Le vrai visage des côtes du Rhône, épisode 3

Troisième et dernier volet de ce périple dans les crus du côtes-du-rhône comme vous n’en avez jamais bu.

Matthieu Dumarcher, devant sa vigne. Bio, forcément.

Les quatre de Tulette : Corinne Depeyre, Pascal Roussel, Pascal Chalon, Mathieu Dumarcher

Cap au nord-ouest désormais, pour terminer notre périple à Tulette. C’est sur cette commune, et aux alentours, qu’on a déniché une petite bande de viticulteurs bios qui nous a séduit. Bande, c’est peut-être abusif. Ils ne traînent pas nécessairement ensemble. Mais étonnamment, ils sont regroupés dans le même coin. Peut-être parce qu’à Tulette, il n’y a pas de terroir prestigieux, pas de côtes-du-rhône nommé qui pourrait un jour passer cru. C’est peut-être plus facile de s’installer. Corinne Depeyre n’a pas eu ce problème là, car elle est issue d’une famille de viticulteurs, le domaine du Père Clément à Visan. Mais elle a eu d’autres soucis. « Je suis entrée au domaine familial à 30 ans. Quatre-vingts hectares en conventionnel. J’y ai fait mes propres cuvées. Mais je voulais faire du bio sur un domaine à taille humaine. Papa a pris sa retraite quand je me suis installée en 2015, sur dix-neuf hectares. Il y a une pression familiale énorme dans le milieu viticole. Mais je savais ce que je voulais faire, j’avais envie de construire ma propre vision des choses, et papa a respecté mes choix. »

« JE SUIS DE LA TERRE. J’AIME ÇA. POUR MOI LE BIO,
C’ÉTAIT UNE ÉVIDENCE. ON NE PEUT PAS CONTINUER COMME AVANT. »
CORINNE DEPEYRE

Corinne a aujourd’hui 40 ans, elle met tout en bouteilles depuis 2017. Elle est en train de se faire construire une nouvelle cuverie pour 450 000 euros. Elle s’endette pour on ne sait pas combien de temps, mais on la sent plus déterminée qu’inquiète. Elle a de l’énergie pour douze. « Je suis de la terre. J’aime ça. Pour moi le bio, c’était une évidence. On ne peut pas continuer comme avant. J’ai passé six ans d’apprentissage dans mes vignes, à observer, à me demander ce qu’elles pouvaient me donner. J’ai construit ma gamme à partir de ces observations. » Une gamme de huit vins, assez complète, où tout est bon. En blanc, elle aime beaucoup la clairette, qui compose la moitié de son assemblage. Elle fait un rosé aussi, fin, délicat. Mais le coeur de gamme ce sont les rouges. On retient surtout Les Phacélies, 60 % grenache et 40 % carignan, que des vieilles vignes de plus de cinquante ans et un élevage en cuve béton uniquement. « J’adore le carignan, il donne de la profondeur aux vins. » L’autre vin, c’est Terre de Cabassoles, un 100 % grenache sur un coteau argileux. Pareil que l’autre, que de la cuve béton. Pas de bois. Cela donne un vin structuré mais élégant, avec du fond. Et pour dix euros seulement au domaine.

À quelques centaines des mètres de là on trouve la zone artisanale de Grand Devès. C’est là que se sont planqués Pascal Roussel et Pascal Chalon. Roussel n’est pas vraiment planqué. Il travaille pour les établissements Perret, qui distribuent des produits phytosanitaires et des engrais. Mais Pascal Roussel est spécialisé bio et biodynamie. Son grand-père était vigneron à Bordeaux et son père à Limoux, alors forcément, au bout d’un moment, ça l’a titillé. « Il fallait que je fasse autre chose que mon boulot de conseil, que je crée une oeuvre. » Grâce à deux vignerons de Gigondas, il récupère peu à peu quelques hectares de vignes en fermage, jusqu’à en avoir huit pour créer le Domaine des Elixirs. Et évidemment, il est certifié bio. « Il faut d’avantage de réflexion sur ce qu’on fait, comment on le fait et quand on le fait. Moi, mon métier me permet de profiter de l’expérience des autres. Le vin c’est à 80 % le raisin. Toutes mes cuvées contiennent du grenache à 50 %, complété pour chaque cuvée d’un autre cépage. » Contrairement à Corinne, il aime élever ses cuvées dans le bois, mais pas forcément en fûts. On a bien aimé Les Sages 2016, un assemblage de grenache et de carignan, avec des vieilles vignes plantées en 1947 et 1951. Un vin compact, mais très soyeux. L’Elixir du domaine 2015 associe lui le grenache au mourvèdre. « Le mourvèdre est capricieux. Il a besoin de soleil et d’eau. Il faut de l’argile et une exposition sud. Le mien n’était pas assez mûr entre 2011 et 2014, donc je n’ai pas fait la cuvée sur ces millésimes. Dans la région, la tendance est plutôt à planter de la syrah. C’est la mode. Mais on a des gros problèmes de mortalité des pieds, à cause de la chaleur. » Corinne Depeyre ne nous avait pas dit autre-chose. Comme quoi les modes du goût ne sont pas les modes de la terre.

