne avec ces travaux. Si cette FML est obligatoire pour les vins rouges dans la mesure où elle garantit au vin d’être stable dans le temps, en particulier d’un point de vue microbiologique, en même temps qu’elle lui apporte davantage de rondeur en bouche, elle est cependant optionnelle pour les vins blancs. Pour résumer grossièrement la situation en France, en matière de vinification des blancs, on évite la FML dans les vignobles du sud alors qu’on la recherche dans les secteurs septentrionaux, où les acidités sont plus marquées.

Alternative au soufre ?
Le vignoble des Charentes constitue pourtant une exception remarquable à cette situation binaire. Il permet surtout de comprendre que la FML n’a pas pour seul rôle d’équilibrer l’acidité du vin. En Charentes, les vins de base qui serviront à la distillation sont vinifiés et conservés sans soufre. Ils peuvent donc s’oxyder et produire ainsi ce que l’on appelle de l’éthanal. En l’absence d’antioxydant (les sulfites sont des antioxydants), l’oxygène de l’air réagit avec l’alcool (l’éthanol) et forme de l’éthanal (qui apparaît aussi pendant la fermentation alcoolique). Au-delà des arômes de pomme blette que sa présence provoque, l’éthanal dans un vin empêche celui-ci d’être distillé sous peine d’enrichir les eaux-de-vie en acétal, ce qui leur confère une odeur d’alcool à brûler. Seule solution possible : « faire la malo ». Car après avoir consommé l’acide malique (puis l’acide citrique), les bactéries lactiques dégradent l’éthanal jusqu’à le faire disparaître et, donc, permettre la distillation. Ainsi, cette autre propriété sous-estimée (mais pourtant cruciale) de la FML permet-elle, dans tous les vins, de limiter la dose de sulfites à employer. Autrement formulé, laisser le temps aux bactéries lactiques de consommer l’éthanal, c’est réduire drastiquement les doses de soufre. Un milligramme par litre d’éthanal rend inopérant 1,5 mg/l de soufre, ce qui est considérable. Une FML bien gérée évite d’avoir à sulfiter de façon importante. Victoire de la microbiologie sur la chimie.

Bactéries double-face
D’autres aspects sensoriels systématiquement négatifs sont liés à l’action des bactéries lactiques et expliquent, en partie, une certaine défiance historique des vignerons envers ces microorganismes. Maladie de l’amertume, maladie de la tourne, maladie de la graisse, production d’amines biogènes et, bien sûr, goûts de souris, provoqués par les bactéries lactiques associées aux levures brettanomyces en l’absence de protection des vins (manque de sulfites). La FML fait pourtant partie intégrante du procédé de vinification et permet d’obtenir des résultats sensoriels très intéressants quand elle est maîtrisée. Encore faut-il savoir lesquels on veut obtenir d’elle en fonction des conditions spécifiques propres à chaque cépage, chaque terroir, chaque millésime. Si la FML profite au chardonnay en lui permettant de gagner en gras et en complexité aromatique, elle agira différemment avec du sauvignon blanc dont l’aromatique subit sous l’effet de la malo des transformations radicales et peu appréciées, comme une perte de fraîcheur et de typicité aromatique.

Étudier toujours plus
En matière d’arômes d’ailleurs, les notes beurrées, lactées, « pain de mie » sont à juste titre associées à la réalisation de la FML. Mais leur intensité dépendra du profil du vin, de la bactérie à l’œuvre et des conditions d’élevage. Beaucoup de réactions au cours de la FML sont d’ailleurs largement méconnues. Divers travaux sont en cours afin de qualifier et quantifier l’impact aromatique des bactéries lactiques, en particulier sur les notes fruitées. Aussi, comment expliquer que les vins blancs pour lesquels la FML s’est déroulée en barrique voient leurs arômes boisés immédiatement mieux fondus ? Alors, faire ou ne pas faire cette FML ? Récemment, une troisième voie s’est ouverte. Elle consiste à faire ce que l’on appelle improprement une FML partielle. Il ne s’agit pas de faire partiellement la FML, mais plutôt d’assembler certains vins ayant fait leur malo à d’autres qui ne l’ont pas faite. C’est une fois de plus l’art humain de l’assemblage qui permet l’harmonisation de ces proportions de vins, dicté par un choix sensoriel et technique qui permet de « paramétrer » l’acidité des vins avec la plus fine précision et de décider, au final, pour le futur vin, du gain en gras, suavité, complexité tout en préservant fraîcheur aromatique et tension en bouche. Certes, la FML des vins blancs n’est pas obligatoire. Mais elle participe à l’élaboration des vins blancs de qualité et au génie des plus grands d’entre eux. Et elle continuera probablement à y participer grâce à ses nombreux apports sensoriels et même si de nombreux vignerons commencent à la bloquer, au moins en partie, afin de conserver de l’acide malique et un surcroît de fraîcheur. Reconnaissons qu’il est plutôt bienvenu dans le contexte actuel.