De la Lune à la Terre

Un peu plus loin, on trouve enfin la cuverie de Pascal Chalon, bien planqué, lui, pour le coup. Un simple hangar, un peu à l’écart. Pascal est un gars carré, pas très grand, pas très causant. Pas antipathique, loin de là, plutôt timide, voire lunaire. « Quand on était gamin, on regardait le ciel. La Grande Ourse, c’est la constellation qu’on voit toute l’année. » Du coup il s’en est servi pour nommer ses cuvées, La Petite Ourse, La Grande Ourse, Ursa Major. De la lune il retient aussi les cycles « J’ai lu Steiner. Ce que j’en ai retenu, c’est de travailler dans l’intuition. J’ai fait des essais en biodynamie, mais tout ne m’a pas convaincu. Une fois je devais faire une 501 (une préparation à base de silice de corne qu’on pulvérise sur les vignes, ndlr). Il a plu. Je ne l’ai pas faite. Et ça allait très bien. Pourquoi insister ? Pareil pour le vin naturel. Je mets du soufre, donc je ne suis pas naturel. Mais juste ce qu’il faut. Le naturel pur et dur, je trouve que ça uniformise les arômes. »

« J’AI LU STEINER. CE QUE J’EN AI RETENU, C’EST DE TRAVAILLER DANS L’INTUITION. J’AI FAIT DES ESSAIS EN BIODYNAMIE, MAIS TOUT NE M’A PAS CONVAINCU. »
PASCAL CHALON

On aura compris que Pascal Chalon est un empirique et un instinctif. Les dogmes, c’est pas trop pour lui. D’ailleurs, au départ, ce fils de coopérateur ne voulait surtout pas être paysan. Il a fait des études pour exercer un autre métier. « Mais avec un copain qui a fait viti-oeno, j’ai fait du vin, pour m’amuser. Ça m’a plu. » Il s’installe en 1999, sort son premier millésime en 2001, est certifié bio depuis 2008. Mais il ne revendique rien. Ni ses terroirs qui lui permettraient d’être côtes-du-rhône villages Visan, ni sa certification. Pascal Chalon est un outlaw qui laisse penser que l’intuition, le travail et le questionnement sont peut-être les qualités qui donnent le génie. Non seulement il ne la ramène pas, contrairement à trop de ses collègues, mais en plus il fait de très bons vins. On a goûté les 2015 et les 2016. Tout est bon. Peut-être parce qu’il se pose beaucoup de questions, parce qu’il n’arrête jamais de chercher, et qu’il a l’air aussi un peu maniaque, constamment en recherche de quelque chose de mieux, de quelque chose de plus. Ses vins sont puissants, mais ça ne se sent pas. Et ils ont souvent cette signature organoleptique sur l’orange sanguine. Pascal Chalon devrait être dans tous les guides. Il n’y est pas. Il ne fait rien pour. Il y finira, fatalement. Les prix monteront, car ils sont anormalement bas. Mais n’allez pas le voir. Laissez-le se questionner tranquille. Allez plutôt dévaliser les cavistes qui vendent ses vins.

Le dernier aussi, il nous a fallu le débusquer. Et aller un tout petit peu plus loin. Planqués qu’on vous dit. Matthieu Dumarcher, comme Pascal Chalon, est sauvage. Mais pas de la même façon. Moins réservé, plus méfiant. Un journaliste qui veut le voir ? Pourquoi faire ? Mais il ne dit pas non, et si on ne cherche pas trop à le faire rentrer dans des cases, ça se passe bien. « Les gens qui veulent du marbre ne viennent pas chez moi. » Contrairement à Chalon, lui a passé les diplômes qu’il fallait : ingénieur agro et diplôme national d’oenologie. « Je suis venu au vin parce que ça me parlait. Je ne voulais surtout pas rester dans l’agroalimentaire. J’ai fait du conseil viti-oeno et je me suis installé en 2006, avec quatre hectares de fermage et la construction d’une cave. Ce qui est important pour moi, c’est que les gens se fassent plaisir avec mes vins, mais il faut aussi qu’ils aient une conscience de l’éthique du travail. Moi je veux amener du très beau raisin en cave et chercher son équilibre naturel. Je ne pompe pas, je n’acidifie pas, je n’enzyme pas, je ne levure pas. » Quand il nous dit « je suis méridional, mais j’aime les vins septentrionaux, j’aime la fraîcheur », il nous donne une clef de lecture de ses vins. Dans ses deux premiers rouges, Zinzin et Vin Rouge, on sent cette recherche d’épure, de finesse. On l’apprécie, mais on n’a presque plus l’impression d’être dans le Sud. Il nous semble qu’il parvient mieux à une sorte d’équilibre entre son terroir et son style dans Les Vaillants et Réserve. Les vins restent sudistes, avec ce fond légèrement tannique, et cette patte affinée. Le premier millésime de sa cuvée Les Vaillants, le 2015, des vieux grenaches en vendange entière, est très beau. Il exhale la garrigue, le camphre, les herbes de Provence. Il voulait qu’on se fasse plaisir, parfait, c’est fait. On peut repartir, l’esprit tranquille. Et avec surtout cette sensation qu’au sein des côtes-du-rhône, on trouve de tout. Des vins de grande diffusion, souvent bien faits, peu onéreux, classiques. Mais aussi ce genre de petites pépites, pas forcément beaucoup plus chères, d’un excellent rapport qualité-prix. Comme quoi, où qu’on aille, qui qu’on rencontre, n’oubliez jamais ça : partout il y a des vignerons qui révèlent leurs terroirs. Et ça n’est pas parce qu’ils sont en appellation côtes-du-rhône qu’ils vont y mettre moins d’acharnement que dans des grands crus de Bourgogne. Ils auront peut-être moins de moyens, mais certainement pas moins de coeur. Et surtout, vous pourrez vous payer leurs vins sans être des milliardaires chinois. C’est plutôt une bonne nouvelle. Profitez-en.